Dans son Editorial publié par le CNB, le Bâtonnier Charrière-Bournazel a souligné que le projet manifeste une suspicion à l’égard de la profession d’avocat. S’il ne s’agissait que de corporatisme, la question n’aurait guère d’importance ; mais quand on lit certaines autres dispositions du projet de texte, cette défiance s’insinue dans la conception même de la défense des droits. Le texte instaure en effet un pouvoir permettant à l’administration de la répression des fraudes de prononcer elle-même des injonctions et des amendes significatives pour plusieurs infractions du droit de la consommation et de la concurrence.
En d’autres termes, le pouvoir exécutif pourra, sans le contrôle préalable d’aucun juge, sanctionner les entreprises en prenant des décisions immédiatement exécutoires, même lorsque l’infraction sera contestée. Les droits de la défense y sont réduits à leur plus simple expression car, s’il sera possible de formuler des observations à l’administration, cette faculté sera enfermée dans le très bref délai d’un mois. Cette défense précipitée n’aura même pas la communication d’une copie du dossier mais sera seulement autorisée à en « prendre connaissance ».
Étrange simulacre de débat contradictoire sans arbitre qui donne pouvoir à l’enquêteur de prononcer lui-même des sanctions, sans garantie d’impartialité. Une répression des fraudes qui sera, selon l’expression fameuse de Robert Badinter, « à la fois Maigret et Salomon ».
Le mécanisme des amendes administratives n’est ni illégal ni anticonstitutionnel en son principe. Mais, dans son guide de légistique à l’attention des producteurs de normes, le Conseil d’État souligne qu’il est essentiellement adapté aux infractions techniques et formelles ; en somme celles qui ne souffrent quasiment d’aucune discussion dès lors qu’elles ont été constatées.
Il est révélateur de ranger dans cette catégorie des infractions aussi discutables que les modalités de la négociation commerciale entre clients et fournisseurs, les règles complexes des délais de paiement, l’appréciation des clauses abusives ou de multiples exigences dans les relations entre professionnels et consommateurs. Notre expérience montre, ne serait-ce qu’au cours des deux dernières années, que l’administration de la répression des fraudes a pu tenir des raisonnements juridiques erronés pour des poursuites de droit économique, qu’heureusement le juge judiciaire a refusé de condamner.
Le droit économique est une matière complexe, vivante et – comment mieux dire – « économique », qui disqualifie toute approche purement formelle des infractions. La Cour de Justice ne cesse d’ailleurs de rappeler depuis 2010 que les États membres ne peuvent condamner des pratiques qu’ils estimeraient intrinsèquement (per se) déloyales à l’égard du consommateur. Elle exige que ces poursuites se fondent sur une démonstration concrète, au cas par cas, de l’altération du comportement économique du consommateur sans que celle-ci ne soit présumée.
C’est d’ailleurs ce qui a valu à la France d’être contrainte de supprimer l’interdiction automatique des ventes à prime et des loteries promotionnelles et qui lui vaudra peut-être de modérer l’intransigeance d’autres règles de la consommation, notamment concernant les promotions avec réduction de prix.
En d’autres termes, le système des amendes administratives nous apparaît être d’une nature incompatible avec le droit économique.
Constatons que le projet de loi ne prend pas même le soin d’indiquer si ces amendes seront susceptibles d’un recours. Elles le seront, fort heureusement, car les exigences constitutionnelles et de la Convention Européenne des Droits de l’Homme ne permettraient pas de s’en dispenser. Mais, faute d’en attribuer la compétence au juge judiciaire, garant historique des libertés individuelles, c’est devant le juge administratif qu’il faudrait se tourner, ce qui serait une bien curieuse migration du contentieux économique privé.
L’efficacité a sans doute ses raisons, mais elle se perdrait à donner à la répression des fraudes un droit de fraude à la répression.