C’est le cas de l’article 53 de la loi de 1881 dont il a fallu récemment l’intervention d’une Assemblée plénière pour décider de l’interprétation à retenir de ce texte (AP 15 février 2013 - Dominique X... / Auféminin.com). L’article 53 figure au chapitre réservé à la procédure et aux poursuites des infractions. Il prévoit que « la citation précisera et qualifiera le fait incriminé, elle indiquera le texte de loi applicable à la poursuite ».
En l’espèce, une internaute avait diffusé sur le forum du site Auféminin.com des propos faisant état de pratiques commerciales malhonnêtes de la part d’un médecin et de sa société. L’internaute et le site Internet ont été assignés en justice pour diffamation et injures à raison de certains passages déterminés de ces propos. Les propos en question étaient les suivants : « je dénonce ces pratiques commerciales malhonnêtes » et « il faut mettre fin à ces abus commerciaux qui ne sont pas dignes d’un médecin qui n’est autre qu’un BUSINESS MAN ».
La citation en justice introduite par le médecin et sa société reprend ces propos conformément à l’article 53 de la loi mais en leur donnant tantôt la qualification de diffamation et tantôt celle d’injures.
L’ordonnance du TGI du 18 décembre 2007 prononce l’annulation de la citation dans son ensemble pour imprécision. L’arrêt de la Cour d’appel de Paris du 19 mars 2009 confirme l’ordonnance d’annulation aux motifs qu’aux termes de l’article 53 de la loi de 1881, l’assignation doit préciser et qualifier les faits incriminés afin que le défendeur puisse savoir quels sont les passages incriminés et ainsi lui permettre d’organiser sa défense.
La Première Chambre civile dans un arrêt du 8 avril 2010 censure la décision de la Cour d’appel : « qu’en statuant ainsi quand satisfait aux prescriptions du texte précité la citation qui indique exactement au défendeur les faits et les infractions qui lui sont reprochés, et le met ainsi en mesure de préparer utilement sa défense sans qu’il soit nécessaire que la citation précise ceux des faits qui constitueraient des injures, et ceux qui constitueraient des diffamations ».
La Cour d’appel de renvoi dans un arrêt du 15 février 2011 continue de soutenir l’annulation de la citation et statue par conséquent dans un sens contraire à l’arrêt de la Cour de cassation du 8 avril 2010 : « des propos identiques ou quasiment identiques, mêmes figurant pour certains dans des commentaires publiés à des dates distinctes, se trouvent poursuivis sous deux qualifications différentes ; que ce cumul de qualifications est de nature à créer une incertitude pour les défenderesses préjudiciable à leur défense ; que l’assignation ne répond dès lors pas aux exigences de l’article 53 susvisé ; que ce vice affecte la validité de l’acte en son entier ».
Face à la résistance manifestée par les juges du fond, il est décidé par un arrêt de la 1re Chambre civile du 29 mars 2012 le renvoi de l’affaire en Assemblée plénière. La réunion de l’Assemblée plénière était justifiée car les enjeux étaient importants, aussi bien pour la liberté d’expression des auteurs que pour le droit à réparation des victimes de propos litigieux.
Les questions dévolues à l’Assemblée plénière peuvent être simplement formulées de la manière suivante : le juge civil est-il tenu, dans le cadre d’un procès en matière de presse, d’appliquer les dispositions de l’article 53 de la loi de 1881 relatives à la procédure de citation ? Dans l’affirmative, dans quelle mesure une citation qui pour un même fait propose une double qualification, viole l’article 53 ?
La Cour de cassation approuve les juges de la cour d’appel qui avaient prononcé l’annulation de la citation pour non-respect de la procédure prévue à l’article 53 de la loi de 1881. L’arrêt du 15 février 2013 décide : « que selon l’article 53 de la loi du 29 juillet 1881, qui doit recevoir application devant la juridiction civile, l’assignation doit, à peine de nullité, préciser et qualifier le fait incriminé et énoncer le texte de la loi applicable ; qu’est nulle une assignation retenant pour le même fait la double qualification d’injure et de diffamation ».
D’une part l’Assemblée plénière statue en faveur de l’application de l’article 53 de la loi de 1881 devant les juridictions civiles saisies en matière de droit de presse et, d’autres part, elle fait une application stricte de l’article 53, conforme à sa jurisprudence dominante en ce qui concerne le rejet de la double qualification d’un même fait.
La conception de la Cour de cassation relative à l’uniformisation des procédures civile et pénale
Dans sa décision du 15 février 2013 l’Assemblée plénière se prononce en faveur d’une unité des procédures civile et pénale en matière de droit de presse. En effet, en décidant dans son attendu que « l’article 53 de la loi du 29 juillet 1881 (…) doit recevoir application devant les juridictions civiles » elle règle une question qui divise les juges du fond et la Cour de cassation.
Il s’agit plus précisément de la 1re Chambre civile qui a décidé de remettre en cause la jurisprudence antérieure concernant l’harmonisation des procédures civiles et pénales et plus spécifiquement au regard de l’article 53 de la loi de 1881. Dans son arrêt du 8 avril 2010 la 1re Chambre, sans remettre en cause de manière frontale le parallélisme des formes initié depuis 1997 par la 2e Chambre, choisit de prendre ses distances avec l’article 53 de la loi 1881 en retenant la validité de la citation « qui indique exactement au défendeur les faits et les infractions qui lui sont reprochés (…) sans qu’il soit nécessaire que cette citation précise ceux des faits qui constitueraient des injures, et ceux qui constitueraient des diffamations ».
La 1re Chambre civile avait été la dernière formation de la Cour de cassation à admettre l’uniformisation des procédures civile et pénale en matière de presse. Son arrêt de 2006 avait pu laisser croire qu’elle s’était définitivement rangée du côté de l’unicité du procès de presse : « il résulte de l’article 53 de la loi de 1881 que la citation doit indiquer avec précision au prévenu outre le texte applicable, les faits qui lui sont reprochés afin de le mettre en mesure de préparer utilement sa défense » (Civ., 1re 10 janvier 2006 n°04-16.512).
Or il n’en est rien puisque dès un arrêt du 24 septembre 2009, la 1re Chambre civile commençait à amorcer un virage qui aboutira au revirement de 2010 : « la seule omission dans l’assignation de la mention de la sanction pénale que la juridiction civile ne peut jamais prononcer n’est pas de nature à en affecter la validité » (Civ. 1re 24 septembre 2009 n°08-17.315).
L’arrêt d’assemblée plénière avait à arbitrer entre deux conceptions. La première est celle prônée par les juridictions du fond et validée par la 2e Chambre de la Cour de cassation : les juridictions civiles sont tenues d’appliquer les dispositions de l’article 53 de la loi de 1881 relatives à la procédure que doit revêtir la citation. Les partisans de cette conception revendiquent ce parallélisme des formes en ce qu’il assure une meilleure garantie des droits de la défense à l’auteur des faits incriminés.
La seconde conception est celle que défend la 1re Chambre civile et que vient condamner l’Assemblé plénière en 2013. Cette position veut poser une nette séparation entre les dispositions de la loi de 1881 et le droit commun pour à terme, remettre en cause la jurisprudence issue des arrêts d’assemblée plénière du 12 juillet 2000 selon laquelle « les abus de la liberté d’expression prévus et réprimés par la loi du 29 juillet 1881 ne peuvent être réparés sur le fondement de l’article 1382 du Code civil », même devant les juridictions civiles.
Cette conception permet de lever selon ses défenseurs les restrictions dans l’accès au juge de l’indemnisation : ne pas imposer, lors d’une instance civile, à la victime d’une infraction de presse une procédure qui n’a de sens que devant le juge pénal. Si les juges de la 1re Chambre civile défendent cette conception c’est parce qu’ils « peinent à admettre les excès de juridisme déployés en matière de presse depuis une quinzaine d’années » (E.Dreyer Dalloz, 2012 p 2636). Plus généralement, certains auteurs considèrent que « s’agissant de l’article 53, le parallélisme des formes frôle le ridicule » (Idem).
La faveur de l’Assemblée plénière pour la 1re conception montre que c’est la liberté d’expression qui promue, ce d’autant plus que l’interprétation retenue à cette occasion de l’article 53 de la loi de 1881 impose à la victime de nettement préciser et qualifier le fait incriminé.
Le rejet de la double qualification pour un même fait
Après avoir précisé que « l’article 53 de la loi de 1881 doit recevoir application devant les juridictions civiles », l’Assemblée plénière pose que « l’assignation doit, à peine de nullité, préciser et qualifier le fait incriminé et énoncer le texte de loi applicable ; qu’est nulle une assignation retenant pour le même fait la double qualification d’injure et de diffamation ».
La solution est clairement énoncée et ne laisse aucune ambigüité sur son sens et sa portée. Elle est en harmonie avec la philosophie de la loi du 29 juillet 1881 qui offre un plafond de protection très élevé de la liberté d’expression.
La loi de 1881 est selon Jean Carbonnier un système juridique clos se suffisant à lui-même (le silence et la gloire Dalloz 1951). Toutes les dispositions s’y tiennent et communiquent entre elles dans un ensemble cohérent, de sorte que si l’une d’elle est écartée ou imparfaitement appliquée, c’est tout le système qui est fragilisé. Partant de cette idée « qu’il faut se garder de remettre en cause ponctuellement telle ou telle disposition de la loi sans avoir une vision globale de l’équilibre du procès », l’application de l’article 53 de la loi de 1881 doit recevoir une interprétation stricte, dans son fond comme dans sa forme, devant la juridiction civile. Dès lors que cet article prévoit une procédure particulière pour la validité d’une citation, la juridiction civile ne peut pas en faire l’économie (cf.C.Bigot Dalloz 2010 p 1673).
En l’espèce, la victime avait recours aux qualifications d’injures et de diffamation pour caractériser des propos quasi-identiques. Or selon les défendeurs, l’article 53 de la loi sur la presse interdit la double qualification pour un même fait en raison du risque d’incertitude qui peut naître dans l’esprit du défendeur quant à ceux des propos précisément visés. De plus, le court délai de 10 jours que la loi de 1881 a prévu pour la mise en œuvre de l’exception de vérité (article 55 de la loi) n’a de sens qu’à la condition pour le défendeur d’être précisément informé dès l’assignation, sans qu’il ait à faire aucune recherche, des propos reprochés.
Or, en l’espèce comme le rappelle la Cour d’appel dans son arrêt du 15 février 2011 « il résulte de l’assignation en date du 14 juin 2007 que les propos « je dénonce les pratiques commerciales malhonnêtes... » et « il faut mettre fin à ces abus commerciaux qui ne sont pas dignes d’un médecin qui n’est autre qu’un BUSINESS MAN » sont poursuivis dans la citation comme diffamation en page 7 et 8 et comme injures en page 9 ».
Cette double qualification ne permet pas au défendeur d’organiser efficacement sa défense. Les infractions d’injures et d’infraction sont de nature différente et comportent un régime juridique distinct : l’injure ne renferme l’imputation d’aucun fait de sorte qu’il n’y a rien à prouver, pas de débat contradictoire possible (M. Veron droit pénal spécial 2012 p 195).
C’est par référence à ces éléments que l’Assemblée plénière a donc pu décider « que ce cumul de qualifications étant de nature à créer pour les défenderesses une incertitude préjudiciable à leur défense, l’assignation était nulle en son entier ».
En l’occurrence, il existait réellement une incertitude pour le défendeur puisque la victime lui reprochait un fait qu’elle qualifiait à la fois d’injures et de diffamation tout en n’ignorant pas que ces infractions ont un régime juridique différent.
C’est précisément ce « juridisme » trop poussé que les juges de la 1re Chambre civile n’admettaient pas dans l’arrêt de 2010. En effet, le défendeur, même en présence d’une double qualification, n’en restait pas moins informé des propos délictueux reprochés.
D’ailleurs, il est à se demander si les hésitations des juges de la 1re Chambre n’ont pas eu pour résultat de contaminer la conception de la Chambre criminelle elle-même. C’est ce qui semble ressortir d’un récent arrêt, même si avec de sérieuses nuances. Ainsi, a été approuvée la solution d’une Cour d’appel ayant retenu une double qualification pour un même fait : « l’arrêt retient que, nonobstant les dispositions de l’article 53 de la loi du 29 juillet 1881, un fait unique peut recevoir plusieurs qualifications lorsque celles-ci ne sont pas incompatibles entre elles, et que les valeurs protégées par les incriminations sont différentes ». En l’espèce la Chambre criminelle avait décidé que l’incrimination de diffamation raciale, et celle de provocation à la discrimination ou à la haine à raison de l’origine ou de la race étaient susceptibles d’être concurremment applicables du fait qu’elles protégeaient des intérêts sociaux et individuels différents (Crim., 30 octobre 2012 Binder c / Licra n°1-88.562).