Vie privée / vie professionnelle : quelle frontière et quel pouvoir disciplinaire pour l’employeur ?

Par Diane Lemoine et Jennifer Kieffer, Avocats.

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Explorer : # vie privée # vie professionnelle # pouvoir disciplinaire # télétravail

Au cours de ces dernières années, le cloisonnement entre la vie privée du salarié et sa vie professionnelle a été fortement réduit.

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Une confusion s’est créée entre ces deux domaines, avec le développement accru du télétravail lié notamment à la pandémie de la Covid 19, et l’équipement des salariés en téléphones et ordinateurs portables professionnels auxquels ils sont parfois connectés, 7 jours sur 7, et 24h sur 24, en dépit du droit à la déconnexion (loi El Khomri du 21 juillet 2016).

Compte tenu de cette frontière extrêmement poreuse, il est de moins en moins aisé d’appréhender le retentissement que peut avoir un acte commis par un salarié, dans le cadre de sa vie privée, sur son activité professionnelle. Dès lors, à partir de quand un employeur peut-il venir sanctionner son salarié, par le biais de son pouvoir disciplinaire, pour un fait commis en dehors de son temps et lieu de travail ?

Le Principe : l’interdiction de sanctionner des faits relevant de la vie privée du salarié.

C’est l’article L1121-1 du Code du travail qui pose le principe de l’interdiction de prendre en compte des faits relevant de la vie personnelle du salarié :

« Nul ne peut apporter aux droits des personnes et aux libertés individuelles et collectives de restrictions qui ne seraient pas justifiées par la nature de la tâche à accomplir ni proportionnées au but recherché ».

Et pour cause, conformément à l’article 9 du Code civil, toute personne a droit au respect de sa vie personnelle, que ce soit au sein de l’entreprise, comme en dehors de celle-ci : choix du domicile, opinions syndicales ou politiques, secret des correspondances etc…

Sur la base de ce principe, il en résulte que les faits qui sont accomplis en dehors des horaires et du lieu de travail ne peuvent servir de fondement pour l’employeur pour notifier à son salarié une sanction disciplinaire et notamment un licenciement pour faute [1].

Ce principe parait cohérent dans la mesure où l’employeur ne peut exercer sur la vie privée de son salarié son pouvoir de direction et a fortiori son pouvoir disciplinaire.

Néanmoins, il existe de nombreuses situations dans lesquelles, l’employeur peut légitimement s’interroger sur l’utilisation de son pouvoir disciplinaire, lorsqu’un de ses salariés adopte un comportement répréhensible et/ou nuisible à l’entreprise, en dehors de son temps et lieu de travail.

Qu’en est-il par exemple d’un gardien d’immeuble se livrant, en dehors de ses heures de travail, à du trafic de stupéfiants, dans sa loge constituant son logement de fonction ? Ces situations sont souvent très délicates à analyser, et doivent donc faire l’objet d’un examen minutieux au cas par cas.

1ère exception : le manquement du salarié à ses obligations contractuelles : l’obligation de loyauté et de sécurité.

L’immunité du salarié pour les faits qu’il commet dans le cadre de sa vie personnelle est loin d’être aussi infaillible qu’on pourrait le penser. La jurisprudence est ainsi venue rappeler à de nombreuses reprises que le comportement du salarié, bien que commis dans le cadre de sa vie privée, constituant un manquement à une obligation de son contrat de travail peut faire l’objet d’une sanction disciplinaire.

En effet, parfois, le salarié reste soumis même en dehors de son temps et son lieu de travail à certaines obligations à l’égard de son employeur, telle qu’à une obligation de sécurité et de loyauté qui fait partie intégrante du contrat de travail.

Quelques exemples :

C’est dans ce cadre que la jurisprudence a ainsi validé le licenciement d’un Stewart, qui après avoir consommé des drogues dures pendant des escales entre deux vols, soit en dehors de son temps et lieu de travail, se trouvait encore sous l’influence de produits stupéfiants pendant l’exercice de ses fonctions. La Cour de Cassation a considéré que le salarié n’avait pas respecté les obligations prévues à son contrat de travail, en matière de sécurité, et avait fait courir un risque aux passagers [2].

Dans une décision encore plus récente du 10 mars 2022, un salarié a déménagé en Bretagne, alors que son contrat de travail fixait son activité au siège de son employeur, en région parisienne. L’employeur a alors informé le salarié de son désaccord quant à son déménagement au regard des contraintes supplémentaires de trajet imposées par la fixation par le salarié de son domicile en Bretagne.

Afin de garantir sa sécurité, il lui a été demandé d’établir son domicile en région parisienne, ce que le salarié a refusé de faire. L’employeur a notifié au salarié son licenciement « en raison de la fixation de son domicile en un lieu trop éloigné de ses lieux d’activité professionnelle » [3]. Son licenciement a ainsi été jugé bien fondé par la Cour d’Appel, compte tenu de l’obligation de sécurité qui pèse également sur le salarié, afin de prévenir sa santé et sa sécurité.

Sur ce point, il est, également important de rappeler, que si l’employeur est le 1er garant de la sécurité de ses salariés, il n’en est pas pour autant le seul responsable, puisqu’une obligation de sécurité pèse également sur les salariés eux-mêmes, conformément à l’article L4122-1 du Code du travail. En effet, le non-respect par le salarié de son obligation de sécurité peut parfaitement justifier la prise par l’employeur d’une sanction disciplinaire, tel qu’un licenciement. La mise en danger de sa propre sécurité ou de celle des personnes concernées par ses actes ou de ses omissions, engage sa responsabilité [4].

2ème exception : le « trouble objectif » causé à l’entreprise.

Enfin, il est des actes tirés de la vie personnelle du salarié, qui peuvent, en dehors de tout comportement fautif, et de tout manquement à une obligation contractuelle, justifier un licenciement personnel non disciplinaire, si l’employeur parvient à démontrer l’existence d’un « trouble objectif » causé à l’entreprise par le comportement du salarié.

Les juges chargés d’examiner ces situations prennent en compte plusieurs critères pour apprécier ce trouble objectif et notamment :
- La nature des fonctions occupées par le salarié en question (poste à responsabilité importante, rôle managérial),
- La finalité propre de l’entreprise, c’est-à-dire son objet social, son activité principale,
- Les conséquences que les agissements du salarié peuvent avoir à l’intérieur et à l’extérieur de l’entreprise (répercussions sur la clientèle, les investisseurs, les collègues de travail).

A titre d’exemples, a été reconnu comme trouble objectif :
- Le fait pour un agent de surveillance d’une entreprise de gardiennage, d’avoir commis un vol à l’étalage au préjudice d’un client en dehors de ses heures de travail [5] ;
- Le fait pour un salarié de suivre une collègue de travail, en dehors de ses horaires de travail, et de commettre à son égard, des agissements pouvant caractérisés un harcèlement sexuel (jugement obtenu par le cabinet).

A contrario, n’a pas été reconnu comme trouble objectif :
Le fait pour un salarié travaillant dans une banque, d’être constamment endetté [6].

L’appréciation de l’existence d’un trouble objectif par les tribunaux fait donc l’objet d’une appréciation au cas par cas, en fonction des faits de l’espèce. Dans le cas du banquier endetté, le montant de sa dette, l’importance de ses fonctions sont d’autant d’éléments qui entrent en ligne de compte pour caractériser l’existence ou non d’un trouble objectif causé à l’entreprise.

Comme nous venons de le voir, eu égard à ces situations difficilement qualifiables, il convient pour les employeurs d’être extrêmement vigilants avant d’envisager une procédure de licenciement à l’encontre d’un salarié qui aurait commis, dans le cadre de sa vie privée, des actes potentiellement répréhensibles et/ou nuisibles à l’entreprise.

Diane Lemoine et Jennifer Kieffer, Avocats
Barreau de Paris
LM Avocats

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Notes de l'article:

[1Cass. Soc. 23 juin 2009, n°07-45.456.

[2Cass. Soc. 27 mars 2012, n°10-19.915.

[3CA Versailles, du 10 mars 2022, n°20/02208.

[4Cass. Soc. 6 juin 2007, n°05-45.984 / Cass. Soc. 23 mars 2005, n°03-42.404.

[5Cass. Soc. 20/11/1991, n°89-44.605.

[6Cass. Soc. 16/12/1998, n°96-43.540.

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