Le juge départiteur considère que la salariée « prouve, par la confrontation de sa situation aux données NAO une différence de salaire de 1.231 euros par année d’ancienneté » et que « l’absence de fourniture de travail aux conditions contenues dans le contrat de travail établit le caractère déloyal de l’exécution du contrat de travail ».
Faits et procédure.
Mme O a été engagée à compter du 14 avril 1995 en qualité de technicienne de maîtrise de gestion à la direction informatique de France Télévisions.
Elle était intégrée par contrat à durée indéterminée le 1er juillet 1997.
A compter du 1er octobre 2000, elle a été inscrite au planning en attente d’une affectation.
Le 1er aout 2008, elle était détachée auprès de France Télévisions Interactive.
Elle n’a pas été augmentée entre 2003 et 2017.
Le 8 juin 2018, elle était licenciée pour inaptitude.
Le 5 juin 2019, elle saisissait la juridiction prud’homale.
Le 20 novembre 2019, le bureau de conciliation et d’orientation (BCO) se mettait en départage sur une demande de communication de pièces.
Le dossier a été renvoyé devant le juge départiteur pour plaidoirie à l’audience du 22 octobre 2021.
L’avocat de la chaîne de France Télévisions soutient par un incident d’audience et par une note en délibéré que si l’article L1454-1-1 du Code du travail permet au BCO de renvoyer le dossier devant le bureau de jugement, ce bureau doit être composé de deux conseillers prud’hommes employeurs et de deux conseillers salariés et qu’aucun conseiller n’était présent.
Cependant, l’article L1454-2 du Code du travail prévoit qu’en cas de partage de voix devant le bureau de conciliation, l’affaire est renvoyée devant le bureau de jugement présidé par un juge départiteur.
Les demandes nouvelles sont recevables devant la formation de départage.
L’article R1454-31 prévoit que quel que soit le nombre des conseillers prud’hommes présents et même en l’absence de tout conseiller prud’hommes ou lorsque lors de l’audience de départage la formation n’est pas réunie au complet, le juge départiteur statue seul à l’issue des débats.
L’article 16 du Code de procédure civile prévoir que le juge doit en toute circonstances faire observer et observer lui-même le principe de la contradiction.
Or en l’espèce, d’une part, la convocation à l’audience portait la mention : « Attention, l’affaire sera examinée sur le fond » ; d’autre part, l’avocat en demande avait régulièrement conclu sur le fond et transmis ses conclusions en temps utile à la partie adverse, qui était donc en mesure d’y répondre.
Dans ces conditions, il appartenait au Conseil d’agir avec diligence afin de rendre une décision dans un délai raisonnable, alors que la mise en partage du BCO datait du 20 novembre 2019.
En effet, l’article R1454-29 du Code du travail prévoit
« qu’en cas de partage des voix devant le bureau de jugement ou le bureau de conciliation et d’orientation, l’affaire est renvoyée à une audience ultérieure du bureau de jugement.
Cette audience, présidée par le juge départiteur, est tenue dans le mois du renvoi ».
La Cour européenne des droits de l’Homme rappelle que les juridictions doivent garantir à chacun le droit d’obtenir une décision dans un délai raisonnable.
Tel est d’autant plus le cas en matière de conflits du travail qui, portant sur les points qui sont d’une importance capitale pour la situation professionnelle d’une personne, doivent être résolus avec une célérité toute particulière [1].
Le 13 décembre 2021, le Conseil de prud’hommes, présidé par le juge départiteur statuant seul en l’absence de tout conseiller, par jugement contradictoire :
Déclare recevables les demandes de Mme O ;
Condamne la société France Télévisions à payer à Mme O les sommes suivantes :
- 32.006 euros au titre de l’inégalité de traitement ;
- 3.200 euros au titre des congés payés afférents ;
- 10.000 euros au titre de l’exécution déloyale du contrat de travail ;
- 1.500 euros au titre de l’article 700 du Code de procédure civile.
Déboute les parties du surplus de leurs demandes ;
Dit que les dépens seront supportés par la société ;
Ordonne l’exécution provisoire du jugement.
Au total, Mme O obtient la somme de 46.706 euros.
1) Sur la demande de communication de pièces sur le fondement des articles R1454-1 et R1454-14 du Code du travail : leur production n’est pas indispensable à la solution du litige.
Au visa des articles R1454-1 et R1454-14 du Code du travail, le Conseil de prud’hommes rappelle que la salariée lui demande d’ordonner à la société France Télévisions de communiquer, sous astreinte de 100 euros par jour de retard :
L’ensemble des demandes retraçant l’évolution de carrière, les bulletins de paie des trois dernières années ainsi que les bulletins de paie des mois de décembre de chaque année depuis les embauches de 19 salariés dénommés ;
La liste des salariés positionnés au grade journaliste spécialisé de l’accord collectif de France Télévisions employé en Ile-de-France ayant entre 10 et 19 ans d’ancienneté ;
Pour chacun de ces salariés, leurs bulletins de paie, de décembre 2010 à 2018, ainsi que leurs contrats de travail et avenants.
Cependant, la production de ces documents n’est pas indispensable à la solution du litige, car la salariée établit par ailleurs la matérialité d’éléments précis qui démontrent l’inégalité de traitement salariale et fonctionnelle.
De plus, la salariée a pu conclure au fond sans attendre la décision sur la production des pièces en se fondant notamment sur les données salariales France Télévisions communiquées par son syndicat.
Le Conseil de prud’hommes rejette donc la demande.
2) Sur les demandes au fond.
2.1) Sur l’inégalité de traitement : une différence de salaire de 1.231 euros par année d’ancienneté sur le principe à travail égal, salaire égal.
La salariée établit que, de juillet 2000 à juillet 2018, elle est demeurée en instance d’affectation sur le poste de Rédacteur Reporter.
Elle produit des courriers qui établissent que sa candidature a été rejetée pour des postes à Vanves, à Perpignan, à Tours, à Amiens, à Montpellier et à Lille.
Les syndicats CFDT et SJA ont saisi par lettre la Direction des ressources humaines et le Directeur général de France 3 de son cas.
L’inspection du travail a également saisi son employeur, par lettre du 2 avril 2002, pour demander la régularisation du dossier de la salariée ainsi que le versement de rappels de salaire.
Les documents de la négociation annuelle obligatoire (NAO) établissent que le salaire médian des journalistes reporters était de 4.583 euros bruts mensuels en 2017, pour les journalistes ayant entre 10 et 19 ans d’ancienneté.
Le salaire des journalistes employés à Paris est de 5.041 euros bruts.
Or, il ressort des bulletins de paie que la salariée percevait à cette date une rémunération de 3.427 euros auxquels s’ajoutaient 383 euros de prime d’ancienneté.
La journaliste établit donc la matérialité des faits précis d’une situation inférieure à celle de collègues en situations comparables.
Elle prouve, par la confrontation de sa situation aux données NAO une différence de 1.231 euros par année d’ancienneté.
La journaliste est fondée à demander, pour la période de juin 2016 à mai 2018, la somme de 1.231 x 26 mois, soit 32.006 euros.
2.2) Sur l’exécution déloyale du contrat de travail : l’absence de fourniture de travail aux conditions contenues dans le contrat de travail établit le caractère déloyal de son exécution.
Au visa de l’article L1221-1 du Code du travail, le Conseil de prud’hommes relève que l’avenant au contrat de travail du 22 octobre 2014 mentionne la fonction de « rédacteur reporter », celui du 7 mars 2017 celle de « journaliste rédacteur reporter ».
Cette mention figure également sur ses derniers bulletins de salaire.
Or, la salariée n’avait pas d’affectation jusqu’en 2008.
Elle a ensuite été transférée à France Télévisions interactive, société au sein de laquelle elle n’avait pas d’emploi correspondant à sa qualification.
L’absence de fourniture de travail aux conditions contenues dans le contrat de travail établit le caractère déloyal de l’exécution du contrat de travail.
La somme de 10.000 euros est allouée à la journaliste en réparation.
2.3) Sur le harcèlement moral : les faits établissent une « relation de travail dégradée » et une « gestion des relations humaines indignes d’un grand service public » mais pas des agissements répétés de harcèlement moral.
Le Conseil de prud’hommes rappelle qu’aux termes de l’article L1152-1 du Code du travail, aucun salarié ne doit subir des agissements répétés de harcèlement moral qui ont pour objet ou pour effet une dégradation de ses conditions de travail susceptible de porter atteinte à ses droits et à sa dignité, d’altérer sa santé physique ou mentale ou de compromettre son avenir professionnel.
Conformément aux dispositions de l’article L1154-1 du Code du travail, il appartient au salarié d’établir des faits permettant de présumer l’existence d’un harcèlement.
Au vu de ces éléments, il incombe à la partie défenderesse de prouver que ces faits ne sont pas constitutifs d’un tel harcèlement et que sa décision est justifiée par des éléments objectifs étrangers à tout harcèlement.
La journaliste fait état du refus injustifié de ses candidatures, de l’absence de fourniture de travail de 2003 à 2008, de l’inégalité de traitement salarié et de l’absence d’évolution dans son emploi et de l’emploi et de l’absence de fourniture du travail convenu de grand reporter.
Elle produit une attestation de paiement d’indemnités journalières établissant un grand nombre d’arrêts maladie entre 2012 et 2018, ainsi que sa reconnaissance en qualité de travailleur handicapé.
Le Conseil de prud’hommes en conclue que cependant, pris individuellement certains de ces faits établissent une exécution déloyale du contrat de travail, indemnisée par ailleurs.
Pris dans leur ensemble, ils établissent une relation de travail dégradée et une gestion des relations humaines indigne d’un grand service public, mais non des agissements répétés de harcèlement moral.
La journaliste est déboutée de sa demande.
2.4) Sur le licenciement pour inaptitude : faute de document médical permettant d’établir un lien entre la situation de travail et l’inaptitude, le licenciement est considéré comme fondé.
Au visa de l’article L1232-1 du Code du travail, le Conseil de prud’hommes rappelle que la lettre de licenciement fixe le cadre du litige.
Cette lettre du 8 juin 2018 motive le licenciement par le fait que la journaliste que le médecin du travail l’a déclarée inapte à son emploi et dit que son état de santé fait obstacle à tout reclassement dans un emploi.
La salariée soutient que son inaptitude est la conséquence de ses conditions de travail.
Cependant, faute de document médical permettant d’établir un lien entre la situation de travail et l’inaptitude de la salariée, le licenciement doit être considéré comme fondé.
La demande doit donc être rejetée.
Par voie de conséquence, il n’y a pas lieu de statuer sur les autres demandes en lien avec le licenciement.
2.5) Sur les frais non remboursables.
Selon le Conseil de prud’hommes, il est équitable de condamner l’employeur à payer à la salariée la somme de 1.500 euros au titre de l’article 700 du Code de procédure civile.
2.6) Sur l’exécution provisoire.
L’exécution provisoire est compatible avec la nature du litige et justifiée par son ancienneté.
L’employeur ne soutient pas qu’elle serait de nature à entraîner des conséquences manifestement excessives.
Elle est en particulier justifiée par le fait que l’audience de départage a été tenue au-delà du délai d’un mois prévu par l’article R1454-29 du Code du travail.
A lire également : Inégalité de traitement + obstacle à l’avancement + dégradation de la santé d’un salarié = harcèlement moral.