C’est en substance la question élargie posée à la Cour d’appel de Paris qui a statué le 17 octobre 2024 (i) sur des demandes de blocage de plusieurs sites internet permettant l’accès à des contenus pornographiques par des mineurs, sur le territoire français, en violation des dispositions de l’article 227-24 du Code pénal (ii).
La cour statuait sur premier renvoi après cassation (iii).
La cour d’appel confirme au fond que « la demande formée contre les fournisseurs d’accès à l’Internet aux fins de prescription de mesures propres à prévenir un dommage ou à faire cesser un dommage causé par le contenu de tels services de communication n’est pas subordonnée à la mise en cause préalable des prestataires d’hébergement, éditeurs ou auteurs des contenus ni à la démonstration de l’impossibilité d’agir contre eux ».
Elle ordonne en conséquence le blocage complet de sites de pornographie dont les éditeurs, établis dans l’Union Européenne, sont soumis à une législation protectrice des mineurs au moins équivalente à celle de la France.
I- Une décision de portée majeure…
Dans son arrêt du 17 octobre 2024 (RG 23/17972), la Cour d’appel de Paris (Pôle 1 Chambre 3) a jugé recevables les demandes de blocage formulées par des associations de protection de l’enfance, alors qu’elles étaient dirigées, en première intention, contre les seuls fournisseurs d’accès sans mise en cause préalable des hébergeurs ou des éditeurs ni démonstration de l’impossibilité d’agir contre eux.
1.1 Le blocage complet de plusieurs sites.
Pour les sites dont il n’était pas soutenu qu’ils étaient édités par des sociétés établies dans des États membres de l’Union ayant une législation plus permissive que la France, la cour, après avoir vérifié que l’atteinte aux libertés d’expression et de communication était proportionnée, adéquate et strictement nécessaire pour atteindre le but légitime recherché, a enjoint aux fournisseurs d’accès à l’internet de procéder au blocage jusqu’à ce qu’il soit démontré la mise en œuvre d’un contrôle autre que purement déclaratif de ce que les utilisateurs sont majeurs.
Elle a ainsi considéré que l’intérêt supérieur de l’enfant devait être une préoccupation primordiale qui pouvait justifier qu’il soit porté atteinte à d’autres droits tels que la liberté d’expression ou de communication et que, privilégier la protection de la vie privée des consommateurs majeurs, en écartant un contrôle de l’âge, était incompatible avec le droit des mineurs à être protégés de l’accès illimité, anonyme et gratuit, à des contenus inappropriés à leur âge, susceptibles de mettre en péril leur construction intime, de contribuer à des phénomènes addictifs et de favoriser la diffusion d’une image inexacte et dégradée de la sexualité et, plus généralement, des rapports entre les individus.
Elle a en outre constaté qu’aucune mesure efficace susceptible d’être substituée au blocage complet n’ayant été mise en place par les sites concernés, seul un tel blocage était de nature à mettre fin au dommage existant.
Depuis la loi n°2020-936 du 30 juillet 2020 visant à protéger les victimes de violences conjugales, les éditeurs de sites réservés aux adultes ne peuvent plus se limiter à demander à leurs visiteurs de certifier sur l’honneur qu’ils sont bien majeurs. Ils doivent mettre en place des outils de vérification de l’âge de l’internaute pour empêcher les mineurs d’accéder à des contenus pornographiques. En cas de manquements à ses obligations, le site peut faire l’objet de mesures restrictives et de sanctions destinées à prévenir ou à faire cesser la diffusion et l’accès à des mineurs de contenus qui leurs sont interdits en raison de leur jeune âge.
Avec la nouvelle loi SREN n°2024-449 du 21 mai 2024 visant à Sécuriser et Réguler l’Espace Numérique et à protéger les internautes en particulier les plus jeunes, le blocage du site mis en cause peut désormais être demandé directement par l’Autorité de Régulation de la Communication Audiovisuelle et Numérique (ARCOM), sans avoir à saisir au préalable l’autorité judiciaire. Le gendarme des médias peut ainsi prononcer directement le blocage des sites contrevenants à l’issue d’une série de mises en demeure, ainsi que des sanctions financières administratives. Cette compétence, exercée dans le cadre d’une procédure spéciale placée sous le contrôle du juge administratif, complète les pouvoirs reconnus par ailleurs au juge judiciaire en la matière.
L’ARCOM a également publié le 11 octobre 2024, un texte final établissant les outils que les sites doivent utiliser pour contrôler l’âge de leurs utilisateurs. Le référentiel technique adopté [1] a pour objet de déterminer les exigences techniques minimales applicables aux systèmes de vérification de l’âge mis en place pour l’accès aux services visés diffusant des contenus à caractère pornographique.
1.2 Le sursis à statuer partiel pour d’autres sites.
Trois éditeurs de sites, établis au sein de l’Union européenne à Chypre (Aylo Freesites) et en République tchèque (Webgroup Czech Republic et NKL Associates) qui éditent des contenus mis en ligne sur les sites, pour la première Pornhub Youporn, Redtube, et pour les secondes, Xvideos et Xnxx, sont intervenus volontairement à l’instance en mai et juin 2024 pour invoquer le principe dit « du pays d’origine » et revendiquer une stricte application territoriale du droit.
La cour a déclaré recevables leurs interventions volontaires.
Les éditeurs désormais dans la cause font valoir qu’ils sont établis dans des pays membres de l’Union européenne ne prévoyant pas de dispositif comparable à celui instauré par l’article 227-24 du Code pénal français [2] et soutiennent que le blocage demandé constituerait une mesure de restriction prohibée par le principe de libre circulation des services de l’information au sein de l’Union européenne.
Ils ont demandé à la cour d’appel de surseoir à statuer dans l’attente de la réponse de la Cour de justice de l’Union européenne aux questions préjudicielles posées par le Conseil d’État dans son arrêt du 6 mars 2024 (iii).
Considérant que la réponse à ces questions était effectivement de nature à avoir une influence sur la solution du litige pour les sites concernés, la cour d’appel a fait droit à cette demande d’interrogation préalable de l’institution judiciaire européenne dans l’intérêt d’une bonne administration de la Justice.
Plusieurs sites majeurs échappent donc à ce stade au blocage mais leur sort reste suspendu au positionnement du régulateur européen.
II- Un cocktail juridique explosif à manier avec précaution...
2.1 Que dit le droit interne français ?
À l’origine du dispositif, se trouve l’article 6-I.8 de la loi n° 2004-575 du 21 juin 2004 pour la confiance dans l’économie numérique, dans sa rédaction applicable au litige, qui a permis au juge de prescrire aux hébergeurs ou, à défaut, aux fournisseurs d’accès à internet des mesures propres à faire cesser ou à prévenir un dommage occasionné par le contenu d’un service de communication en ligne.
Dans sa décision en date du 18 octobre 2023 publiée [3], la Cour de cassation (Ch. civ.1) a jugé qu’il résultait de ces dispositions que la recevabilité d’une demande contre les fournisseurs n’était subordonnée ni à la mise en cause préalable des prestataires d’hébergement, éditeurs ou auteurs des contenus ni à la démonstration de l’impossibilité d’agir contre eux. La loi du 21 juin 2004 ne crée pas de hiérarchie entre l’action en justice menée contre l’hébergeur de sites pornographiques et l’action en justice menée contre le fournisseur d’accès internet.
L’article 227-24 du Code pénal interdit à toute personne de diffuser un message à caractère pornographique susceptible d’être vu par un mineur sous peine de trois ans d’emprisonnement et de 75 000 euros d’amende. L’infraction est caractérisée lorsque le contrôle de la majorité du destinataire est purement déclaratif ou insuffisant.
2.2 Que dit le droit communautaire ?
La directive 2000/31/CE du 8 juin 2000 dite directive commerce électronique pose le principe selon lesquels, dans le « domaine coordonné », les États membres ne peuvent restreindre la libre circulation des services de l’information en provenance d’un autre Etat membre, principe dit « du pays d’origine ».
Un récent arrêt de la Cour de Justice de l’Union Européenne (2ᵉ Ch. 9 novembre 2023 Affaire C-376/22 - dite « Google Ireland ») a interprété cette directive comme pouvant faire obstacle à l’adoption par un État membre de certaines mesures générales envers les opérateurs établis dans un autre État membre.
Par un arrêt du 6 mars 2024 publié [4], le Conseil d’État a saisi la Cour de Justice de l’Union Européenne de trois questions préjudicielles qui peuvent être résumées ainsi :
- Faut-il considérer que la directive interdit d’appliquer aux prestataires de services établis dans d’autres États membres des règles générales de droit pénal, notamment des règles prises pour la protection des mineurs ?
- Quelle est exactement la consistance du « domaine coordonné » par la directive ?
- N’y t-il pas de règle supérieure de droit européen qui permettrait l’application de dispositions visant à la protection des mineurs ? [5].
2.3 Que peut-on retenir ?
En principe, les restrictions à la liberté d’expression, à la liberté de communication et à leur déclinaison, la liberté de fournir des services d’information sur et via les réseaux numériques, doivent rester l’exception et être strictement délimitées. Il ne saurait être question de censure morale ou d’arbitraire. Mais, des restrictions sont nécessaires lorsqu’il s’agit de garantir la protection du jeune public exposé dans l’espace numérique à des contenus et des images sexuelles ouvertement violentes, obscènes ou choquantes qui peuvent être dommageables pour son développement psychique, sa santé et à sa sécurité.
La protection du mineur et l’intérêt supérieur de l’enfant, par nature vulnérables et influençables, appellent une régulation spécifique et proportionnée en connexion avec l’ordre public de protection et l’évolution de la technologie.
Le dispositif interdisant l’accès aux services de pornographie sur Internet à des mineurs est actuellement en cours de décryptage et de coordination à l’échelon national et à l’échelon européen.
Quel syllogisme juridique faut-il retenir pour concilier et réconcilier la liberté des majeurs et la protection des mineurs dans l’espace numérique ?
La régulation de la cyberpornographie vit-elle une crise d’adolescence prolongée ou est-elle en voie de passer à l’âge adulte ?
Autant d’interrogations sur lesquelles nous devrions y voir plus clair avec le positionnement attendu des régulateurs de l’état de droit dans les prochains mois.
Il en va du renforcement de la sécurité juridique dans un espace numérique troublé qui en devient troublant…