Village de la Justice : Pourquoi un 3e référendum est-il prévu en Nouvelle-Calédonie le 12 décembre 2021 ?
J.-J. Urvoas : C’est la fin du processus ouvert en 1988 par les fameux Accords de Matignon, signés entre les deux personnages emblématiques de l’archipel calédonien qui étaient, pour les indépendantistes Jean-Marie Tjibaou et pour les loyalistes Jacques Lafleur, sous les auspices bienveillants et imaginatifs de Michel Rocard. Ce processus s’est prolongé dix ans après, sous l’autorité de Lionel Jospin, avec l’Accord de Nouméa de 1998, qui dessinait un horizon à 20 ans, pour que les Calédoniens décident eux-mêmes de leur avenir. L’ultime étape est celle programmée pour le 12 décembre 2021.
De manière tout à fait inhabituelle, a été décidé un processus de référendum à répétition, qui ne s’est jamais vu nulle part dans le monde, puisque les Calédoniens auront eu finalement à se prononcer trois fois par référendum, sur la même question. Et c’est aussi cela la singularité calédonienne : une même question posée au même corps électoral à trois reprises. : soit ils choisissent l’accès à la « pleine souveraineté » (terme figurant dans l’Accord de Nouméa), soit ils privilégient le maintien dans la République française.
V.J : Pourquoi poser une troisième fois la même question [2] ?
J.-J. Urvoas : Ça, il faudrait le demander à ceux qui ont signé les accords initiaux ! Il est probable qu’au moment de la signature, les indépendantistes se disaient « dans 20 ans, nous aurons convaincu du bénéfice de l’indépendance » et les loyalistes espéraient à l’inverse que le temps faisant, chacun comprendrait l’intérêt à rester dans la République. Ce halo d’incertitudes était parfaitement assumé et, probablement, explique la mécanique des trois référendums. De son côté, pour Michel Rocard qui s’en est expliqué ensuite, prime l’ambition d’une décolonisation apaisée pouvant déboucher sur l’indépendance. Mais c’est vrai, le processus est déroutant. Jusqu’à une date récente, il était encore l’objet de débats entre les élus calédoniens. Faut-il vraiment trois référendums ? Est-il indispensable de poser la même question ? Le corps électoral doit-il être identique ? Le fait est que c’est comme ça !
V.J : Les précédentes consultations étaient plutôt en faveur du maintien dans la République. La situation pourrait complètement s’inverser en décembre prochain ?
J.-J. Urvoas : En effet, le premier référendum a eu lieu en 2018, avec un non à l’indépendance à 56,4 %, le deuxième en 2020, avec un non à 53,26 %. Et les deux ont connu des participations massives : 81 % en 2018, 85,7 % en 2020. Si la réponse est identique, entre les deux consultations, les suffrages en faveur de l’indépendance ont progressé : + 11 000 voix. L’issue du troisième référendum n’est en conséquence pas écrite. Et ceci pour une raison très simple : dans le camp du « non », quoi qu’il y arrive, il y a 45 000 Calédoniens ; dans le camp du « oui », ils sont 40 000 ; et au milieu, il y a 15 000 électeurs qui sont « ni oui-ni non », « parfois oui-parfois non », ayant voté « non » au premier référendum, « oui » au deuxième ou l’inverse. Cette incertitude génèrera donc une campagne électorale à l’intensité plus marquée.
V.J : Quels sont les enjeux de cette 3e consultation d’un point de vue juridique et notamment en termes de souveraineté ?
J.-J. Urvoas : Quelle que soit la réponse au référendum du 12 décembre, nous sommes devant une page blanche. Le gouvernement vient d’ailleurs de réaliser et rendre public un document tout à fait passionnant sur les conséquences du oui ou du non [3]. En une centaine de pages, sont détaillés tous les aspects à traiter : les enjeux patrimoniaux, le statut des fonctionnaires, la question de la nationalité, etc. Le ministre des Outre-mer doit être félicité pour avoir piloté la réalisation de ce travail, ses prédécesseurs n’avaient pas procédé avec la même exigence. Toutes les implications juridiques, techniques, diplomatiques sont décrites dans une approche factuelle. Il convient maintenant que les partis politiques s’en servent pour mener campagne et, surtout, pour apporter leurs réponses. C’est à ce prix que les électeurs seront pleinement éclairés.
Pour en revenir à votre question, première hypothèse, la Nouvelle-Calédonie choisit l’indépendance. Il faudra alors consacrer du temps à organiser la manière dont celle-ci se matérialisera. Pour notre pays, ce n’est un processus tout à fait inconnu, mais le contexte est évidemment différent. Deuxième hypothèse, les calédoniens confirment leur attachement à la République et de la même manière, tout sera à écrire. Le processus étant terminé, les dispositions « transitoires » figurant dans le titre XIII de la Constitution nécessitent une réécriture. Or leur contenu est profondément dérogatoire à ce qui vaut pour le reste de la République. Un nouveau statut doit donc être imaginé. L’affaire ne sera pas simple car sur bien des aspects, notamment en matière juridique, la Nouvelle-Calédonie n’est pas tout à fait la France.
Il y a en effet un grand nombre de domaines qui ont été confiés à la troisième Assemblée législative de la République, à côté de l’Assemblée nationale et du Sénat, qu’est le Congrès de Nouvelle-Calédonie. Ce dernier vote des « lois du pays », qui sont contrôlées par le Conseil constitutionnel. Le territoire est ainsi autonome en droit du travail, en droit civil, en droit des assurances, sur la fiscalité… Dès lors, si les Calédoniens décident de rester dans la République, comment, au nom de l’égalité, pouvons-nous concilier ce qui a été fait, avec le droit commun de la République ? Il ne peut en effet y avoir deux droits différents ou alors nous sommes dans une logique qui n’est plus celle de l’État unitaire.
Ce qui a été très audacieux et fécond en 1988, c’est l’imagination juridique. Il y a en effet dans le processus calédonien, des audaces juridiques, par exemple quand on invente la notion de « souveraineté partagée ». C’est un oxymore ! Dès la première année de Droit, les étudiants savent que la souveraineté ne peut pas se partager, puisque c’est justement l’entièreté qui fait la propriété du Souverain. On a inventé aussi une notion qui n’existe qu’en Nouvelle-Calédonie, la « citoyenneté calédonienne », qui n’est pas liée à la nationalité.
Il y a donc nécessairement des ambiguïtés, celles qui ont permis le travail en commun, ce qui a été appelé – et là-aussi, le mot est formidablement joli – « le destin commun ». La malléabilité du droit fut un atout précieux, mis au service de la paix qui a été préservée depuis trente ans.
V.J : En parlant d’inventivité, pouvez-vous nous en dire un peu plus du statut de « pays associé » que vous évoquez dans votre note sur la Nouvelle-Calédonie [4] ?
J.-J. Urvoas : Je me suis essayé à cette ingéniosité juridique, en esquissant une notion inspirée du droit anglo-saxon et qui n’existe pas en droit français. Cette précision n’est pas anodine, car la Calédonie est dans l’immense Océanie, entourée de plusieurs pays membres du Commonwealth pratiquants la Common Law. J’ai regardé ce qui pouvait être imaginé pour essayer de dessiner un nouveau cadre.
Le terme de « pays » a suscité des commentaires à Nouméa, il est pourtant employé à plusieurs reprises dans l’accord de Nouméa et dans la loi organique de 1999. J’évoquais par exemple tout à l’heure les « lois du pays ». Son usage n’implique donc pas obligatoirement l’indépendance. De même la notion « d’association » peut faire penser au concept « d’indépendance-association », qui est parfaitement connu en droit international (lien entre la Nouvelle-Zélande et les îles Cook par exemple). Mais là encore, le contenu que je lui donne n’est pas identique.
Au fond, je fais le pari qu’il est possible en acceptant l’idée que l’indépendance s’accompagne de l’association et que la non-indépendance se décline dans une fédération, de créer les conditions d’une solution institutionnelle qui, à défaut de susciter l’assentiment enthousiaste de l’ensemble des parties en présence, serait du moins acceptable par toutes. Mon rôle s’arrête à cela. La notion ne vivra que si les Calédoniens s’en emparent pour la nourrir.
V.J : Est-ce que vous pensez que ce nouveau (peut-être futur) régime spécifique pourrait « faire des petits » et s’appliquer à l’avenir à d’autres territoires ?
J.-J. Urvoas : Non, parce que la Calédonie est la Calédonie. Son histoire est marquée par le drame ce qui rend l’archipel singulier. De surcroît, depuis la présidence de Jacques Chirac, les statuts uniformes qui caractérisaient les Outre-mer ont vécus. Et la révision constitutionnelle de 2003 a ouvert la conciliation entre l’appartenance réaffirmée de ces territoires à la République et l’existence de système juridique à la carte répondant à leurs besoins. C’est pour cela qu’il existe deux articles de la Constitution dédiés à la législation des Outre-mer, le 73 et le 74.
Cette grande diversité est incontestablement une richesse qui fait rêver le Breton que je suis. La République est donc capable de permettre des spécificités pour des îles qu’elle refuse aux régions continentales…Tout cela pour dire que ce qui s’inventera pour la Nouvelle-Calédonie restera en Océanie.
C’est l’ambition de ce concept de « pays associé » concevable si le constituant acceptait un mécanisme de « délégation de souveraineté ». J’espère qu’il servira dans la campagne électorale qui débute, en favorisant une confrontation qui ne peut pas reposer que sur les anathèmes ou l’instrumentalisation de peurs réciproques.