Village de la Justice : La lutte contre le freelancing/consulting juridique est-elle toujours "un sujet" pour le CNB ?
Jean Brouin : Oui, parce que de très nombreuses plateformes, dédiées au consulting notamment, référencent des juristes qui proposent leurs services en freelance. Ces sites diffusent des annonces et le contrat est conclu certes ensuite entre le demandeur de la prestation juridique et le juriste freelance. Mais s’il ne s’agit pas d’un contrat de travail au sens propre du terme, on est en contradiction complète avec les règles de la loi du 31 décembre 1971 : les personnes qui proposent des prestations juridiques rémunérées sans être avocat (ou une autre personne autorisée à exercer le droit) commettent une infraction pénale. Et l’on pourrait rajouter d’ailleurs, la violation de l’interdiction du démarchage juridique.
Le CNB engage donc et continuera d’engager des actions contre ces acteurs, parce qu’ils doivent jouer leur rôle dans la régulation, en cessant, dans une certaine mesure, de favoriser la commission d’infractions. Nous attendons qu’ils s’autorégulent, en faisant d’eux-mêmes "le ménage", sans attendre donc d’avoir une demande pour enlever les profils. Nous n’y voyons pas de faux médecins ; il serait bon de ne pas y voir de faux avocats.
Comment faire pour savoir immédiatement ce qui est légal et ce qui ne l’est pas ?
Didier Adjedj : Je crois que c’est assez simple en réalité. L’article 58 de la loi de 1971 indique qu’un juriste salarié peut donner des consultations et rédiger des actes pour l’entreprise qui l’emploie. Il faut donc s’intéresser aux conditions dans lesquelles le juriste va intervenir et se demander, assez simplement, qui est l’employeur. Si l’entreprise qui emploie le juriste n’est pas la société pour laquelle il ou elle va travailler en réalité, on est en violation de la loi.
L’autre point à souligner est que le juriste d’entreprise ne peut délivrer de conseils juridiques que dans l’intérêt exclusif de l’entreprise pour laquelle il ou elle travaille et qui l’emploie. Il faut préciser parce que souvent il y a une difficulté : dire que le juriste ne peut travailler que pour l’entreprise qui l’emploie, signifie également qu’il ou elle ne peut pas donner des consultations pour le client de ladite entreprise.
J. B. : Pour compléter, en s’adressant concrètement aux entreprises qui ont besoin de conseils juridiques, je dirais que l’on peut s’inspirer de ce qui se fait en matière administrative, dans les appels d’offres : il y a des parties techniques et, souvent, des parties juridiques. Les choses sont clairement dissociées. Pour travailler avec des prestataires externes sur un dossier, il suffit de séparer ce qui relève de la consultation juridique ou de la rédaction d’actes des autres prestations et de réserver aux avocats la partie juridique, en cotraitance éventuellement (et non en sous-traitance, puisque l’exercice illégal du droit par personne interposée est interdit de la même manière).
La question de la légalité de ces pratiques se pose-t-elle aussi dans le cadre de contrats tripartites (portage salarial, intérim, entreprises de temps partagé, etc.) ?
J. B. : Tout à fait. J’ajouterais, avant de s’attarder un peu plus sur ces contrats tripartites, que, sur les plateformes, les choses se font de manière de plus en plus astucieuse. Au début, on voyait souvent des prestations de service de consultation juridique et/ou de rédaction d’actes à titre habituel et rémunérée. Les choses étaient présentées comme cela.
Mais dire que l’on propose son activité benoîtement sur Internet sans savoir que c’est illégal est, pour le moins, un montage un peu grossier… Surtout si l’on est vraiment juriste, tout le monde en conviendra ! La plupart de ces opérateurs ont vu le problème et désormais, au lieu de proposer une prestation juridique, il vous est proposé de "louer" un juriste pour le temps de la prestation et l’on retombe en effet sur la question de ces contrats tripartites.
D. A. : Dans tous les cas que vous évoquez, si l’on revient au point central que j’évoquais, la réponse est claire : ces entreprises sont bien l’employeur du juriste, avec une mise à disposition de main d’œuvre. Mais la prestation proposée ne se fera pas à leur bénéfice. On est donc bien dans l’illégalité pour ce qui concerne le conseil juridique.
Or il ne faut pas oublier que le législateur n’a pas instauré ces règles pour protéger les avocats, le but est d’abord de protéger les usagers du droit. Les garanties de formation, de secret professionnel, de prévention des conflits d’intérêt, d’assurance, etc. Tout ceci permet de mettre à l’abri le bénéficiaire du conseil juridique (risques liés à la concurrence, à la confidentialité, etc.).
L’article 58 de la loi de 1971 est très clair ; il faut s’y tenir. Et si l’on a un doute sur la notion d’employeur, on se réfère au droit commun du travail et à la jurisprudence pour déterminer la qualification.
À lire aussi dans le "Dossier Externalisation de la fonction juridique" :
Discussion en cours :
Pour aller plus loin, je me permets de partager un podcast dédié à la profession de "juriste freelance" :
https://podcasts.apple.com/fr/podcast/s3-4-the-roundtable-2-le-juriste-freelance-quelles/id1545607243?i=1000684211265
En vous souhaitant bonne écoute.
Samy MERLO