I. Les faits.
Après la cession du journal Le Courrier Cauchois à la société La Manche libre en décembre 2017, un journaliste, employé depuis 1978, a invoqué son droit à la clause de cession dans les quinze jours suivant cette information.
Cette clause permet aux journalistes de rompre leur contrat de travail lorsque leur journal change de propriétaire.
Le journaliste en question a ainsi mis fin à son contrat en février 2018.
A la suite de cette rupture, il a saisi une commission arbitrale, comme prévu à l’article L7112-4 du Code du travail, laquelle a fixé son indemnité à 190 000 euros brut.
Cependant, l’employeur conteste cette décision en saisissant la juridiction prud’homale, arguant que la résiliation du contrat de travail devait produire les effets d’une démission et réclamant la restitution des sommes perçues par le salarié, à l’exception de l’indemnité de congés payés.
Dans son arrêt du 19 janvier 2023, la Cour d’appel de Rouen a jugé le journaliste bien-fondé à invoquer la clause de cession des journalistes prévue à l’article L7112-5 1° du Code du travail et que le contrat de travail le liant à l’employeur a été rompu par l’effet de cette clause.
La société s’est pourvue en cassation.
II. Les moyens.
1) 1ᵉʳ moyen.
L’employeur fonde son pourvoi sur plusieurs moyens.
Premièrement, il contestait le fondement de la clause de cession en soutenant que le journaliste n’avait pas démontré que son départ était directement lié à la cession de l’entreprise. En effet, il avance à cet égard que celui-ci aurait été motivé par une décision de départ à la retraite, l’absence de recherche active d’un nouvel emploi et les déclarations de ce dernier devant la commission arbitrale étant invoquées comme preuves de ce motif étranger à la cession.
En outre, l’employeur reprochait à la cour d’appel de Rouen d’avoir inversé la charge de la preuve, estimant qu’il revenait au salarié de prouver le lien entre la cession et la rupture du contrat de travail et de démontrer sa volonté de poursuivre une carrière journalistique après la rupture du contrat.
2) 2ᵉ moyen.
L’employeur fait grief à l’arrêt de juger les dispositions combinées des articles L7112-5 1°, L7112-3 et L7112-4 du Code du travail, ainsi que de l’interprétation qu’en font les juridictions nationales françaises, ne sont pas conformes au droit européen, notamment aux dispositions du Traité de fonctionnement de l’Union européenne, de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne et de la Charte européenne pour la liberté de la presse.
III. La solution.
1) 1ᵉʳ moyen.
Il résulte des dispositions de l’article L7112-5 du Code du travail que lorsque la rupture du contrat de travail survient à l’initiative du journaliste professionnel et qu’elle est motivée par la cession du journal ou du périodique au service duquel il exerce sa profession, les dispositions des articles L7112-3 et L7112-4 sont applicables.
Pour que les dispositions de l’article L7112-5 du Code du travail puissent être invoquées, il faut que le journaliste professionnel établisse que la résiliation du contrat de travail est motivée par l’une des circonstances qu’il énumère.
Cet article ne lui impose pas, en revanche, de délai pour mettre en œuvre la clause de cession, ni de démontrer sa volonté de poursuivre sa carrière de journaliste postérieurement à la rupture du contrat de travail.
La Cour d’appel de Rouen a constaté que le salarié, qui avait fait valoir ses droits au bénéfice de la clause de cession dans un délai de quinze jours suivant l’annonce par son employeur de la reprise du journal par la société La Manche libre, établissait l’existence d’un lien de causalité entre la rupture du contrat de travail et la cession du journal et a énoncé à bon droit, sans inverser la charge de la preuve, que le salarié n’était pas tenu de justifier de sa volonté de poursuivre une carrière de journaliste postérieurement à la rupture.
En l’état de ces constatations et énonciations, la cour d’appel, qui n’était pas tenue d’entrer dans le détail de l’argumentation des parties, a décidé à bon droit que le salarié était bien fondé à invoquer la clause de cession prévue à l’article L7112-5 du Code du travail et que le contrat de travail avait été rompu par l’effet de celle-ci.
Le moyen n’est donc pas fondé.
2) 2ème moyen.
D’abord, la cour d’appel, devant laquelle l’employeur se bornait à soutenir, de façon hypothétique, que le dispositif de la clause de cession avait pour effet de renforcer la position des grands industriels européens ou des grands groupes de presse au détriment des investisseurs indépendants, lesquels ne pouvaient dès lors plus librement s’établir dans ce domaine d’activité nuisant gravement à la pluralité de la presse et, sans offre de preuve, que cette réglementation, indistinctement applicable aux ressortissants nationaux et aux ressortissants d’autres États membres, était susceptible de produire des effets qui n’étaient pas cantonnés à cet État membre, a constaté que tous les éléments de la situation objet du litige se cantonnaient à l’intérieur d’un seul État membre.
Après avoir retenu que le litige, relatif à la possibilité pour un journaliste de prétendre au bénéfice de la clause de cession sans démontrer qu’il entendait poursuivre sa carrière de journaliste après la rupture du contrat de travail, était étranger à la question du droit d’établissement des ressortissants d’un Etat membre dans le territoire d’un autre Etat membre, la cour d’appel a, sans encourir le grief du moyen, pris en sa première branche, rejeté la demande de renvoi préjudiciel.
Ensuite, ainsi qu’il a été énoncé au point 9, pour que les dispositions de l’article L7112-5 du Code du travail puissent être invoquées, il faut que le journaliste professionnel établisse que la résiliation du contrat de travail est motivée par l’une des circonstances qu’il énumère.
Le moyen, qui, pris en sa deuxième branche, postule le contraire en soutenant qu’il n’existe, en droit interne, aucune limite ni exigence quant à la mise en jeu par le journaliste de la clause de cession, n’est pas fondé.
Le moyen ne peut donc pas être accueilli.
Enfin, la Cour de justice de l’Union européenne dit pour droit que l’article 267 du Traité de fonctionnement de l’Union européenne doit être interprété en ce sens qu’une juridiction nationale dont les décisions ne sont pas susceptibles d’un recours juridictionnel de droit interne doit déférer à son obligation de saisir la Cour d’une question relative à l’interprétation du droit de l’Union soulevée devant elle, à moins que celle-ci ne constate que cette question n’est pas pertinente ou que la disposition du droit de l’Union en cause a déjà fait l’objet d’une interprétation de la part de la Cour ou que l’interprétation correcte du droit de l’Union s’impose avec une telle évidence qu’elle ne laisse place à aucun doute raisonnable (CJUE, 6 octobre 2021, Consorzio Italian Management et Catania Multiservizi SpA contre Rete Ferroviaria Italiana SpA, aff. C-561/19, point 66).
Il résulte des motifs exposés aux points 14 et 15 ci-dessus, que la question préjudicielle suggérée par l’employeur, présentée « à titre subsidiaire », ne pourrait avoir aucune influence sur la solution du litige et n’est donc pas pertinente.
Il n’y a pas lieu, dès lors, à renvoi préjudiciel.
IV. Analyse.
Cet arrêt consolide les droits des journalistes en réaffirmant la portée protectrice de la clause de cession, prévue par le Code du travail.
L’article L7112-5 du Code du travail permet au journaliste professionnel de résilier son contrat de travail notamment lorsqu’une cession du journal ou du périodique pour lequel il travaille survient.
Cette disposition déclenche l’application des articles L7112-3 et L7112-4, qui régissent notamment les indemnités allouées au journaliste.
Ainsi, pour invoquer cette clause, il appartient au journaliste d’établir que la rupture de son contrat est directement motivée par une des circonstances énumérées à l’article L7112-5.
En clarifiant que l’absence de délai ou de projet professionnel postérieur n’empêche pas l’application de cette clause, la Cour de cassation rappelle que cette clause vise à garantir aux journalistes une certaine sécurité économique face aux aléas économiques affectant la presse.
La position de la haute juridiction, qui exige que l’employeur qui conteste la mise en œuvre d’une clause de cession rapporte la preuve de l’absence de lien entre la cession et le départ, s’inscrit dans une logique favorable aux salariés, notamment dans un secteur marqué par des restructurations fréquentes.
Cependant, cet arrêt interroge sur les modalités de preuve dans de tels contentieux et sur les critères précis pour établir un lien de causalité entre cession et départ qui auraient pu être davantage explicités pour éviter de futures contestations.
Si la rapidité de l’invocation de la clause par le salarié est un indice pertinent, la décision aurait pu développer davantage les critères objectifs permettant de caractériser ce lien de causalité.
Cet arrêt réaffirme la protection des journalistes face aux transformations économiques et structurelles affectant leur secteur.
La reconnaissance de la spécificité juridique de la clause de cession garantit leur droit à une indemnisation équitable, tout en prévenant les abus potentiels des employeurs.