La subversion dans l’art a été revendiquée par de nombreux artistes dans le monde.
L’auteur qui créée une œuvre, exprime une idée, une pensée, pour qu’elle soit diffusée au public. C’est l’objectif même de la création.
Comme le dit Deeyah Khan, l’art a un pouvoir d’exprimer la « résistance, la rébellion, la protestation et l’espoir. L’art apporte une contribution essentielle à toutes les démocraties prospères ».
La liberté d’expression, qui est un droit fondamental, est une composante indispensable dans le processus créatif de l’artiste.
1- La liberté d’expression artistique : fondement essentiel d’une société démocratique prospère.
La Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948 (article 22), mais également le Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels, consacrent, tous deux, les droits culturels de l’homme et plus précisément, ils protègent les droits fondamentaux de l’auteur, au sens de créateur d’une œuvre de l’esprit, prévus, à l’article 27 de la Déclaration universelle des droits de l’homme, notamment dans son alinéa 2 :
« (…) Chacun a droit à la protection des intérêts moraux et matériels découlant de toute production scientifique, littéraire ou artistique dont il est l’auteur ».
Et, à l’article 15 du Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels, notamment dans son alinéa 1er, dans lequel il est énoncé que :
« 1. Les Etats parties au présent Pacte reconnaissent à chacun le droit :
a) De participer à la vie culturelle ;
b) De bénéficier du progrès scientifique et de ses applications ;
c) De bénéficier de la protection des intérêts moraux et matériels découlant de toute production scientifique, littéraire ou artistique dont il est l’auteur ».
Les Etats parties au présent Pacte s’engagent à respecter la liberté indispensable aux activités créatrices, conformément aux dispositions de l’alinéa 3 de l’article 15.
L’auteur crée des œuvres, dans l’optique qu’elles soient communiquées au public.
Ainsi, la protection des « intérêts moraux et matériels de l’auteur » doit être indissociable avec la protection de sa liberté d’expression, qui est consacrée à l’article 11 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, qui énonce que :
« tout citoyen peut [...] parler, écrire, imprimer librement, sauf à répondre de l’abus de cette liberté dans les cas déterminés par la loi ».
Ainsi qu’à l’article 10§1 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales qui dispose que :
« 1. Toute personne a droit à la liberté d’expression. Ce droit comprend la liberté d’opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans qu’il puisse y avoir ingérence d’autorités publiques et sans considération de frontière. Le présent article n’empêche pas les Etats de soumettre les entreprises de radiodiffusion, de cinéma ou de télévision à un régime d’autorisations.
2. L’exercice de ces libertés comportant des devoirs et des responsabilités peut être soumis à certaines formalités, conditions, restrictions ou sanctions prévues par la loi, qui constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à l’intégrité territoriale ou à la sûreté publique, à la défense de l’ordre et à la prévention du crime, à la protection de la santé ou de la morale, à la protection de la réputation ou des droits d’autrui, pour empêcher la divulgation d’informations confidentielles ou pour garantir l’autorité et l’impartialité du pouvoir judiciaire ».
La liberté d’expression est assortie d’exceptions, prévues au deuxième paragraphe de l’article 10, qui appellent à une interprétation étroite. Ces exceptions peuvent être appliquées de manière identique à la liberté de création artistique.
En effet, le créateur doit respecter les droits de la personnalité et ne doit pas être porteur de discours racistes, anti sémites, d’incitations à la discrimination, à la haine, d’apologie du terrorisme, etc.
La restriction à la liberté d’expression doit, avant tout, être proportionnée au but poursuivi.
En effet, les juges mettent en balance la restriction à la liberté d’expression et à la libre discussion de questions d’intérêt général, pour vérifier si l’ingérence des autorités est nécessaire dans « une société démocratique pour atteindre le but légitime poursuivi » [1].
Un célèbre arrêt de la Cour européenne des droits de l’homme rendu en matière de liberté d’expression satirique, peut être transposé pour les créations d’artistes subversif.
En effet, dans cet arrêt portant sur une intervention satirique, la cour a conclu que « la critique formulée était politique sous la forme satirique ». Or, l’article 10§2,
« ne laisse guère de place pour des restrictions à la liberté d’expression dans le domaine du discours ou du débat politique et que, les limites de la critique admissible sont plus larges à l’égard d’un homme politique, visé en cette qualité que d’un simple particulier ».
Selon la cour, « la satire est une forme d’expression artistique et de commentaire social qui, de par l’exagération et la déformation de la réalité qui la caractérisent, vise naturellement à provoquer et à agiter. C’est pourquoi, il faut examiner avec une attention particulière toute ingérence dans le droit d’un artiste à s’exprimer par ce biais ».
Elle considère que la sanction est susceptible « d’avoir un effet dissuasif sur les interventions satiriques, concernant des sujets de société qui peuvent elles aussi, jouer un rôle très important dans le libre débat des questions d’intérêt, sans lequel, il n’est pas de société démocratique » [2].
En tout état de cause, la mise en forme et la communication au public d’une œuvre de l’esprit demeure soumise au principe de liberté d’expression.
Cela a été rappelé à l’article 1er de la loi du 7 juillet 2016 relative à la liberté de création, à l’architecture et au patrimoine, qui dispose que : « la création artistique est libre ».
Comme le soulève justement certains auteurs, « le texte s’insère dans le sillage des grandes lois du 29 juillet 1881, relative à la liberté de la presse, et du 30 septembre 1986, relative à la liberté de communication » [3].
A l’alinéa 1er de l’article 2 de la loi du 7 juillet 2016, il est énoncé que la diffusion de la création artistique est libre. Elle s’exerce dans le respect des principes encadrant la liberté d’expression et conformément à la première partie du Code de la propriété intellectuelle.
Au second alinéa, il est précisé que l’article 431-1 du Code pénal consacre le délit d’entrave à la liberté de création ou à la liberté de diffusion de la création artistique, et prévoit des sanctions identiques à celles de l’entrave à la liberté d’expression, à savoir un an d’emprisonnement et 15 000 euros d’amende.
En somme, la liberté de création, et de manière plus large la liberté artistique est imbriquée dans la liberté d’expression. Ces libertés fondamentales, indispensables dans une démocratie prospère, doivent être librement exercées sans être entravées par la censure.
2- La liberté d’expression de l’artiste subversif.
L’art subversif a été défini comme : « la forme d’art destinée à modifier le système en place par l’illustration de ses défauts ou par la promotion de valeurs différentes, voire antagonistes. Une alternative au système dominant peut s’exprimer par la créativité artistique, amorçant ainsi une révolution des modes de pensée » [4].
Dans l’art subversif, l’auteur exprime une idée, une opinion portant sur des sujets d’intérêt général, politiques, de société ou polémiques. Par sa création, l’auteur suscite un débat public. Et le principe de liberté d’expression prend toute son importance et sa valeur dans cette forme d’art.
Parmi les nombreux exemples dans le paysage artistique, nous pouvons citer quelques exemples d’artistes qui ont pu profiter de leur liberté artistique, pour transmettre un message subversif.
Le cas de la chanson de Billie Holiday, Strange fruit, comme l’explique, Stéphane Pessina-Dassonville : « lorsque la forme et le sens d’une œuvre et/ou d’une interprétation sont clairs, le message subversif l’est tout autant, comme c’est le cas de la chanson Strange fruit chantée en 1939 par Billie Holiday pour dénoncer les lynchages dont sont victimes les noirs américains dans les Etats du sud », qui se caractérisent par leurs pendaisons aux branches d’arbres.
Ici, l’auteur explique que : « le Jazz est un moyen d’expression mobilisé principalement par la communauté Afro-Américaine pour chanter les souffrances du déracinement et de la discrimination dont ils ont été victimes durant des siècles et qui continue d’exister peut-être sous des formes plus pernicieuses mais tout autant critiquables » [5].
Prenons un autre exemple celui de Guernica, célèbre peinture de Pablo Picasso, qu’il réalisa, à Paris, à la suite du bombardement de la population à Guernica, dans le pays basque, le 26 avril 1937, par la légion Condor allemande nazi, alliée de Franco, qui a duré trois heures et qui a fait 1 645 mort sur les 7 000 habitants. Picasso décide d’exprimer toute l’horreur et la colère que cet événement avait suscitées en lui.
Selon les historiens de l’art, Picasso s’est inspiré, pour ses personnsages de Guernica du « Massacre des innocents » de Nicolas Poussin peint au 17e siècle, représentant un épisode relaté dans l’Evangile selon Mathieu, sur le meurtre de tous les enfants de moins de deux ans dans la région de Bethléem.
Cette œuvre, célèbre dans le monde entier, est devenue un symbole de dénonciation des totalitarismes fascistes. Elle resta au MoMA de New-York pendant 40 ans avant son rapatriement dans l’Espagne démocratique. Picasso avait, en effet, refusé que son œuvre soit exposée en Espagne tant que les libertés publiques n’y seraient pas rétablies.
Aussi, l’œuvre, intitulée, And Babies, qui est une affiche emblématique contre la guerre du Viet Nam, réalisée en 1969 par un groupe d’artistes de New York qui s’opposait à la guerre, « The Art Workers Coalition - AWC », est un exemple célèbre de « l’art de la propagande » de la guerre du Vietnam qui utilise la tristement célèbre photographie du massacre de My Lai, au Vietnam, prise par le photographe de guerre américain Ronald L. Haeberle, le 16 mars 1968. Elle montre une douzaine de morts de femmes, d’enfants et de bébés au sud-vietnamiens en partis nus, dans des positions déformées, entassés sur un chemin de terre, tués par les forces américaines.
La photo est incrustée dans une inscription de caractères de couleur rouge sang semi-transparents, dans la partie supérieure de l’image, une question, « Q. And babies ? » (Et les bébés ?) et, dans la partie inférieure de l’image, la réponse, « A. And Babies ». (Et les bébés.).
La citation est extraite d’une interview de Mike Wallace, CBS News, avec le soldat amérciain Paul Meadlo, qui a participé au massacre [6].
Cette affiche a été réalisée pour exprimer l’indignation ressentie par tant de personnes à propos du conflit en Asie du Sud-Est [7].
Dans un autre exemple d’art dissident, Ai Weiwei, artiste majeur de la scène artistique indépendante chinoise, est connu mondialement pour son art et ses performances artistiques provocantes et politiques. Il est la figure de l’opposition au pouvoir et l’emblème de la liberté d’expression en Chine [8].
Parmi ses œuvres provocantes citons « le Vase de la dynastie Han avec un logo Coca-Cola », réalisé en 1994.
Par cette œuvre, Ai Weiwei exprime « son mépris des conventions et des valeurs données arbitrairement aux choses ». Il a apposé le logo « Coca-Cola », « une marque typique du capitalisme américain », sur une antiquité « à la valeur historique et financière inestimable ». « En mêlant ces deux univers que tout oppose, l’artiste chinois fait de cette urne millénaire un banal objet de consommation, américanisé, vidé de sa substantifique moelle » [9].
Il découle, au final, de ces exemples, de l’importance de la liberté d’expression de ces artistes, qui ont pu communiquer au public et ce, sans risque, leurs œuvres, dans l’optique de transmettre un message suscitant un débat public, il en va de la dénonciation de massacres arbitraires, à l’expression d’une indignation liée au paradoxe des sociétés consuméristes.
Comme le disait Farida Shaheed, rapporteuse spéciale des Nations Unis dans le domaine des droits culturels, le droit à la liberté d’expression artistique, liberté de création en 2013, « l’expression artistique n’est pas un luxe, c’est une nécessité, un élément essentiel de notre humanité et un droit fondamental permettant à chacun de développer et d’exprimer son humanité ».