Le terme « xénotransplantation » ou « xenogreffe » est composé étymologiquement du préfixe grec xenos qui signifie « étranger, étrange, hôte ». Il se définit donc comme la transplantation d’organes, de tissus ou de cellules d’origine animale dans un corps humain. La xénogreffe s’oppose à l’allogreffe dans laquelle le donneur et le receveur appartiennent à la même espèce biologique [1]. La caractéristique d’une xénogreffe est de mettre en contact étroit et prolongé un organe animal et l’ensemble de l’organisme humain receveur qui, au moment de la greffe, reçoit un puissant traitement immunosuppresseur.
La recherche voire le recours à la pratique de la xénotransplantation est loin d’être récente. Il est vrai que la xénogreffe est utilisée depuis plus de 30 ans concernant des organes ou des tissus ne jouant qu’un rôle transitoire (la peau ou les os) [2]. Des produits issus du corps animal sont aussi utilisés, comme l’insuline porcine pour les diabétiques. Concernant les organes vitaux, tels que le cœur, les poumons ou les reins, la première tentative de xénogreffe date de 1905. Le chirurgien lyonnais Matthieu JABOULAY a tenté de greffer un rein de chèvre sur une femme atteinte de déficience rénale [3].
Selon l’avis du Conseil Consultatif National d’Éthique de 1999, le rejet du greffon, principale cause d’échec de l’opération a fait l’objet de recherches renforcées dans les années 1990. Les innovations récentes concernent également la modification génétique des animaux donneurs, la tolérance immunitaire et la gestion du risque sanitaire.
Avant tout développement, il est important de comprendre que la pratique de la xénotransplantation et les protocoles de recherche sont encore marginaux dans le milieu scientifique. Les recherches réalisées aux États-Unis sont les seuls véritables protocoles à avoir abouti à un résultat. La présentation qui suit permet en revanche une ouverture sur l’expansion de telles recherches, et de comprendre les enjeux pour développer la recherche en France ou au niveau européen.
La xénotransplantation soulève donc des enjeux éthiques tels que la limitation des maladies génétiques transmissibles de l’animal à l’Homme, le franchissement de la barrière inter-espèce et l’adhésion sociale à la pratique. Aussi, la xénotransplantation entend apporter des modifications significatives sur le plan juridique, notamment en matière de réglementation relative à la recherche ou d’accès au don d’organe.
I/ La xénotransplantation, une pratique nécessairement accompagnée d’interrogations bioéthiques.
La constatation d’une pénurie d’organes humains reste la justification principale pour la promotion de la recherche en matière de xénogreffe. Le Conseil Consultatif National d’Éthique indiquait dans son avis du 11 juin 1999 que l’enjeu est d’en faire une procédure « de routine » [4]. Le Conseil des ministres du Conseil de l’Europe dans sa recommandation du 19 juin 2003 rappelait quant à lui dès le préambule que « prenant en compte l’insuffisance d’organes et de tissus d’origine humaine disponibles pour la transplantation [la xénotransplantation] pourrait être l’une des réponses thérapeutiques possibles à cette pénurie » [5]. Pour cela, il est nécessaire de pallier les réticences par l’instauration d’une pratique sécurisée en recherchant les véritables conséquences sur l’espèce humaine.
Limiter la transmission de maladies génomiques de l’animal à l’Homme.
La sécurisation de la pratique passe avant tout par la limitation des risques engendrés par la xénotransplantation. En effet, le premier frein à la pérennisation d’une telle pratique est l’apparition de nouvelles maladies transmissibles de l’animal à l’Homme. Il s’agit de maladies génomiques animales dont les réactions biologiques sur le corps humain sont très difficiles à anticiper.
Ainsi, le Conseil des ministres du Conseil de l’Europe, en 2003, se disait « conscient des risques de rejet et de maladie que peut comporter la xénotransplantation pour le patient receveur » et être « soucieux des risques considérables que peut poser la xénotransplantation en matière de santé publique et de transmission de maladies » [6].
En effet, le Conseil Consultatif National d’Éthique dans son avis précité rapportait que les animaux abritent dans leurs gènes des maladies en tant que porteurs sains, qui peuvent se déclarer dans le corps humain une fois la greffe opérée. Le risque est donc de transmettre à l’Homme de nouvelles maladies, voire d’engendrer des pandémies, le virus du VIH issu du singe en est exemple. L’enjeu éthique est donc de ne pas faire courir à l’Homme le moindre risque pour sa santé individuelle ainsi que de ne pas générer de risques pour la santé publique.
Concernant, les infections endogènes, c’est-à-dire qui ont une cause interne à l’individu et celles causant le rejet aigu du greffon, la seule technique consiste à effectuer une mutation génétique sur l’organe de l’animal avant de le greffer sur l’Homme. L’opération consiste à retirer la molécule Alpha-gal du corps de l’animal, à l’origine du rejet. Cette technique est d’ailleurs celle qui a été utilisée, avec succès, à deux reprises par les chercheurs américains sur un rein de porc, dont la dernière transplantation date de décembre 2021 [7].
L’Académie Nationale de Médecine a rappelé dans un communiqué du 19 janvier 2022, à la suite de la xénogreffe cardiaque opérée par les chercheurs américains, l’importance d’encourager les recherches concernant la limitation du risque infectieux, en élevant les animaux dans un environnement dépourvu de toute bactérie par le biais d’entreprises spécialisées et ayant obtenu une autorisation [8]. L’approche scientifique de la xénogreffe fait effectivement l’objet de recherches approfondies, cependant là où il reste des interrogations, c’est en ce qui concerne l’acceptation sociale de la pratique et sa portée sur la barrière entre les espèces.
Le franchissement de la barrière inter-espèce et l’acceptation sociale de la pratique.
L’alinéa 1er de l’article 16-4 du Code civil interdit toute pratique pouvant porter atteinte à l’espèce humaine. En ce sens, dans quelles mesures greffer un organe animal pourrait-il influencer le comportement et la génétique humaine ? De même, la dignité humaine inscrite à l’article 16 du Code civil empêche-t-elle de recourir à la xénotransplantation ? Le questionnement relatif à la protection de l’espèce humaine et de sa dignité relève principalement du franchissement de la barrière inter-espèce. À partir de quelle proportion le greffon animal influencerait-il significativement la conception humaine du receveur ? Le Conseil Consultatif National d’Éthique, dans son avis du 11 juin 1999, avait indiqué que cette crainte d’une confusion des espèces pouvait être dépassée, en ce que, pour ce dernier, « la notion de dignité humaine implique que le respect que l’on doit à l’intégrité des organes du corps humain ne signifie pas, ipso facto, que l’humanité d’un être humain réside dans ses organes » [9].
L’enjeu est donc de faire accepter au receveur le greffon animal. L’identité de l’Homme est souvent liée à sa corporalité. Ainsi, la personne ne pouvant déconnecter son humanité de sa corporalité n’acceptera jamais une telle opération. Le ressenti primaire de la personne sera une « animalisation » de son être, surtout en ce qui concerne les organes les plus importants tel que le cœur. Les témoignages laissent apparaître une crainte de perdre son identité. Il peut donc y avoir une « résistance psychologique » [10].
Outre, la considération identitaire, il est nécessaire de rechercher l’implication du domaine cultuel dans la pratique de la xénotransplantation. Il est vrai que les recherches laissent apparaître que le porc serait l’animal le plus à même d’être utilisé. Cependant, il est un animal considéré comme impropre par les religions juive et musulmane. L’implication religieuse est également éthiquement discutable. Le Conseil Consultatif National d’Éthique relève que cela touche environ 50% des personnes concernées [11]. L’auteur Souad Touzri Takari présente une étude réalisée auprès de 42 étudiants tunisiens en deuxième année de licence de biotechnologie. Ils ont dû indiquer, de manière argumentée, s’ils seraient prêts à accepter une xénogreffe avec un cœur porcin, en cas de nécessité. L’étude permet d’observer que la majorité des étudiants accepteraient la xénogreffe, soit un pourcentage de 61,9% contre 38% qui la refuserait. Les étudiants refusant la xénogreffe font tous appel à la dimension religieuse pour s’opposer à une telle pratique [12].
Le franchissement de la barrière inter-espèce, suppose donc, comme le préconise le Conseil Consultatif National d’Éthique, de rechercher et travailler sur les moyens les plus efficaces de « mieux comprendre, informer et accompagner les futurs candidats » [13]. Le risque du sentiment « d’animalisation » de l’Homme, n’est pas le seul aspect à prendre en compte dans la nécessaire acceptation sociale de la xénotransplantation. Le bien-être animal étant une préoccupation contemporaine, il est nécessaire de le mettre en exergue face à la pratique de la xénogreffe.
La question du respect du bien-être animal utilisé pour la xénotransplantation.
Le phénomène inverse de « l’animalisation » de l’Homme serait une « humanisation » trop importante de l’animal. En effet, il a été admis que pour éviter toute transmission de maladies, l’animal doit subir, outre un élevage dans un milieu dépourvu de bactéries et microbes, une mutation génétique. Les gènes de l’animal sont ainsi modifiés afin de correspondre à une identité génétique adaptée à l’Homme. La réalisation d’une telle pratique fait débat, la question demeurant sur la limite à ne pas franchir pour rester dans une pratique éthiquement acceptable.
Didier Sicard, ancien président du Conseil Consultatif National d’Éthique, a ainsi admis, lors d’une cellule de réflexion sur la xénogreffe en 1996 que « les limites sont déjà franchies. Des lignées de souris ont été habituées à tolérer des cellules humaines […]. D’un point de vue scientifique, la notion de communauté d’organes animaux et humains existe déjà. L’éthique nous incite à envisager à partir de données scientifiques, les conditions de franchissement des limites qui, d’un point de vue médical, sont acceptables afin de sauver la vie d’un homme » [14]. Plus récemment, la mise en œuvre d’une telle pratique suppose, selon les recommandations du Conseil des ministres du Conseil de l’Europe de 2003, premièrement de respecter leurs besoins « physiologiques, sociaux et comportementaux » et surtout d’appliquer la réglementation en matière d’élevage, de détention et de transports de ces animaux.
La création de l’animal « humanisé » en vue d’une utilisation pour le besoin des Hommes semble éthiquement discutable, au regard des avancées législatives et réglementaires concernant le bien-être animal, notamment en matière d’élevage de ces animaux. En effet, les animaux devront provenir d’établissements agréés. Le principe de subsidiarité devra aussi s’appliquer. En effet, la pratique ne pourra être réalisée que si aucune autre solution n’est possible. La xénogreffe doit donc rester une méthode secondaire en matière de don d’organes [15].
Le cadre juridique relatif à la protection du bien-être animal n’est pas le seul à être concerné par la potentielle mise en œuvre de la xénotransplantation. En effet, des enjeux purement juridiques sont à considérer pour adapter notre législation à une telle procédure, toujours au stade de la recherche scientifique.
II/ La xénotransplantation, une pratique engageant une transformation inévitable du cadre juridique national et européen.
La reconnaissance scientifique d’une procédure de xénotransplantation opérationnelle engage juridiquement des conséquences non-négligeables.
Les enjeux juridiques sont aussi relatifs, surtout en amont, aux effets sur la règlementation relative à l’information et au consentement du patient, sujet de la recherche. Aussi, il s’avère que la recherche sur la xénotransplantation comporte un risque de marchandisation du don animal.
La xénotransplantation défiant le régime juridique de la recherche scientifique et médicale.
La participation à une xénotransplantation nécessite l’obtention du consentement de la personne à participer à l’opération, mais également son consentement pour le suivi post-implantatoire et les actes de surveillance qui suivent la transplantation. L’interrogation principale est ici de savoir sous quelle forme obtenir le consentement, notamment pour s’assurer de l’implication du sujet tout au long du processus, soit potentiellement à vie.
Le Conseil Consultatif National d’Éthique a préconisé la conclusion d’un contrat engageant le sujet concernant l’ensemble des actes de surveillance post-greffe [16].
Toutefois, aucune précision n’est apportée quant à la force exécutoire de ce contrat et des sanctions en cas d’arrêt des soins.
Quelle que soit la méthode appliquée, il est certain qu’une information complète doit être donnée au sujet de recherche. Le gouvernement canadien a d’ailleurs proposé la rédaction d’un document remis au sujet de recherche l’informant de l’état actuel de la recherche sur la xénotransplantation, les difficultés qui y sont reliées, les risques d’infections (connus et inconnus), les résultats des expérimentations antérieures, les méthodes de surveillance et leur implication sur la vie du sujet et son entourage [17].
De plus, l’engagement du sujet sur le long terme ne lui permettra pas de se retirer de la recherche sans engendrer des conséquences néfastes pour lui et pour la santé publique. En effet, outre la santé du patient et ses proches, la xénotransplantation créé un risque pour la santé publique car, en transmettant un virus ou une bactérie nouvelle à l’Homme, ce virus pourrait se propager et engendrer une pandémie. Par conséquent, il est nécessaire que l’information donnée au sujet de recherche soit la plus précise et la plus complète possible.
Le droit accordé au médecin de taire certaines informations, à la demande du patient, en cas d’urgence ou lorsque l’intérêt du patient le recommande, ne saurait ici s’appliquer. En effet, l’article L. 1111-2 du code de la santé publique accorde le droit pour le médecin de taire les informations sauf « lorsque les tiers sont exposés à un risque de transmission ». En l’espèce, nous avons établi ci-dessus que la xénogreffe engage par nature un risque de transmission de maladies aux proches du patient mais également pour la santé publique. Le devoir d’information du médecin ne devrait alors connaitre aucune exception.
Toutefois, qu’en est-il de l’expression d’un consentement libre et éclairé de l’entourage du sujet de recherche ? En effet, son entourage encourt, lui aussi, un risque de se voir transmettre une maladie. Il est donc indirectement impliqué dans le protocole de surveillance. Qui doit-on considérer comme impliqué ? Ces questions devront trouver une réponse législative ou réglementaire pour assurer une sécurité de la recherche et des participants directs et indirects.
Le développement de la recherche en matière de xénotransplantation et les avancées scientifiques en la matière laissent apparaître les conséquences néfastes de la pratique. Ainsi, la commercialisation du don d’organe est à craindre.
Les conséquences néfastes de la xénotransplantation sur l’esprit bénévole
du don d’organe.
Les laboratoires travaillant dans le domaine de la xénotransplantation travailleront dans l’optique d’un bénéfice économique, appuyés par les firmes de biotechnologies. Sans compter le marché des immunosuppresseurs en lien avec la greffe. En France, la loi du 1er juillet 98 relative au renforcement de la veille sanitaire et du contrôle de la sécurité sanitaire des produits destinés à l’homme, l’utilisation à des fins thérapeutiques d’organes, de tissus ou de cellules d’origine animale avait déjà encadré ce phénomène concernant l’allogreffe, en prévoyant le système centralisé de collecte d’organes.
Ce mécanisme ne pourra plus s’appliquer, il faudra donc inévitablement prévoir un mécanisme d’autorisation pour les entreprises en charge de fournir les organes des animaux. La pratique devra être réglementée afin d’éviter, comme pour l’allogreffe, la vente d’organes au « marché noir ».
Ainsi, il est ressort de cette analyse la nécessité d’encadrer strictement, sur un plan national et européen, la réglementation en matière d’agrément des centres aptes à réaliser des xénotransplantations. Les autorités doivent assurer un contrôle de la pratique en amont, voire en aval par la délivrance d’autorisation aux établissements pratiquant la xénogreffe. L’encadrement législatif et réglementaire concernant l’autorisation de la xénogreffe devrait notamment se traduire par l’élaboration de bonnes pratiques par l’Agence Française de Sécurité Sanitaire, les avis de l’Établissement Français des Greffes, des arrêtés ministériels relatifs aux conditions sanitaires d’élevage des animaux et aux règles d’identification de ces animaux [18]. L’Agence nationale de biomédecine conserverait tout de même son rôle de régulation des greffes d’organes, notamment en ce qui concerne l’élaboration de la liste des patients en attente de greffe ou encore le respect des critères médicaux et du principe d’éthique dans l’attribution des greffons.
Article réalisé sous la direction de Aloïse Quesne,
Maître de conférences en droit privé à l’Université Paris-Saclay,
Directrice de la clinique juridique One Health-Une seule santé