Depuis une dizaine d’années, un nouveau mode de gestion administrative s’est imposé au sein du secteur public français, plus particulièrement dans les trois fonctions publiques d’État, territoriale et hospitalière.
La notion de new public management est apparue aux États-Unis, pour corriger un Etat dépensier et des agents publics jugés inefficients. Cette méthode est alors présentée comme la recette miracle permettant de calquer le management du secteur public sur les impératifs de marché [1] :
« Une invention nouvelle dénommée « new public management » est apparue il y a quelques années sur le devant de la scène sous l’impulsion des gouvernements conservateurs et se propose de transformer le secteur public. Les défenseurs de cette approche prétendent que l’économie de marché devrait être au centre [des préoccupations] de la gestion du personnel dans le secteur public et que les modes de management employés dans le privé devraient être l’exemple à suivre ».
Une fois transposé en France, le NPM a eu pour conséquence un alignement du management public sur le management privé, de l’Administration sur l’Entreprise.
Des programmes d’actions interministériels ont été lancés successivement en 2007 (révision générale des politiques publiques ou RGPP) et 2011 (modernisation de l’action publique ou MAP). Ces réformes ont consisté à [2] :
« Refonder la fonction publique sur la réduction des effectifs et l’application, de près ou de loin, des règles de gestion du secteur privé, afin de marquer l’entrée de la France dans la nouvelle modernité offerte par la mondialisation économique et financière ».
Cette nouvelle gestion publique a pour conséquence une prolifération inédite de risques psychosociaux (RPS) [3] :
« Le climat de tension et de compétition associé aux nouveaux modes de gestion du personnel, met souvent à rude épreuve la solidarité et l’esprit d’équipe ou le sentiment de valeurs partagées, sans compter les débordements possibles du côté du harcèlement psychologique ou moral ».
Elle aboutit à une dégradation des conditions de travail de l’agent [4] :
« La grande difficulté de la réforme en France réside précisément dans le décalage permanent observé entre des politiques, élaborées pour répondre avant tout à des enjeux budgétaires ou économiques, et la misère du quotidien subi par les usagers comme les agents. La pression au travail tend donc à s’homogénéiser entre le privé et le public. [Pire] les études menées par la Direction de l’animation de la recherche, des études et des statistiques (Dares) du ministère du Travail montrent, qu’entre 2005 et 2013, l’intensification du travail a davantage touché les fonctionnaires que les salariés du privé […] La proportion de fonctionnaires dont le rythme de travail quotidien est réglé par au moins trois contraintes (par exemple, contraintes techniques, dépendance à l’égard des collègues, demandes de la hiérarchie, etc.), en dehors de l’informatique, est passée de 18% à 26% dans la FPE, de 18% à 25% dans la FPT, est restée stable autour de 40% dans la FPH, alors qu’elle a évolué de 20% à 24,3% dans le secteur privé. On peut également observer le développement du travail morcelé, qui implique de devoir quitter sa tâche pour une autre imprévue. En 2013, cette situation concernait 68% des salariés du privé, 63% des agents de la FPE, 64% de ceux de la FPT et 78% de ceux de la FPH ».
Initialement, le fonctionnaire est l’émanation du service public, par essence dérogatoire au droit commun [5] :
« Le fonctionnaire « nommé sur un emploi permanent » (art. 3 de la loi du 13 juillet 1983) incarne la pérennité de l’autorité publique. On se situe dans le cadre d’un échange politique et non pas d’un échange économique. Le fonctionnaire n’est donc pas un salarié ordinaire ».
Or, le new public management a perturbé les acquis statutaires de tous les agents publics, y compris les titulaires de la fonction publique.
En outre, l’agent public se retrouve mis en concurrence et débordé par les initiatives du secteur privé [6] :
« La réforme s’accompagne d’une cascade de transferts en direction de la société civile par le recours aux associations, la prise en charge d’une part croissante du « service » par les usagers eux-mêmes ou par des entreprises privées ».
Il s’agira d’observer les problématiques posées par la nouvelle gestion publique, à travers cinq catégories d’agents différentes. Premièrement, le personnel enseignant (a). Deuxièmement, le personnel militaire (b). Troisièmement, le personnel pénitentiaire (c). Quatrièmement, le personnel hospitalier (d). Et cinquièmement, le cas hors fonction publique du personnel des établissements d’hébergement pour personnes âgées dépendantes (e).
a) Les effets du new public management dans la gestion du personnel enseignant.
Les enseignants de la recherche supérieure sont en proie à des angoisses, liées à l’autonomisation des universités allant de paire avec une restriction du budget alloué [7] :
« L’Anact (Association nationale pour l’amélioration des conditions de travail) souligne la pluri-factorialité des risques psychosociaux caractérisant à la fois l’organisation du travail et les relations interindividuelles. […] Les troubles peuvent se manifester sous différentes formes : le stress, l’épuisement professionnel (burn-out), la dépression, la décompensation, et diverses pathologies ayant pour origine l’environnement professionnel […] Un déficit de ressources pour le travail collectif s’ajoute à des pressions accrues liées à la modification de l’environnement de travail pour fragiliser les personnels universitaires ».
D’une étude menée sur une université de l’Est de la France, il ressort que les situations de malaise au travail se sont accrues chez les professeurs et enseignants-chercheurs [8] :
« Sur un total de 526 énonciations relatives aux troubles et risques psychosociaux (sur 1 652 énonciations en tout), il apparaît principalement les états de souffrance ou mal-être (323) et secondairement de fatigue et de stress (135) ; de façon moindre, de démotivation (53), puis de violences (12) et de déséquilibre entre vie professionnelle et vie privée (3) ».
Le directeur de l’université livre un témoignage saisissant de cette souffrance au travail [9] :
« Un certain nombre de collègues sont très inquiets, personnels aussi bien MCF qu’administratifs, de ce qu’ils entendent des problèmes de fusion, de rationalisation des services et je ne parle même pas d’absorption ».
Dans un objectif de remise à niveau des budgets « recherche », de nombreux enseignants sont notés de façon très sévère sur la qualité de leurs productions et associent cela à du surmenage en raison d’une « difficulté à concilier l’enseignement et la recherche ».
Les enseignants-chercheurs ne sont pas les seuls à déplorer une accentuation des risques psychosociaux (RPS) en lien avec la mise en place chaotique du new public management.
b) Les effets du new public management sur la gestion du personnel militaire.
La problématique des risques psychosociaux, due au NPM, s’étend à des administrations diverses et variées. Elle frappe même à la porte de la « Grande Muette ». Sa manifestation prend des proportions toutes particulières qu’il convient de relater.
Contrairement aux idées reçues, l’agent de la fonction publique militaire bénéficie d’une plus grande « latitude décisionnelle » que dans les autres administrations. Le management de l’armée insiste davantage sur la « participation » et la « sociabilité de corps » du subalterne.
Toutefois, les coupes budgétaires récentes dans le budget des armées ont plongé le personnel dans une forte angoisse liée à une souffrance au travail accrue [10] :
« La note de la direction des ressources humaines du ministère de la défense (DRH-MD) du 9 juin 2014 alerte sur "la gravité potentielle des conséquences sociales et structurelles des réorganisations au sein des organismes du ministère de la Défense" et formule des recommandations "en vue de prévenir l’émergence de situations critiques en matière de RPS". »
Le personnel pénitentiaire souffre aussi du fait de la nouvelle gestion publique. Cette souffrance implique un risque accru d’exposition aux risques psychosociaux (RPS).
c) Les effets du new public management sur le personnel pénitentiaire.
Le new public management entraine des spirales négatives de complexification de la gestion RH du personnel pénitentiaire [11] :
« Le foisonnement des cycles de travail, parfois au sein d’un même établissement, rend les organisations à la fois complexes à concevoir et difficiles à tenir. Cette situation engendre une spirale de baisse du taux de couverture des postes et d’augmentation de l’absentéisme, entraînant un rappel des agents sur leur repos. L’allongement des périodes de travail qui en résulte provoque, outre l’octroi de repos compensateur, l’augmentation des heures supplémentaires et parfois un absentéisme supplémentaire, assimilable à un temps de repos ».
Les risques psychosociaux générés par l’instauration du new public management prolifèrent aussi dans le secteur public hospitalier.
d) Les effets du new public management sur le personnel hospitalier.
Le service public hospitalier est particulièrement touché par les arrêts maladie et congés maladie des fonctionnaires [12] :
« 40% des aides-soignants, 33% des infirmiers et 10% des médecins [cumulent] des arrêts maladie sur l’année de plus de 30 jours ».
Cela s’explique par le nouveau type de management vécu par les médecins des hôpitaux comme « inhumain » et provoquant chez eux des pathologies inquiétantes [13] :
« On nous presse constamment à faire sortir les patients non rentables. La semaine dernière il y avait dans le service un homme d’une quarantaine d’années avec une tumeur cérébrale à un stade d’évolution très avancé, sur le plan médical il était considéré sortant. Je suis donc allée trouver sa femme qui était auprès de lui et lui ai annoncé que son mari sortait l’après-midi. Elle a aussitôt mal réagi... et je me suis vue lui répondre : Madame quand on se marie c’est pour le meilleur et pour le pire […] Il devient plus rentable d’amputer un patient que de le soigner pour prévenir une telle opération… un des signes de la dégradation de l’hôpital public. Comment sortir de cette dérive contraire à l’éthique pour les médecins, dangereuse pour les malades ? (Grimaldi & Timsit, 2006) ».
Les agents du service public hospitalier sont en proie à de terribles dilemmes parfois inconciliables entre le rendement du centre hospitalier et la santé des patients. Pris entre deux feux, ils menacent d’imploser [14] :
« L’idéologie gestionnaire » dénoncée par de Gaujelac (2014) se manifeste à l’hôpital notamment par des démissions de médecins, des colères et des révoltes, des suicides, des remises en cause personnelles qui n’épargnent vraiment pas les personnels soignants (Duvillier, Genard & Piraux, 2009 ; Miremont, 2014).
Manque d’autonomie, souffrance éthique, dégradation des relations interprofessionnelles sont fréquemment exprimés comme facteurs d’épuisement et de risques psychosociaux au travail. L’hôpital, nous le voyons, n’échappe pas à la situation ».
Pour illustrer cette dichotomie entre l’ancienne conception de l’hôpital public et la nouvelle, empruntons ce tableau comparatif :
Sous-systèmes | Bureaucratie professionnelle Valeurs : compétences et humanismes | Modèle gestionnaire Valeurs : performance et efficience |
Objectifs | - Valeur d’un service public : accueil de tous, accessibilité « La santé n’a pas de prix » |
- Recherche d’un équilibre financier, de retour à cet équilibre recettes/dépenses- patients rentables/patients non-rentables « La santé a un coût que nous ne pouvons plus assurer » |
Structure | - Hiérarchisation des hôpitaux/capacité des lits - CHU et hôpitaux locaux |
- Regroupement public ou encore public/privé des hôpitaux pour un partage de moyens |
Technique | - Observation clinique/diagnostic/colloque singulier | - Actes/investigations technologie-technique |
Culture | - Vocation : acceptation des contraintes organisationnelles, horaires, etc. « On choisit l’hôpital et on y reste...on lui reste fidèle. » |
- Recherche équilibre vie personnelle et professionnelle « Le médecin, le soignant, a un plan de carrière, il développe un certain « nomadisme » privé et public. » |
Source : www.cairn.info, Vers un leadership partagé à l’hôpital pour une GRH plus éthique, Marie-Claude Miremont et Max Valax, 2014
La souffrance au travail des fonctionnaires hospitaliers a alarmé jusqu’aux responsables des plus hautes sphères politiques [15] :
« M. Alain Bocquet attire l’attention de Mme la Ministre des affaires sociales et de la santé sur la souffrance au travail que ressentent les professionnels de santé hospitaliers, les budgets des hôpitaux se réduisant chaque année et les personnels étant, dans ce contexte, les variables d’ajustement. Les établissements hospitaliers comptent de moins en moins d’infirmiers par exemple pour de plus en plus de patients, obligeant les professionnels à enchaîner les actes techniques au détriment de l’accompagnement des patients. Les personnels hospitaliers tirent la sonnette d’alarme car « les effectifs au lit » se réduisent, phénomène accentué par un absentéisme incompressible dû aux conditions d’épuisement des soignants contraints de travailler en sous-effectifs. Ils souffrent de la pression imposée par les restructurations et la course à l’acte induite par la tarification à l’activité dégradant les conditions de travail et risquant de mettre en danger la prise en charge des patients et la vie des malades ».
Enfin, l’application du NPM fait des dégâts au sein des EPHAD.
e) Les effets du new public management sur le personnel des établissements d’hébergement pour personnes âgées dépendantes (EPHAD).
Comme dans l’ensemble du secteur public, les repères de l’agent quant à l’organisation de son activité sont bouleversés par la pratique du new public management [16] :
« L’introduction de la notion de projet (Loi de 2002-02) à tous les échelons de fonctionnement (Projet d’établissement, d’unités, de vie, d’activité, individuel, etc.) a eu de nombreuses conséquences dans l’organisation du travail du personnel soignant et a renforcé les exigences par un surplus de travail administratif difficilement intégrable dans des plannings déjà chargés. Les conséquences de nombreux changements dans l’élaboration des emplois du temps ainsi que la gestion des absences prévues ou non, entraînent chez les [agents] des difficultés à la fois professionnelles (surcharge de travail, fatigue, horaires atypiques) et extra-professionnelles (gestion de la vie familiale) ».
Cela débouche dans les établissements publics de santé, et plus particulièrement les EPHAD, sur un panel de RPS varié [17] :
« En étant confrontés au vieillissement, à la maladie et à la mort quotidiennement, leurs agents publics se trouvent souvent en situation de grande vulnérabilité ».
En outre, les agents font l’objet d’insultes et d’injures répétées [18] :
« L’analyse des questions relatives à la violence montre la prévalence de violences verbales et physiques au sein de [l’établissement] 64.29 % des [agents] disent avoir été victimes d’agressions verbales de la part d’un [patient] au cours des douze derniers mois ».
Ces « agressions » peuvent susciter chez les agents des états « d’anxiété ».
En revanche, les agents hommes résistent mieux à la pression émotionnelle que les agents femmes [19] :
« La moyenne la plus élevée se trouve chez les infirmières (15.5). La moyenne la plus basse se trouve chez les hommes (8.0 et 8.4) […] Le profil [d’agent] le plus touché est celui de la femme, âgée de 30 à 39 ans, occupant la fonction d’Agent de Service Hospitalier ou d’Agent de Service et ayant une ancienneté allant de 3 à 10 ans ».
Il reste à espérer que la souffrance au travail des agents ne devienne pas endémique. Pour cela, une remise en question du new public management (NPM) s’impose.