L’émoi national suscité en réponse aux actes rappelle la véritable sacralisation dont le patrimoine culturel fait l’objet et que le droit s’est depuis longtemps donné comme mission de protéger. Aujourd’hui pourtant, s’invite dans le récit historique du vandalisme d’œuvres d’art, la question d’une liberté d’expression propre à ces actes, difficile à censurer.
Le vandalisme d’œuvres d’art n’est pourtant pas un phénomène nouveau. Que ce soit au moment de la Révolution française de 1789, du mouvement des suffragettes en 1914 ou du 28 janvier 2024 au musée du Louvre, le vandalisme n’a pas pour cause première un crime insensé mais avant tout la transmission d’un message, d’une idée ou d’une conviction que celle-ci soit politique, idéologique ou sociale. Rares sont les cas finalement d’actes de vandalisme perpétrés par des personnes instables mentalement. La dégradation totale ou partielle d’œuvres d’art apparaît d’emblée comme un dernier recours, lorsque les mots ne parviennent plus à faire réagir.
Pour l’étudiant en art, Uriel Landeros, c’est dans un effort de sensibilisation contre “les injustices” de la société qu’il réalise en 2012 à la Menil Collection de Houston un graffiti au pochoir et à la bombe sur le tableau de Pablo Picasso (1929) Femme sur un fauteuil rouge. Dans la même veine en octobre 2022, deux activistes écologistes du collectif JustStopOil avaient dégradé à l’aide d’une canette de soupe de tomate Les Tournesols de Vincent Van Gogh, démontrant ainsi que les actes de vandalisme ne cessent de faire écho à une forme de protestation active, ancrée dans l’ère du temps.
À ces formes de vandalisme s’ajoute l’attaque au couteau de Gerard Jan van Bladeren en 1986 contre le tableau entièrement peint en rouge Who’s Afraid of Red, Yellow and Blue III de Barnett Newman (1967), motivée par un rejet personnel de ce premier de toute manifestation de l’art abstrait, étant un artiste réaliste déchu.
Pourtant, le vandalisme est une arme à double tranchant. Aux yeux de la justice, le vandalisme demeure une infraction sanctionnable par la loi définie comme étant “l’action de détruire, dégrader ou détériorer volontairement un bien appartenant à autrui”. Peuvent s’accumuler ainsi un maximum de sept ans d’emprisonnement et 100 000 euros d’amende bien que ces peines soient rarement prononcées. Si l’acte dommageable est commis par plusieurs personnes, la peine peut être élevée à dix ans d’emprisonnement, notamment s’il s’agit d’un “bien culturel qui relève du domaine public ou qui est exposé, conservé ou déposé […] dans un musée de France, une bibliothèque, une médiathèque, un service d’archives […] ou dans un édifice affecté au culte.”
Néanmoins, contrairement aux Pays-Bas et à l’Allemagne, qui sanctionnent sévèrement les “actes de désobéissance civile”, la France préfère les travaux d’intérêt généraux. De plus, selon le prestige entourant l’œuvre, pourra être reconnu un délit puni de 2 ans d’emprisonnement et de 30 000 euros d’amende selon l’article 322-1 du Code pénal ou une contravention de 5e classe [1] moyennant le paiement d’une amende de 1 500 euros, en tenant compte de la gravité du dommage.
Cependant, pour certains, tribunal rime avec diffusion. En effet, passer devant la justice peut permettre de donner une portée médiatique à la conviction qu’ils défendent comme c’était le cas pour Paul Kelleher en 2002 qui avait choisi de décapiter la Statue of Margaret Thatcher de Neil Simmons (1998) exposée à la Guildhall Art Gallery de Londres afin d’attirer l’attention sur les effets néfastes du changement climatique, en particulier pour les générations futures. Il reste que c’est un dur prix à payer pour se faire entendre que celui d’aller en prison ou de payer une lourde amende. Pourtant, la condamnation pénale prend tout son sens au regard de l’importance du patrimoine culturel que les professionnels et particuliers s’évertuent à préserver. Ne pas sanctionner ces comportements frauduleux serait fermer les yeux sur les efforts et heures de restauration et les frais que coûtent la mise en place d’une sécurité plus intensive dans les institutions culturelles.
Malgré cela, le droit se heurte depuis quelque temps à la notion de liberté d’expression à l’aune d’un vandalisme dit “artistique”. Par principe, l’acte de vandalisme défigure l’œuvre d’art mais certains artistes y voient une nouvelle forme de création. Il s’agit alors de performances qui tentent avant tout de renouveler l’œuvre et non de la dégrader. En 1993, l’artiste Pierre Pinoncelli avait asséné d’un coup de marteau La Fontaine de Marcel Duchamp après avoir
uriné dans le ready-made, ce qu’il avait justifié devant la justice lors de sa condamnation en 1998 en responsabilité pour faute comme étant un moyen de “terminer l’œuvre et de lui donner sa pleine qualification”. Cet étrange hommage lui aura coûté 53 000 euros en tout mais également une certaine notoriété, lui permettant de s’auto-promouvoir, lui- même en tant qu’artiste.
Un autre exemple marquant de cette ambition créative qui s’attaque à des œuvres abouties pour en produire une autre sans l’accord de l’auteur est celui de Mark Bridger qui en 1994, a versé du colorant noir sur l’œuvre de Damien Hirst intitulée Away from the Flock qui représentait un agneau blanc conservé dans une boite transparente et du formol à la Serpentine Gallery de Londres. Bridger parle alors de “Black Sheep” et non plus du titre originel, voulant donner à son acte une légitimité créative. Se pose ainsi la question de savoir si le droit est véritablement en mesure de sanctionner l’expression de cette liberté artistique au regard de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen de 1789.
L’article 11 dispose que
"la libre communication des pensées et des opinions est un des droits les plus précieux de l’Homme : tout Citoyen peut donc parler, écrire, imprimer librement, sauf à répondre de l’abus de cette liberté dans les cas déterminés par la loi”.
En ce sens, la liberté d’expression ne fait-elle pas droit à ce qu’un artiste modifie l’œuvre d’autrui dans un but purement de création esthétique ? De plus, l’article 10 dispose que
“nul ne doit être inquiété pour ses opinions, même religieuses, pourvu que leur manifestation ne trouble pas l’ordre public établi par la loi”.
Or, ces actes de vandalisme troublent manifestement l’ordre public en ce qu’ils choquent aussi bien les visiteurs et médias que l’artiste dont le travail est estropié.
Il s’agit ici pour le droit de faire la part entre la libre expression d’un geste artistique et l’atteinte portée au droit moral de l’œuvre, fruit du travail acharné et unique d’un artiste. Poser un baiser rouge indélébile sur un triptyque blanc comme l’a fait Rindy Sam sur l’œuvre Phaedrus (1977) de Cy Twombly en 2007 ne porte-il pas atteinte au “droit au respect du nom de l’artiste, de sa qualité et de son œuvre” ? En effet, le droit moral “perpétuel, inaliénable et imprescriptible” de l’artiste sur son œuvre d’art, inscrit à l’article L121-1 du Code de la propriété intellectuelle n’autorise aucune ingérence sur l’œuvre de celui-ci, même par un artiste confirmé, ce que réitère la Convention de Berne.
L’article 6bis dispose qu’
“indépendamment des droits patrimoniaux d’auteur, et même après la cession desdits droits, l’auteur conserve le droit de revendiquer la paternité de l’œuvre et de s’opposer à toute déformation, mutilation ou autre modification de cette œuvre ou à toute autre atteinte à la même œuvre, préjudiciables à son honneur ou à sa réputation.”
On parle ainsi du “respect de la dignité de l’œuvre”, droit extra-patrimonial dont l’artiste se prévaut contre les atteintes à l’intégrité de celle-ci une fois placée dans l’espace public et qui sauvegarde sa liberté d’expression artistique propre. Par conséquent, imposer son point de vue sur une œuvre aboutie en passant par sa dénaturation pourra toujours être condamnable au regard des prérogatives que détient l’artiste sur son travail, la liberté d’expression du vandale ne pouvant être invoquée légitimement.
Le vandalisme d’œuvre d’art, qu’il soit réalisé dans un but de contestation ou simplement en guise de création artistique, n’aura donc jamais sa place au sein des institutions culturelles qui se vouent à protéger les œuvres dont elles sont le berceau.
En posant un principe de respect de l’intégrité des œuvres d’art, le droit dessine les limites de la liberté d’expression artistique mais se pose alors la question de savoir comment concevoir juridiquement le vandalisme d’un artiste sur sa propre œuvre lorsque cette dernière n’est plus la propriété de celui-ci, comme l’avait réalisé Banksy en octobre 2018 à l’hôtel des ventes Christie’s.
Sources :
Ça m’intéresse [2]
Le journal des arts [3]
Europe 1 [4]
Le petit juriste [5].