Imiter Ghibli, est-ce voler Ghibli ? Le droit d’auteur face au style.

Par Efrain Fandiño, Docteur en droit.

1557 lectures 1re Parution: Modifié: 1 commentaire 4.67  /5

Explorer : # intelligence artificielle # droit d'auteur # style artistique # parasitisme

Depuis l’intégration d’un nouveau modèle de génération d’images dans ChatGPT, des milliers d’utilisateurs ont transformé leurs souvenirs, portraits ou mèmes en scènes dignes de l’univers du Studio Ghibli. Ces créations ont envahi les réseaux sociaux, suscitant à la fois fascination et controverse. Au-delà de l’esthétique, une question juridique refait surface : jusqu’où peut-on reproduire un style, notamment lorsqu’on utilise une technologie d’intelligence artificielle ? Le droit d’auteur protège les œuvres, mais pas le style. Pourtant, lorsque celui-ci devient une signature reconnaissable, son détournement, même indirect, peut-il être sanctionné ?
Cet article propose une lecture critique de ces nouvelles pratiques et de leurs implications juridiques, à l’aune du développement des intelligences artificielles génératives.

-

Depuis la semaine dernière, les réseaux sociaux ont été envahis par une vague d’images réinventées dans un style bien particulier : celui du Studio Ghibli. Avec ses teintes douces, ses personnages expressifs et ses univers poétiques, nous avons vu des réinterprétations de photos personnelles d’utilisateurs (selfies, photos de famille, etc.), des recréations stylisées d’événements historiques, comme la célèbre photo de Mohamed Ali debout au-dessus de Sonny Liston ou des sujets plus sensibles, recréant par exemple des scènes liées à des conflits géopolitiques récents ou à des moments controversés de l’histoire contemporaine.

Le phénomène « Ghibli » a émergé dans le cadre du lancement du nouveau modèle de génération d’images intégré à ChatGPT [1], développé par OpenAI. C’est cette technologie qui a rendu possible la création, à partir d’un simple mot ou d’une photo, de scènes entièrement nouvelles évoquant l’univers visuel de La Princesse Mononoké ou Le Voyage de Chihiro, avec une fidélité esthétique extraordinaire.

À première vue, cela pourrait rappeler le transfert de style [2], une technique plus ancienne d’intelligence artificielle, qui appliquait l’aspect visuel d’une œuvre (par exemple un tableau de Van Gogh) sur une photo existante. Mais ici, la démarche est bien différente [3]. Le modèle ne se contente pas de « peindre par-dessus » une image. Il génère une nouvelle image de zéro, en s’inspirant du style demandé et, éventuellement, d’une image de référence fournie par l’utilisateur.

Contrairement aux modèles de diffusion classiques, qui génèrent d’abord une image aléatoire puis la « dénoisent » progressivement pour affiner le rendu (comme Stable Diffusion ou l’ancien DALL-E 2), le modèle intégré à GPT-4o repose sur une architecture « autoregressive », similaire à celle utilisée pour la génération de texte [4]. Cela signifie que l’image est produite séquentiellement, pixel par pixel (ou « patch par patch »), chaque nouvelle portion étant générée en fonction de celles déjà produites. En d’autres termes, le modèle de Chatgpt agit un peu comme un artiste numérique qui commencerait par une toile blanche. Il comprend à la fois ce que l’utilisateur veut voir grâce à un prompt en langage naturel (ou humain) et la manière dont cette scène devrait être rendue visuellement, selon le style choisi.

Cette nouvelle vague de génération d’images par intelligence artificielle remet sur le devant de la scène des questions classiques du droit d’auteur, notamment celles liées à la reproduction d’un style artistique.
Beaucoup s’interrogent : imiter un style, est-ce porter atteinte à une œuvre protégée ?

Cette problématique n’est pas nouvelle [5]. Elle avait déjà émergé avec les premiers modèles de transfert de style, et mérite d’être revisitée aujourd’hui, à l’aune des capacités accrues des générateurs d’images comme celui de ChatGPT. Dans ce contexte, nous proposons de reprendre cette vieille question à la lumière des nouveaux usages.

À cet égard, nous commencerons par rappeler comment le style a été appréhendé par le droit. Ensuite, nous expliquerons pourquoi, le style n’est pas protégé en tant que tel.
Nous élargirons ensuite l’analyse à une autre piste de responsabilité possible : celle de l’utilisation non autorisée des données d’entraînement.
Enfin, nous terminerons en réexaminant l’hypothèse d’un parasitisme, dans le cas où l’usage du style viserait à tirer indûment profit de la renommée d’un créateur ou d’un univers.

1. Le statut juridique du style.

L’un des grands débats qui traversent le domaine de la propriété intellectuelle concerne la question suivante : la reproduction du style d’un artiste dans une nouvelle création peut-elle remettre en cause l’originalité de l’œuvre ? Cette interrogation est étroitement liée à la conception romantique de l’auteur qui existe depuis 1500.

En effet, on peut situer sa genèse en 1550, avec la publication de « Les Vies des meilleurs peintres, sculpteurs et architectes italiens » de Giorgio Vasari. Dans cet ouvrage, l’auteur fut l’un des premiers à documenter les « prouesses » des grands artistes de son époque.
Il y explorait les mouvements artistiques, les filiations entre maîtres et disciples, ainsi que le lien profond entre la biographie de l’artiste et son œuvre. Cette approche a non seulement contribué à façonner le mythe de l’artiste inspiré (presque figure divine), mais elle a aussi instauré une nouvelle manière d’évaluer une œuvre d’art, où la renommée de son créateur augmentait la valeur perçue de l’œuvre elle-même [6].

Cette méthode d’analyse, qui tendait à minimiser la part des disciples ou collaborateurs au sein des ateliers, a profondément transformé la perception de l’artiste. Elle a contribué à installer l’idée selon laquelle la valeur d’une œuvre ne repose pas uniquement sur ses qualités esthétiques ou techniques, mais aussi sur l’identité de celui qui l’a créée [7].

Ainsi, le Dictionnaire de l’Académie française définit le style [8] comme une manière particulière de créer dans un domaine artistique. Il peut désigner l’ensemble des traits esthétiques caractéristiques d’une époque, d’un courant ou d’une culture (par exemple : le style gothique, baroque, japonais, ou art déco), mais aussi la manière propre à un artiste ou à un groupe d’artistes de s’exprimer dans leur discipline (on parle alors du style de Rodin, de Mozart ou des impressionnistes). Le terme s’étend également à des pratiques comme la musique ou le sport, où il désigne une technique ou une manière spécifique d’exécution.

Dans ce contexte, bien qu’aucune définition légale du style d’un auteur ne soit formellement établie, la doctrine a proposé plusieurs tentatives de délimitation de cette notion. Ainsi, Desbois considère que « le style comprend certains traits caractéristiques à la fois de ce qui est dit et de la manière dont cela est dit » [9]. Pour Anne-Emmanuelle Kahn, « le style, au sens de l’expression personnelle de l’auteur, sa manière d’écrire, de peindre, de dessiner que l’on retrouve à travers ses œuvres et qui évolue durant sa vie lorsqu’il prend son indépendance par rapport aux mouvements et aux influences qui l’ont nourri, n’est pas protégeable en tant que tel » [10]. Nadia Walravens ajoute pour sa part que « le style – résultant d’un procédé de mise en œuvre – est si personnel à l’artiste, qu’il imprime sa marque, sa signature, reconnaissable entre toutes. En effet, le procédé devient – du fait de la répétition – un signe distinctif, la marque de l’artiste : les “rayures” de Buren, les “empaquetages” de Christo & Jeanne-Claude, les “contacts peints” de William Klein s’identifient au premier regard » [11].

À partir de ces différentes approches, on peut proposer une définition juridique du style comme l’ensemble des caractéristiques distinctives d’un auteur, perceptibles dans une œuvre de l’esprit, et résultant de l’usage singulier qu’il fait des moyens d’expression, qu’ils soient écrits, visuels ou sonores, au cours de son processus de création.

Même si le style reflète profondément la singularité de l’auteur, il ne bénéficie pas, en lui-même, de la protection juridique accordée aux œuvres de l’esprit comme nous verrons ensuite.

2. L’absence de protection du style en droit d’auteur.

La protection du style a été expressément écartée par la jurisprudence française. À cet égard, la Cour d’appel de Paris a jugé que, du point de vue du droit d’auteur, le style ne constituait rien de plus qu’une idée, et qu’à ce titre, il ne pouvait bénéficier d’une protection juridique au titre du droit d’auteur [12].

Dans le même esprit, l’ancien tribunal de grande instance de Paris a refusé d’accorder la protection à un modèle de sac, au motif que la partie demanderesse « ne pouvait prétendre bénéficier de droit d’auteur sur un style, une ligne, un genre d’articles, dont les formes sont multiples et qui présentent des caractéristiques communes diversement agencées » [13]. Ce même tribunal a également écarté la protection d’une série d’œuvres en relevant que :

« le simple fait que l’artiste revendique au titre du droit d’auteur certains des éléments communs à sa série (...) montre bien qu’il revendique une démarche picturale, donc un genre, fil conducteur de sa série, et non une œuvre en particulier » [14].

La Cour d’appel a confirmé cette décision, rappelant que :

« le droit d’auteur ne saurait protéger un style, quand bien même serait-il propre à l’artiste et identifierait immédiatement son auteur, mais protège une forme particulière qui est l’expression de l’effort créatif de l’auteur et qui se trouve dans une œuvre définie » [15].

Ces décisions convergent vers un principe fondamental : le droit d’auteur protège la forme concrète d’une création, et non les éléments stylistiques ou distinctifs qui permettent d’identifier un auteur.
Il nous semble que ce principe doit être maintenu dans le contexte des œuvres faites au moyen de l’intelligence artificielle : reconnaître une protection du style reviendrait à ériger une barrière inutile à la création, au détriment de la liberté d’inspiration, et cela pourrait nuire à la créativité.

À ce sujet, il convient de dire que, depuis plusieurs années, nous nous opposions [16] à l’idée d’une protection juridique en tant que telle. Certes, il est possible d’identifier certains éléments récurrents dans l’œuvre d’un auteur (motifs, thèmes, techniques), mais il faut également reconnaître que le travail artistique est, par nature, évolutif. Les œuvres de jeunesse diffèrent souvent sensiblement de celles de la maturité, tant sur le plan formel que conceptuel.

Ce constat a des implications juridiques majeures. Si l’expression artistique est mouvante et plurielle, quelle partie du style faudrait-il protéger ? Celui des débuts ou celui de la maturité ? Et selon quels critères pourrait-on fixer cette « essence » du style ?
Prenons l’exemple de David Bowie, dont l’univers musical et visuel a profondément évolué d’un album à l’autre, ou encore celui de Claude Monet, dont les œuvres de jeunesse, plus réalistes, n’ont que peu à voir avec ses toiles tardives de Giverny, marquées par une abstraction atmosphérique. On peut également penser à Diego Rivera, dont les premières œuvres ont été influencées par le cubisme européen, avant qu’il ne développe un style propre, monumental et narratif, dans ses célèbres fresques murales inspirées par l’histoire et les luttes sociales mexicaines.

De la même manière, dans le domaine musical, le style peut évoluer tout en conservant des résonances partagées avec d’autres traditions. Le compositeur Frédéric Chopin, emblématique du romantisme européen, a profondément influencé des musiciens bien au-delà de son époque et de sa culture. On peut ainsi établir un parallèle stylistique avec le compositeur colombien Luis Antonio Calvo, dont les œuvres mêlent formes classiques et inspiration populaire andine. Bien que Calvo soit enraciné dans un autre contexte historique et culturel, sa musique, empreinte de lyrisme, de délicatesse harmonique et de mélancolie, évoque par moments l’univers expressif de Chopin. Pour autant, malgré ces correspondances, les deux styles demeurent profondément singuliers et attachés à des trajectoires artistiques distinctes.

Cette instabilité inhérente au style rend toute tentative de protection juridique floue et arbitraire. Elle révèle surtout une difficulté fondamentale : si l’objectif du droit d’auteur est d’encourager la création, alors, protéger le style, c’est-à-dire des éléments esthétiques non fixés dans une forme définie, risquerait au contraire de la restreindre.

Il est tout à fait possible de créer une œuvre originale à partir d’éléments empruntés à d’autres auteurs, à condition que ces éléments soient réinterprétés par des choix libres et créatifs. De nombreux écrivains ou cinéastes se sont inscrits dans des filiations stylistiques sans pour autant tomber dans la reproduction. Par exemple, Paul Auster s’inspire manifestement de Samuel Beckett [17], tout comme Quentin Tarantino s’approprie des codes narratifs, visuels et musicaux issus du cinéma de genre pour les recomposer selon une esthétique qui lui est propre. Ces influences assumées ne font pas obstacle à l’originalité de leurs œuvres respectives, car elles sont le fruit de choix libres et créatifs, manifestement orientés par une vision d’auteur.

Dans le cas des œuvres faites avec l’IA, la question de l’originalité se pose de manière particulière. Ces œuvres sont souvent considérées comme non originales, dans la mesure où elles ne résultent pas des choix libres et créatifs d’un utilisateur humain, mais d’un processus automatisé [18]. Cela étant dit, il convient de rappeler que le style, en tant que tel, n’est pas protégé par le droit d’auteur. Par conséquent, une œuvre automatisée faite dans un style donné, par exemple Ghibli, même si elle évoque fortement l’univers graphique d’un artiste ou d’un studio ne porte pas atteinte, en soi, les droits d’auteur, tant qu’elle ne reproduit pas des éléments spécifiques d’œuvres protégées.

En revanche, si la nouvelle image reprend de manière reconnaissable des éléments originaux d’une œuvre existante (une composition, un personnage, un décor particulier), elle peut alors constituer une atteinte effective aux droits d’auteur [19]. C’est pourquoi, dans le cas de Ghibli et d’autres styles artistiques, si l’entreprise titulaire des droits d’auteur ou l’auteur directement souhaitent intenter une action en justice, il faudra examiner les dossiers au cas par cas, car l’imitation du style n’est pas en soi interdite par le droit d’auteur.

Cela étant, l’atteinte au droit d’auteur peut survenir en amont, lors de la constitution des bases de données utilisées pour l’entraînement des modèles. Si des œuvres protégées y sont intégrées sans l’autorisation de leurs titulaires de droits, la violation ne réside alors pas nécessairement dans les images faites, mais dans l’exploitation illicite des œuvres au cours du processus d’apprentissage automatique du modèle.

3. L’utilisation non autorisée des œuvres dans le cadre de l’entraînement des modèles.

Si ChatGPT, ou tout autre système d’IA tel que Grok, est aujourd’hui capable de faire des images dans le style du Studio Ghibli, c’est précisément parce qu’il « connaît » cet univers : ses formes, ses couleurs, ses personnages, ses ambiances. Cette connaissance n’est pas magique, elle provient d’un processus d’entraînement. Pour apprendre à générer des images, le modèle a été exposé à des millions d’images annotées, associées à des textes descriptifs, afin qu’il puisse établir des correspondances entre les mots (comme « Ghibli » ou « Chihiro ») et des caractéristiques visuelles précises.

Ainsi, pour pouvoir répondre à une demande du type « dessine-moi une photo dans le style de Ghibli », le modèle doit avoir absorbé des données visuelles et textuelles qui illustrent ce style. Cela implique que des images issues ou inspirées de l’univers Ghibli puissent être présentes dans les ensembles de données utilisés lors de l’entraînement. Sans cette exposition préalable, la machine ne serait tout simplement pas en mesure de produire des images aussi convaincantes dans ce style.

Cependant, il faudrait nuancer cette affirmation, car selon le divulgateur Carlos Santana [20], cela ne signifie pas nécessairement que le système a été entraîné avec des images directement extraites des films du studio.
En réalité, une part significative des données disponibles en ligne peut être constituée de recréations manuelles, d’hommages visuels ou d’œuvres de fans, réalisés dans l’esprit de Ghibli mais sans en reproduire exactement les scènes ou personnages. Ces créations reprennent les codes esthétiques propres à l’univers de Miyazaki, tout en inventant de nouveaux décors ou personnages, à l’image de ce que les IA font aujourd’hui de manière automatisée. Il est donc tout à fait possible que le modèle ait été fortement influencé par les images inspirées de cet univers dans le cadre de son apprentissage du style « Ghibli ».

À cet égard, il est utile de revoir la théorie que nous avons proposée il y a deux ans sur « l’empreinte de la donnée ». En effet, une œuvre faite au moyen de l’IA ne reproduit pas à l’identique une œuvre protégée. Elle peut toutefois présenter des traces reconnaissables d’une œuvre incluse dans les données d’entraînement. Dans ce cas, l’utilisateur ou le développeur du modèle pourrait être confronté à des reproches de contrefaçon indirecte ou à des accusations d’exploitation non autorisée.

En d’autres termes, à partir de la notion d’empreinte de la donnée, il devient possible de formuler une hypothèse sur l’origine des contenus utilisés pour entraîner un système d’intelligence artificielle. En identifiant certains motifs, structures ou éléments visuels récurrents dans les sorties générées, il est possible d’inférer si le modèle a été exposé à des œuvres protégées par le droit d’auteur, même en l’absence d’une reproduction littérale. Cette approche, que nous avons déjà évoquée dans le cadre de l’affaire Ultraman [21], permet de déplacer la focale du résultat final vers l’influence persistante des données d’entraînement.

Cette perspective rejoint les travaux de Theodoros Chiou [22], qui identifie plusieurs étapes techniques au cours desquelles des atteintes aux droits patrimoniaux peuvent survenir, notamment lors de la collecte, du traitement ou du stockage d’œuvres protégées à des fins d’apprentissage machine. L’empreinte laissée par ces œuvres dans le modèle, même après transformation, constitue un indicateur potentiel de reproduction indirecte ou d’adaptation non autorisée.

Ce point de vue peut être illustrée par l’exemple de l’ordonnance préliminaire rendue en août 2024 [23] dans l’affaire Sarah Andersen et al. v. Stability AI et al., en cours devant un tribunal fédéral aux États-Unis. Bien que le fond du litige n’ait pas encore été examiné, le procès étant prévu pour 2027, le juge a estimé que certaines allégations de violation du droit d’auteur étaient suffisamment plausibles pour justifier la poursuite de la procédure.

Cette décision préliminaire vient confirmer une idée centrale développée dans le présent texte : les atteintes au droit d’auteur ne résident pas nécessairement dans les contenus fabriqués par le système, mais peuvent résulter de l’utilisation non autorisée d’œuvres protégées au moment de l’entraînement du modèle. Le fait qu’une intelligence artificielle soit en mesure de produire des images dans un style identifiable ou reprenant des éléments visuels similaires à des œuvres existantes met en lumière la ligne de démarcation incertaine entre influence stylistique licite et appropriation illicite de contenus protégés.

Encore une fois, la capacité d’un système d’IA à produire des visuels dans un style identifiable, ou intégrant des éléments graphiques proches d’œuvres existantes, met en lumière la ligne ténue entre l’inspiration stylistique légitime et l’appropriation illicite de contenus protégés. Par ailleurs, le juge a insisté sur l’importance de la preuve technique : les plaignants devront démontrer que les modèles utilisés —comme Stable Diffusion— contiennent, reproduisent ou permettent l’extraction d’éléments reconnaissables d’œuvres protégées, même sous forme altérée, compressée ou transformée. Ce point renvoie directement à la problématique déjà évoquée de l’empreinte des données dans les résultats produits par les systèmes d’IA.

Enfin, selon cette décision préliminaire, la question de la responsabilité ne se limite plus aux seuls usages faits par les utilisateurs finaux : les acteurs qui conçoivent, entraînent ou diffusent les modèles pourraient également voir leur responsabilité engagée, notamment lorsqu’ils facilitent ou permettent, de manière directe ou indirecte, la reproduction non autorisée d’œuvres protégées.

Cependant, cette lecture stricte du droit d’auteur doit être tempérée par une analyse plus nuancée de la nature juridique des données elles-mêmes. Comme nous avons vu en commentant l’affaire « Ultraman », en principe, les données, entendues comme informations brutes, ne sont pas protégées par un droit privatif. Elles relèvent d’un régime fondé sur le libre accès, conçu pour favoriser l’innovation, la recherche et le développement technologique. Cette approche est dans la lignée du Conseil supérieur de la propriété littéraire et artistique [24] et de la professeure Dusollier [25], qui rappellent que la protection du droit d’auteur ne saurait être étendue à des éléments relevant de la simple information.

De plus, il convient toutefois de souligner une difficulté supplémentaire, déjà évoquée précédemment : dans de nombreux cas, il est possible que les images ayant servi à l’entraînement ne proviennent pas directement des œuvres originales, mais d’illustrations créées par des tiers — tels que des fans — qui produisent et partagent en ligne des contenus visuellement inspirés d’un univers donné, comme celui du Studio Ghibli. Si tel était le cas, cela complexifierait l’identification d’une éventuelle atteinte, dans la mesure où l’empreinte laissée dans le modèle pourrait résulter d’une chaîne d’inspirations successives, plutôt que d’une exploitation directe d’une œuvre protégée.

C’est ainsi que nous nous trouvons face à la question de savoir comment concilier, d’un côté, le principe du libre accès aux données (important au développement technologique) et, de l’autre, la protection des œuvres de l’esprit utilisées sans autorisation lors de l’entraînement des modèles. Cette question demeure aujourd’hui largement ouverte. Le débat est encore en cours et il appartiendra aux juridictions, dans les années à venir, de préciser les contours de cette tension fondamentale. Les décisions qui seront rendues, notamment sur la licéité de l’utilisation des œuvres protégées à des fins d’entraînement, pourraient jouer un rôle décisif dans la définition du cadre juridique de la créativité au XXIᵉ siècle.

Avant de conclure, il convient d’évoquer une dernière piste de réflexion, en marge du cadre strict du droit d’auteur : celle du parasitisme. Cette notion permettrait d’envisager une protection alternative dans les cas où l’exploitation du style ou de la notoriété d’un créateur vise à tirer indûment profit de ses efforts et de sa réputation, sans reproduction formelle d’une œuvre protégée.

4. Au-delà du droit d’auteur : le style sous l’angle du parasitisme.

Un exemple récent nous a été rapporté par un collègue. Il illustre les limites du droit d’auteur face à certains usages problématiques : celui de l’armée israélienne qui a utilisé un générateur d’images pour transformer des images de propagande de guerre en illustrations dans le style du studio Ghibli [26]. Si ces visuels ne reproduisent aucune œuvre spécifique du studio, leur esthétique évoque immédiatement l’univers de Hayao Miyazaki, l’un de ses principaux auteurs, lequel a été connu, précisément, pour son engagement pacifiste et sa critique récurrente de la violence, notamment militaire, dans ses films. La reprise de cette esthétique dans un contexte qui en inverse les valeurs ne vise pas seulement à reproduire une ambiance graphique, mais aussi à capitaliser sur l’émotion, la confiance ou la nostalgie que cet univers suscite auprès du public.

Dans ce cas, le message transmis, à travers une imagerie « Ghibli » détournée à des fins de légitimation de la guerre, entre en contradiction directe avec les valeurs portées par le style qu’il mobilise. Ce type d’usage, qui exploite la puissance évocatrice d’un univers graphique pour servir un message idéologiquement opposé, ne viole pas formellement le droit d’auteur. Rappelons que le droit d’auteur repose sur un principe de neutralité esthétique et idéologique [27], et que, par ailleurs, le style en tant que tel n’est pas protégé par ce droit. Dès lors, que peut faire un artiste ou un studio tel que Ghibli lorsque son langage visuel est réutilisé pour véhiculer un message radicalement contraire à ses convictions profondes ? Une telle situation invite à envisager d’autres dispositifs juridiques, en dehors du droit d’auteur, notamment la notion de parasitisme, qui permettrait d’agir lorsqu’un tiers tire indûment profit de la réputation, de l’identité ou de l’univers d’un créateur, sans justification ni autorisation.

Comme le souligne l’historien de l’art Pierre Noual, le parasitisme revient à « accaparer la notoriété d’un artiste, permettant à l’usurpateur de bénéficier d’une renommée infondée lui permettant de faire des économies et de récupérer des gains au profit de l’autre, pouvant banaliser l’œuvre d’un artiste et donc sa cote sur le marché » [28].
Dans le cas présent, même si le style Ghibli n’est pas mobilisé pour promouvoir directement un produit commercial, son utilisation à des fins de communication stratégique ou idéologique pourrait néanmoins être assimilée à un comportement parasitaire, et, à ce titre, être juridiquement sanctionnée. En effet, cette démarche repose sur l’exploitation, sans autorisation, de la notoriété, de la force évocatrice et de la charge symbolique d’un style identifiable ainsi que le nom de « Ghibli », en contradiction manifeste avec les valeurs éthiques ou philosophiques qui sont associées à la compagnie. Une telle instrumentalisation soulève ainsi, au-delà du droit d’auteur, la question plus large de l’atteinte à l’image d’un créateur ou d’un studio, indépendamment de toute reproduction formelle d’une œuvre déterminée.

Il ne nous appartient pas ici d’approfondir plus longuement l’hypothèse du parasitisme, qui relève d’un autre ordre juridique que celui du droit d’auteur. Son évocation visait ici à ouvrir une piste complémentaire, sans quitter le cadre de réflexion que nous avons souhaité centrer sur les mécanismes propres au droit d’auteur.

Conclusion

Ce parcours autour de la reproduction stylistique imitée par l’intelligence artificielle montre à quel point le droit d’auteur, tel qu’il est aujourd’hui constitué, reste fondamentalement attaché à la notion de forme et originalité, et non au style en tant que tel. Bien que des technologies récentes permettent de reproduire, voire de manipuler des styles reconnaissables à grande échelle, le droit d’auteur demeure indifférent à cette dimension, tant que l’originalité formelle d’une œuvre protégée n’est pas directement atteinte.

Le droit d’auteur repose en effet sur une double exigence : celle d’une originalité, et celle d’une mise en forme spécifique.
Dans cette perspective, l’imitation d’un style ne constitue pas en elle-même une atteinte, dès lors qu’elle ne recopie pas des éléments reconnaissables une œuvre déterminée.
Ce principe garantit un espace de liberté nécessaire à la création, tout en évitant l’appropriation privative de traits esthétiques diffus ou collectifs. À ce titre, il est probable que le cœur du contentieux à venir ne portera pas sur le style lui-même, mais bien sûr la manière dont des œuvres protégées auront été mobilisées, ou non, pour entraîner les systèmes.

C’est ainsi que le droit d’auteur devra, au cours des prochains mois et années, répondre à une question importante : jusqu’où peut-on laisser la machine apprendre du passé sans porter atteinte aux droits de ceux qui l’ont construite ? Mais à l’inverse, jusqu’où peut-on renforcer ces droits sans ériger d’obstacles à la création future ?

À l’ère des œuvres automatisées, la ligne de partage entre inspiration légitime et appropriation illicite devient plus floue que jamais. Si le droit est appelé à protéger les auteurs contre l’exploitation non autorisée de leurs œuvres, il doit également veiller à ne pas figer l’accès à la culture et à l’héritage collectif, qui sont les matériaux vivants de toute création intellectuelle. C’est donc dans cette tension que se joue, peut-être, l’avenir du droit d’auteur au XXIᵉ siècle et avec lui, celui de la créativité.

Efrain Fandiño,
Docteur en droit privé de l’Université Paris Cité

Recommandez-vous cet article ?

Donnez une note de 1 à 5 à cet article :
L’avez-vous apprécié ?

9 votes

L'auteur déclare ne pas avoir utilisé l'IA générative pour la rédaction de cet article.

Cet article est protégé par les droits d'auteur pour toute réutilisation ou diffusion (plus d'infos dans nos mentions légales).

Notes de l'article:

[3Times of India. 2024. Explained : How ChatGPT is Creating Ghibli-Style Images. [en ligne] 3 mai. Disponible à : https://timesofindia.indiatimes.com/technology/tech-tips/explained-how-chatgpt-is-creating-ghibli-style-images/articleshow/119803882.cms [Consulté le 31 mars 2025] ; OpenAI, op. cit.

[4Vincent, J. 2024. ChatGPT’s New Powers Include Sora-Like Image Generation. [en ligne] The Verge, 13 mai. Disponible à : https://www.theverge.com/openai/635118/chatgpt-sora-ai-image-generation-chatgpt (Consulté le 31 mars 2025).

[5J’avais déjà abordé cette question dans le cadre de ma thèse de doctorat, en l’envisageant alors sous l’angle du transfert de style et de l’imitation d’un style d’écriture. Aujourd’hui encore, ces réflexions me semblent pleinement d’actualité. C’est pourquoi je propose ici d’en reprendre les grandes lignes, en les adaptant au contexte renouvelé de la génération d’images par intelligence artificielle. La thèse est disponible sur Fandiño López, E. 2023. Les œuvres automatisées à l’épreuve du droit d’auteur : réflexions sur les créations réalisées par des systèmes d’intelligence artificielle. [en ligne] Thèse de doctorat, Université Paris-Saclay. Disponible à : https://theses.hal.science/tel-04120993 (Consulté le 31 mars 2025).

[6Cela étant dit, l’ouvrage de Vasari n’est pas le premier à mettre en avant la « magnificence » de la figure du créateur, puisque l’on trouve déjà, dans l’Antiquité, des exemples similaires, notamment les commentaires de Pline l’Ancien sur les récits de Zeuxis et Parrhasios. Toutefois, les Vies de Vasari furent les premières à traverser les frontières et à exercer une influence à l’échelle internationale. Voir E. Hénin, « L’inépuisable fécondité des anecdotes antiques sur la peinture. Présentation du site Pictor in Fabula », Anabases, n° 24, 2016.

[7Cajigal Vera, M. 2021. Otra historia del arte : No pasa nada si no te gustan Las meninas. [Ebook] Plan B, p. 47.

[8Dictionnaire de l’Académie française. n.d. Style. [en ligne] Disponible à : https://www.dictionnaire-academie.fr/article/A9S3086 [Consulté le 31 mars 2025].

[9Desbois, H. 1978. Le droit d’auteur en France. 3ᵉ éd. Paris : Dalloz, p. 22.

[10Kahn, A.-E. 2012. « Droit positif : de la liberté totale à la liberté encadrée », Revue Lamy Droit de l’Immatériel (RLDI), n° 82.

[11Walravens-Mardarescu, N. 2012. « Les contacts peints de William Klein parasités et non contrefaits », Revue Lamy Droit de l’Immatériel (RLDI), n° 78.

[12CA Paris, 10 sept. 2004, Histoire de voir, obs. F. Pollaud-Dulian, « Concurrence parasitaire. Idées. Imitation du style d’un artiste », RTD Com n° 4, 2004, p. 734.

[13TGI Paris, 11 oct. 1996, Sté Andrelux c/Stés Sonat, You Ka et Wilson

[14TGI Paris, 7 mai 2010

[15CA Paris, 23 sep. 2011, n° 10/11605

[16Voir Fandiño López, E., op. cit.

[17Herschberg Pierrot, A. 2006. Le style de l’auteur : un plaisir introuvable. In : M. Macé et L. Rabatel (dir.), Littératures : usages et mésusages d’un mot. Cracovie : Université Jagellonne, pp. 21–32. [en ligne] Disponible à : https://ruj.uj.edu.pl/server/api/core/bitstreams/5b2f33b7-4913-46e0-a78a-cedf515c191d/content (Consulté le 31 mars 2025).

[18V. Fandiño Lopez, E. 2023. «  "Zarya of the Dawn" et l’originalité des œuvres réalisées avec intelligence artificielle  ». Village de la Justice, 6 juillet 20 (Consulté le 31 mars 2025).

[19Nous avons déjà eu l’occasion de parler de ce sujet en commentant l’affaire « Ultraman », voir Fandiño López, E. 2024. Violations de droits d’auteur et responsabilité du fournisseur d’IA générative leçons de l’affaire «  Ultraman  ». [en ligne] Village de la Justice, 4 février (Consulté le 31 mars 2025).

[20DotCSV. 2024. « Un detalle que muchos pasan por alto en este debate sobre la IA y Studio Ghibli es que OpenAI bien podría haber entrenado sus modelos sin usar ni un fotograma de las películas originales, y aún así aprender el estilo Ghibli a través de todos los tributos compartidos en internet. » [Tweet], 25 mars. Disponible à : https://x.com/DotCSV/status/1907022004500230208 (Consulté le 31 mars 2025).

[21Fandiño López, E. 2024. Violations de droits d’auteur et responsabilité du fournisseur d’IA générative : leçons de l’affaire «  Ultraman  ». Op. cit.

[22Chiou, T. 2019. «  Copyright Lessons on Machine Learning : What Impact on Algorithmic Art ?  » Journal of Intellectual Property, Information Technology, and Electronic Commerce Law, Vol. 10, n° 3, pp. 398–411. [en ligne] Disponible à : https://www.jipitec.eu/issues/jipitec-10-3-2019/5025 (Consulté le 31 mars 2025).

[23United States District Court for the Northern District of California. 2024. Sarah Andersen et al. v. Stability AI et al., Order on Motion to Dismiss, Case No. 3:23-cv-00201-WHO, document 223. [en ligne] Disponible à : https://storage.courtlistener.com/r... (Consulté le 31 mars 2025).

[24Benabou, V.-L., Zolynski, C. et al. 2018. Mission du CSPLA sur les conséquences pour la propriété littéraire et artistique de l’avènement des notions de données et de contenus numériques. [en ligne] Conseil supérieur de la propriété littéraire et artistique (CSPLA), publié le 14 novembre, p. 17. Disponible à : https://www.cspla.culture.gouv.fr (Consulté le 31 mars 2025).

[25Dusollier, S. 2020. Du commun de l’intelligence artificielle. In : Bruguière, J.-M. et Geiger, C. (dir.), Penser le droit de la pensée : Mélanges en l’honneur de Michel Vivant. Paris : LexisNexis/ Dalloz, p. 113.

[26Voir cet article.

[27V. Bruguière, J.-M. 2020. Propriété intellectuelle et ordre public. In : Vivant, M. (dir.), Les grands arrêts de la propriété intellectuelle. 3ᵉ éd. Paris : Dalloz, p. 74.

[28Noual, P. 2018. « Nouvelle illustration de rejet du parasitisme artistique : l’art corporel de Charybde en Scylla », Revue Lamy Droit de l’Immatériel (RLDI), n° 150.

Commenter cet article

Discussion en cours :

  • par Manuelle Puylagarde , Le 8 avril à 15:30

    Je ne suis pas spécialiste en propriété intellectuelle mais la curiosité m’a poussée à lire votre article qui m’a prodigieusement intéressée : il est extrêmement fouillé et documenté, les références sont passionnantes et il est magnifiquement écrit.
    Un grand merci et bravo !

A lire aussi :

Village de la justice et du Droit

Bienvenue sur le Village de la Justice.

Le 1er site de la communauté du droit: Avocats, juristes, fiscalistes, notaires, commissaires de Justice, magistrats, RH, paralegals, RH, étudiants... y trouvent services, informations, contacts et peuvent échanger et recruter. *

Aujourd'hui: 156 320 membres, 27838 articles, 127 254 messages sur les forums, 2 750 annonces d'emploi et stage... et 1 600 000 visites du site par mois en moyenne. *


FOCUS SUR...

• Assemblées Générales : les solutions 2025.

• Voici le Palmarès Choiseul "Futur du droit" : Les 40 qui font le futur du droit.




LES HABITANTS

Membres

PROFESSIONNELS DU DROIT

Solutions

Formateurs