Le juge judiciaire et les règles d’urbanisme des cahiers des charges de lotissements : une abstraction volontaire de la loi ALUR ?

Par Morgan Laffineur, Juriste.

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Explorer : # caducité des règles d'urbanisme # cahier des charges de lotissement # loi alur

« La science du législateur consiste à trouver, dans chaque matière, les principes les plus favorables au bien commun ; la science du magistrat est de mettre ces principes en action, de les ramifier, de les étendre, par une application sage- et raisonnée, aux hypothèses privées ; d’étudier 1’esprit de la loi –quand la lettre tue, et de ne pas s’exposer à être tour à tour esclave et rebelle, et à désobéir par esprit de servitude. »
En ce qui concerne la caducité des règles d’urbanismes mentionnées dans les cahiers des charges des lotissements, il est constant que le juge judiciaire ne semble pas vraiment adhérer à cette conception de Jean-Etienne-Marie Portalis en faisant (volontairement) abstraction de la loi ALUR.

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I) La globalisation de la caducité des règles d’urbanisme des documents du lotissement...

- La reconnaissance légale de la caducité de ces règles figurant dans les cahiers des charges

L’ancien article L.442-9 du Code d’urbanisme ne précisait pas quels étaient les documents du lotissement dans lesquels étaient renfermées des dispositions d’urbanisme. De jurisprudence constante, seul le règlement était concerné par une telle caducité.

Le juge civil considère traditionnellement que le caractère contractuel du cahier des charges n’est pas affecté, ni par l’ancienneté du lotissement, ni par la nature des clauses qui y figurent. Dès lors, les clauses qui figurent dans le cahier des charges survivent toujours, en leur qualité de stipulations contractuelles, au delà du délai de dix ans mentionné à l’article L.442-9 du Code de l’urbanisme, quand bien même seraient-elles caduques en leur qualité d’acte réglementaire (Cass, civ 3 18/12/1991 ; n°89-21046).

De son côté, le juge administratif confirme que le cahier des charges est un document contractuel mais ce dernier reconnaît l’existence de clauses réglementaires qui ne sauraient échapper au contrôle du préfet : « si l’article R. 315-9, tel qu’il résulte du décret du 26 juillet 1977, définit le cahier des charges d’un lotissement comme un document contractuel non soumis à l’approbation de l’autorité administrative, cette disposition réglementaire n’a pas pour effet de priver le préfet du pouvoir d’approuver, selon la procédure définie à l’article L. 315-3, les modifications apportées par la majorité qualifiée aux clauses de nature réglementaire de ce document » (Conseil d’Etat,10 Mars 1989 commune de de Reichstett ; n°70070).

Art L.442-9 (en vigueur) : « Les règles d’urbanisme contenues dans les documents du lotissement, notamment le règlement, le cahier des charges s’il a été approuvé ou les clauses de nature réglementaire du cahier des charges s’il n’a pas été approuvé, deviennent caduques au terme de dix années à compter de la délivrance de l’autorisation de lotir si, à cette date, le lotissement est couvert par un plan local d’urbanisme ou un document d’urbanisme en tenant lieu.
De même, lorsqu’une majorité de colotis a demandé le maintien de ces règles, elles cessent de s’appliquer immédiatement si le lotissement est couvert par un plan local d’urbanisme ou un document d’urbanisme en tenant lieu, dès l’entrée en vigueur de la loi n° 2014-366 du 24 mars 2014 pour l’accès au logement et un urbanisme rénové. […] »

En plus d’intégrer le cahier des charges (approuvé ou non) dans cette définition, la loi ALUR marque clairement une volonté de ses auteurs de faire primer le PLU sur ces règles dites d’urbanisme entre colotis.
Dès lors qu’un tel PLU existe au 24 mars 2016, les règles d’urbanisme mentionnées dans le cahier des charges doivent cesser, purement et simplement de s’appliquer, même si elles ont été maintenues par la majorité des colotis pour les lotissements de plus de 10 ans.

Désormais, à la lecture du nouvel article L.442-9, naît une caducité globale pour toutes les « règles d’urbanisme » présentes dans tous les documents du lotissement, y compris les cahiers des charges approuvés ou non.

Le ministère de l’Intérieur a confirmé que pour les lotissements de plus de 10 ans, sur lesquels la majorité des propriétaires ont demandé le maintien de ces règles d’urbanisme avant la loi ALUR, ces règles cessent immédiatement au 24 mars 2014 si, à cette date, le lotissement est couvert par PLU. Cette doctrine n’entre pas pour autant dans les détails de l’article L.442-9 (Réponse ministérielle n°82539 – JO Assemblée Nationale 10/11/2015 – p.8247)

Là encore, il reste à définir le périmètre des règles d’urbanisme pouvant figurer dans les cahiers des charges de lotissements…

- Une caducité sans équivoque des dispositions non réglementaires du cahier des charges non approuvé qui restreignent les droits à construire ou modifient la destination de l’immeuble

Art L.442-9 al 5 (en vigueur) : « Toute disposition non réglementaire ayant pour objet ou pour effet d’interdire ou de restreindre le droit de construire ou encore d’affecter l’usage ou la destination de l’immeuble, contenue dans un cahier des charges non approuvé d’un lotissement, cesse de produire ses effets dans le délai de cinq ans à compter de la promulgation de la loi n° 2014-366 du 24 mars 2014 précitée si ce cahier des charges n’a pas fait l’objet, avant l’expiration de ce délai, d’une publication au bureau des hypothèques ou au livre foncier. »

En résumé, l’article 159-I de la loi ALUR instaure la disparition, après cinq ans, des clauses non règlementaires des cahiers des charges même strictement contractuels, lorsque ces derniers n’ont pas été publiés au Service de la publicité foncière ou au Livre foncier.
Il s’agit, à n’en pas douter, de la disposition la plus novatrice, la plus « politique » de la loi ALUR en matière de lotissement, tendant à généraliser les dispositions du PLU sur celles des cahiers des charges de lotissements non approuvés à cette date.

Pour plus de précisions, le ministère du Logement cite par exemple les clauses relatives à l’interdiction de morcellement des lots.
Ces dernières seront donc caduques dès le 26 mars 2019 si le cahier des charges n’aura toujours pas été publié au bureau des hypothèques sur décision des 2/3 des propriétaires possédant la moitié des terrains ou inversement (Réponse ministérielle n°82539 du 10 novembre 2015 susvisée).

II) … Confrontée à vision conservatrice du juge judiciaire

- La récente position de la Cour de cassation sur la nature du cahier des charges du lotissement

« Mais attendu qu’ayant exactement retenu que le cahier des charges, quelle que soit sa date, constitue un document contractuel dont les clauses engagent les colotis entre eux pour toutes les stipulations qui y sont contenues, la cour d’appel a décidé à bon droit qu’il n’y avait pas lieu à question préjudicielle devant la juridiction administrative et que ces dispositions continuaient à s’appliquer entre colotis ; » (Cass, Civ 3 21/01/2016 ; n°15-10566)

La formule de la Cour est restée la même que dans les attendus de principe avant l’entrée en vigueur de la loi ALUR.

Alors que certains auteurs se demandent si la Cour de cassation ne tiendrait pas à vouloir s’opposer à l’application de la loi ALUR et à rejeter l’existence de clauses comportant des règles d’urbanisme dans les cahiers des charges (Cf Revue Construction et Urbanisme n°3 ; Mars 2016 : Cahier des charges en référé - Cour de cassation versus loi ALUR ? com. Patrice CORNILLE), une autre interprétation reste possible.

Les arrêts de la Cour de cassation, à la différence de ceux du Conseil d’État, sont assez peu motivés. Le juge administratif ne manque pas d’ailleurs de citer les anciennes versions des articles sur lesquels il fonde sa décision, applicables au jour du litige.

Dans cette affaire, un coloti a été attaqué par son voisin en vue de démolir une extension de 389m², délivrée par permis de construire. Cette extension est prohibée par le cahier des charges qui limitait cette superficie à 250m².

Le TGI de Grasse a rendu en référé une ordonnance le 28 octobre 2013, soit plusieurs mois avant l’entrée en vigueur des dispositions de la loi ALUR sur les règles d’urbanismes présentes dans le cahier des charges.

En appel, la CA d’Aix en Provence a rendu un arrêt le 13 novembre 2014 (chambre C - n°2014/821) et n’a pas tenu compte de l’évolution législative intervenue entre temps. Elle n’a pas cité la loi du 24 mars 2014, qui d’ailleurs, n’a pas été soulevée par le plaignant dans l’exposé de ses arguments.
Ce qui fût de même pour l’arrêt de la Cour de cassation du 21 janvier 2016 qui, sans citer les bases légales sur lesquelles elle se fonde, semble s’être appuyée sur les anciennes dispositions de l’article L.442-9 du Code de l’urbanisme, alors en vigueur en 2013.

Il convient en conséquence d’attendre une jurisprudence ultérieure, née d’un même conflit après le 24 mars 2014, pour voir si la Cour de cassation reste sur cette position, en contradiction avec la loi ALUR, ou si elle est prête à définir une liste de règles d’urbanismes présentes dans les cahiers des charges, devenues caduques en application du nouvel article L.442-9 du Code de l’urbanisme. 

- Des « rapports entre colotis » échappant à cette caducité et interprétés de façon extensive par la jurisprudence

Art L.442-9 al 3 : « Les dispositions du présent article ne remettent pas en cause les droits et obligations régissant les rapports entre colotis définis dans le cahier des charges du lotissement, ni le mode de gestion des parties communes. »

Le juge civil considère de façon très large, par une jurisprudence constante, que les cahiers des charges ont « toujours » entre colotis, un caractère contractuel.

Le juge a déjà étendu les « rapports entre colotis » dans le cadre d’actions en démolition pour l’application de règles plus restrictives mentionnées dans le cahier des charges (Cass civ 3 24/10/1990 ; n°89-15142 / Cass civ 3 21 Janvier 2016 susvisé).

Depuis la mise en place de la loi ALUR, le juge judiciaire se retranche systématiquement derrière cet alinéa 3 de l’article L.442-9 en refusant implicitement de reconnaître une « règle d’urbanisme » présente dans le cahier des charges, quand bien même les litiges sont nés de constructions qui, en dehors des lotissements, sont règlementées par les plans locaux d’urbanisme…

Jurisprudences récentes à ce sujet :

  • Cour d’appel d’Aix en Provence, chambre A, 27 Mai 2016 (n°2016/477)  : la CA prend acte des modifications apportées par la loi ALUR sur la caducité de l’ensemble des règles d’urbanismes des documents de lotissement mais elle considère que des servitudes du cahier des charges, ayant trait à des zones non aedificendi et non altius, restreignant pourtant le droit de propriété, ne sont pas des règles d’urbanisme susceptibles d’être frappées de caducité.
  • Cour d’appel Aix en Provence, chambre B, 31 Mars 2016 (n°15/18497) : Même solution adoptée par la chambre B de cette même cour. Refus de qualifier de « règle d’urbanisme » un chapitre du cahier des charges relatif aux constructions (surface minimum, implantation par rapport aux voies et zones non aedificandi, limites séparatives, hauteur maximum etc..)

Conclusion : Cela fait plus de deux ans que la loi ALUR est en vigueur. Cependant aucun texte n’est venu préciser le contenu des « règles d’urbanisme » présentes dans les cahiers des charges approuvés ou dans les clauses réglementaires des cahiers des charges non approuvés.
Le principe est désormais posé. Ces règles tirées du cahier des charges, sans en connaître réellement le périmètre, sont soumises à caducité selon les conditions énoncées à l’article L.442-9 du Code de l’urbanisme, au même titre que les règlements de lotissements.

Dans les dernières jurisprudences en la matière, les cours d’appel tiennent compte de l’évolution législative en citant la loi ALUR dans les motivations de leurs arrêts.
Cependant, eu égard au manque de précision sur le contenu des « règles d’urbanismes » mentionnées à l’article L.442-9, les juges sont libres de définir ces règles d’urbanisme a minima et d’intégrer essentiellement les dispositions contestées dans les « rapports entre colotis » à l’alinéa 3 qui échappent toujours à la caducité…

Nota : Une solution peut émaner du maire ! Dans une récente affaire portée devant la cour d’appel de Caen (civ 1, n°12/02081 du 3 Mai 2016), le maire de la commune de Saint-Palais-Sur-Mer a supprimé, par arrêté municipal, les règles d’urbanisme du cahier des charges d’un lotissement en application de la loi ALUR, sur demande des 2/3 des propriétaires possédant la moitié des terrains.
Le maire a supprimé des dispositions limitant la superficie d’une construction (alors qu’elles ont été considérées comme des dispositions privées régissant les rapports entre colotis dans l’affaire de la cour de cassation du 21 Janvier 2016 !)
La cour d’appel, incompétente pour statuer sur la légalité de cet arrêté municipal, n’a pu que prendre acte de cette suppression, fruit de la volonté de la majorité des colotis.

Morgan Laffineur
Juriste

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