A. Quelles dispositions ?
1. Droit commun des contrats.
Il n’est plus nécessaire de rappeler que l’ordonnance n°2016-131 du 10 février 2016 portant réforme du droit des contrats est venue infirmer la Jurisprudence Canal de Craponne [1] et mettre fin aux hésitations jurisprudentielles postérieures [2] en introduisant dans le Code civil la possibilité pour les parties de solliciter la révision d’un contrat, qu’elle soit amiable ou judiciaire, en cas d’imprévision.
Selon le nouvel article 1195 du Code civil, pour solliciter la révision d’un contrat, la partie, qui n’a pas accepté d’en assumer le risque, doit caractériser « un changement de circonstances imprévisible lors de la conclusion du contrat ». Il faut entendre par circonstances l’environnement (financier, économique, commercial, ou juridique …) dans lequel les cocontractants étaient placés au moment de la conclusion de leur accord. Il s’agit donc d’éléments extérieurs à la situation des cocontractants, lesquels n’étaient pas seulement non prévus par les parties au moment de la conclusion du contrat mais également impossibles à prévoir.
Au-delà de son caractère imprévisible, le changement doit rendre « l’exécution du contrat excessivement onéreuse pour l’une des parties ». L’équilibre des prestations doit donc être bouleversé. Bien entendu, l’exécution du contrat doit demeurer possible car si l’événement était irrésistible, il s’agirait d’un cas de force majeure.
Reste à savoir quels types de contrats sont visés par l’article 1195. Par définition, si imprévision il y a au cours de l’exécution, c’est que le contrat produit des effets dans la durée. Ainsi, les contrats à exécution successive, tels que les contrats de licence, sont les premiers concernés.
Qu’en est-il des autres contrats ? Un contrat de cession, conclu dès qu’un accord a été trouvé sur la chose et le prix, peut-il être révisé pour imprévision ? Certains le contestent considérant que, bien qu’elles puissent être étalées dans le temps, les obligations des parties à un contrat de cession peuvent toujours s’exécuter en une prestation unique [3]. D’autres l’admettent lorsque l’exécution de l’obligation est différée dans le temps [4]. Il est vrai que la loi ne les exclue nullement. Tant que l’exécution est en cours, on peut admettre que des circonstances imprévisibles bouleversent l’économie du contrat.
L’hypothèse de la cession de droit d’auteur est, en tout état de cause, singulière. Un tel contrat permet en réalité l’exploitation de l’œuvre, tant est si bien que l’on peut l’assimiler à un contrat de licence [5]. Preuve en est d’ailleurs que la possibilité de réviser le contrat pour imprévision était déjà envisagée pour les contrats portant sur les droits d’auteur. En revanche, cela n’était nullement le cas pour les contrats relatifs au droit de propriété industrielle.
2. En droit d’auteur.
Les contrats d’exploitation pouvant être de longue durée, et étant souvent peu négociés, voire pas du tout lorsque l’auteur a conclu un contrat d’adhésion, le législateur a offert à ce dernier la possibilité, jusqu’à lors exorbitante du droit commun, de solliciter la révision de son contrat.
En effet, en cas de cession du droit d’exploitation, l’article 131-5 du Code de la propriété intellectuelle permet de réviser le forfait convenu entre l’auteur et l’éditeur « lorsque l’auteur aura subi un préjudice de plus de sept douzièmes dû […] à une prévision insuffisante des produits de l’œuvre ».
Cette disposition limite ainsi la révision du contrat à la question du forfait convenu entre les parties et à la condition de caractériser un préjudice de plus des 7/12 ainsi qu’une prévision insuffisante des produits de l’œuvre.
Outre ces strictes conditions, la jurisprudence, très rare sur la question, ne s’est pas montrée clémente avec les auteurs jusqu’à ce jour. A titre d’illustration, en 2007, dans une affaire où une œuvre de courte durée avait été utilisée « à titre accessoire » par un opérateur de téléphonie comme identifiant sonore pour son réseau de téléphonie mobile, la Cour de cassation a considéré qu’il n’y avait pas lieu à réviser le contrat dès lors que les auteurs échouaient à démontrer l’existence d’un « produit de l’œuvre » au profit du cocontractant [6].
Cette solution, tirée d’une stricte lecture du texte, conduit à exiger la démonstration que le produit réalisé par le cessionnaire de droit est à la fois induit par une utilisation directe de l’œuvre et surtout qu’il soit évaluable.
Plus souple, l’article 1195 du Code civil pourrait dorénavant permettre d’ouvrir les cas de révision de contrat portant sur des droits d’auteur en cas d’imprévision. Les conditions de l’article 1195 du Code civil sont en effet moins restrictives que celles de l’article 131-5 du Code de la propriété intellectuelle.
En premier lieu, il faut noter que l’article 1195 du Code civil vise la partie qui subit une exécution trop onéreuse du contrat. On peut dès lors imaginer qu’il s’agisse de l’auteur… ou bien de son cocontractant ! En effet, si l’article 131-5 du Code de la propriété intellectuelle a été instauré dans le but affiché de protéger les auteurs, considérés comme partie « faible », il n’en est évidemment pas de même pour l’article 1195 du Code civil dont la portée est générale [7].
En deuxième lieu, l’article 1195 du Code civil vise l’exécution de n’importe quelle obligation. Il ne se limite donc pas au cas du paiement du prix forfaitaire convenu dans le cadre d’une cession de droit. Il pourrait donc être invoqué lorsque la rémunération prévue au contrat est proportionnelle. Toutefois, si le législateur avait jusqu’à lors limité la possibilité de réviser un contrat de cession de droit d’auteur au cas du forfait, c’est certainement car ce mode de rémunération ne permet pas de faire participer l’auteur au succès de son œuvre. C’est la raison pour laquelle la Cour d’appel de Versailles a pu énoncer : « l’action en révision permet à l’auteur d’obtenir une rémunération de l’exploitation de ses droits plus juste et plus équitable que celle obtenue par une cession à forfait non suffisamment prévoyante en prenant en référence ce que l’auteur aurait été en droit d’attendre si une rémunération proportionnelle avait été prévue et calculée de manière sérieuse et crédible » [8].
Dans cette perspective, et en partant du postulat que l’article 1195 du Code civil puisse être invoqué, celui-ci ne devrait trouver que de rares applications en cas de rémunération proportionnelle ; c’est à dire seulement dans les hypothèses où le pourcentage prévu au contrat serait dérisoire et que l’auteur préférerait renégocier le contrat plutôt que d’en solliciter la nullité.
En troisième lieu, cette récente disposition n’impose aucun quantum de préjudice. Il est simplement nécessaire de démontrer le caractère manifestement onéreux de l’obligation. Bien entendu, cela facilitera grandement la charge de la preuve.
Par ailleurs, l’article 1195 indique précisément les étapes de la renégociation du contrat lorsque celle-ci est souhaitée par l’une des parties contrairement à l’article 131-5 du Code de la propriété intellectuelle qui se contentait d’énoncer que l’auteur « pourra provoquer la révision des conditions ».
Enfin, la question de la prescription de ces deux régimes aurait pu se poser pour déterminer si l’un était plus favorable que l’autre. Elle est en réalité à écarter dès lors que la prescription serait dans les deux cas celle de droit commun, c’est-à-dire inscrite dans un délai de 5 ans à compter du moment où l’imprévision est révélée [9].
Il existe, par ailleurs, un autre cas, plus spécifique encore que l’article 131-5 du Code de la propriété intellectuelle, envisagé à l’article L132-17-7 dudit Code relatif au « réexamen des conditions économiques de la cession des droits d’exploitations du livre sous une forme numérique ».
Cette disposition, issue de l’ordonnance du 12 novembre 2014 [10], impose en effet de prévoir une clause de réexamen dans les contrats d’édition de livres numériques.
Ce réexamen, qui ne vise que les « conditions économiques », est strictement encadré et suit une procédure imposée par l’accord du 1er décembre 2014 pris entre le Conseil permanent des écrivains et le Syndicat national de l’édition sur le contrat d’édition dans le secteur du livre [11].
Sauf stipulations conventionnelles plus favorables, il est prévu, selon l’avancement de l’exécution du contrat (quatre, six ou quinze ans), le nombre et les conditions des demandes de réexamen qui peuvent être introduites par l’auteur ou l’éditeur.
Le but salutaire de ce texte est de rendre adéquate la rémunération de l’auteur « qu’elle soit proportionnelle ou forfaitaire, à l’évolution des modèles économiques de diffusion numérique de l’éditeur du secteur ». Il s’agit en réalité de faire face à l’inconnu d’un marché numérique en plein développement, raison pour laquelle il n’est imposé aucune condition d’excessivité pour solliciter la révision du contrat pendant les 15 premières années [12].
Ce n’est qu’au-delà d’une période de quinze ans que la demande de réexamen a lieu « uniquement en cas de modification substantielle de l’économie du secteur entraînant un déséquilibre du contrat depuis sa signature ou sa dernière modification ».
En ce sens, le réexamen des conditions économiques sera plus aisé à solliciter que dans le cadre de l’article 1195 du Code civil qui impose, en toutes circonstances, de caractériser des circonstances imprévisibles qui rendent l’exécution du contrat excessivement onéreuse.
Néanmoins, l’accord interprofessionnel fait dépendre le réexamen des conditions économiques à l’évolution du « secteur » de l’édition numérique et non à un événement qui pourrait toucher les parties à un contrat plus particulièrement. Cela restreint donc les cas.
Enfin, aux termes de l’accord, les parties doivent renégocier de bonne foi. A défaut d’accord, elles ont la possibilité de saisir une commission de conciliation ou le juge. Cependant, il n’est pas précisé dans quelle mesure le Juge peut intervenir.
Le Juge pourra-t-il renégocier le contrat, voire y mettre un terme ou se cantonnera-t-il à condamner la partie qui refuse le réexamen au paiement de dommages et intérêts [13] ?
Au contraire, l’article 1195 du Code civil prévoit expressément que le Juge peut réviser le contrat ou y mettre fin.
Face à cette multitude de dispositions, force est de s’interroger sur leur articulation.
Le principe est que la loi spéciale déroge à la générale [14] (« specialia generalibus derogant »).
Toutefois, la situation est singulière, étant rappelé que l’article 1195 du Code civil apparaît, dans certaines circonstances, plus protecteur que le droit spécial [15] .
L’article 131-5 du Code de la propriété intellectuelle sera-t-il cantonné à la question du forfait, laissant alors aux parties la possibilité d’invoquer l’article 1195 du Code civil dans les autres circonstances ?
Les parties à un contrat d’édition numérique pourront-elles recourir au droit commun comme elles le feraient pour un livre imprimé ? Certains estiment que le droit commun, plus protecteur, devrait primer dès lors que sa finalité est « compatible » avec celle de l’article 131-5 du Code de la propriété intellectuelle [16].
Il conviendrait alors de trancher le conflit de norme en faisant primer celle qui est la plus favorable à l’auteur. Un éclaircissement du législateur ou de la jurisprudence est attendu sur ce point.
Une évolution pourrait d’ailleurs être rapidement imposée. Rappelons que la proposition de directive européenne sur le droit d’auteur dans le marché unique numérique [17] prévoit un article 15 relatif au « mécanisme d’adaptation des contrats » qui serait susceptible d’étendre le champ de l’article 131-5 du Code de la propriété intellectuelle à tout type de rémunération et non au seul cas du forfait. En effet, l’article 15 de cette proposition, consécutif à la création d’un obligation de transparence sur les modes d’exploitation mise à la charge des exploitants, tend à imposer aux Etats de veiller « à ce que les auteurs, interprètes et exécutants aient le droit de demander, à la partie avec laquelle ils ont conclu un contrat d’exploitation des droits, une rémunération supplémentaire appropriée lorsque la rémunération initialement convenue est exagérément faible par rapport aux recettes et bénéfices ultérieurement tirés de l’exploitation des œuvres ou interprétations ».
Aux termes du considérant 42 de ladite directive, l’objectif est d’adapter la rémunération de l’auteur lorsque celle « initialement convenue dans le cadre d’une licence ou d’une cession de droits est exagérément faible par rapport aux recettes et bénéfices tirés de l’exploitation de l’œuvre ou de l’interprétation ». Comme en droit français, il est proposé que « lorsque les parties ne parviennent pas à se mettre d’accord sur l’adaptation des rémunérations, l’auteur ou l’artiste, interprète ou exécutant doit avoir le droit d’introduire un recours devant un tribunal ou une autre autorité compétente. ».
La procédure d’adoption de ce texte est toujours en cours. Dans l’attente d’une réforme du Code de la propriété intellectuelle, on peut supposer que les magistrats poursuivent la logique du législateur tendant à protéger l’auteur en lui ouvrant autant que faire se peut la possibilité de réviser le contrat conclu. A ce stade, il n’y a que très peu d’exemples de révision de contrat de cession dans la Jurisprudence [18], si bien qu’il est difficile d’anticiper l’appréciation qui pourrait être faite par les juges de l’article 1195 du Code civil.
3. En droit de la propriété industrielle.
Si l’article 131-5 du Code de la propriété intellectuelle a été instauré pour protéger les auteurs, rien ne justifiait alors une telle protection pour les titulaires de droit de propriété industrielle (marques, brevets…). Il n’existe donc pas de disposition spécifique dans le Code de la propriété intellectuelle.
Dans la pratique, les parties au contrat peuvent convenir d’insérer des clauses permettant l’évolution de leur convention. Il peut notamment s’agir des clauses dite « hardship » [19] permettant de provoquer la révision du contrat lors de la survenance d’un événement déterminé ou encore des clauses d’indexation [20].
Dans les contrats d’adhésion, ces clauses devront être rédigées avec une particulière minutie, sous peine d’être réputée non écrite sur le fondement de l’article 1171 du Code civil [21].
En outre, les parties pourront désormais également solliciter la révision du contrat sur le fondement de l’article 1195 du Code civil. Comme cela a été précédemment évoqué, une telle disposition ne trouvera pas nécessairement à s’appliquer en cas de cession de droit de propriété industrielle. Il en est différemment dans le cadre de contrats de licence, contrats à exécution successive. Reste à savoir comment sera interprétée la notion d’imprévision par la Jurisprudence.
B. Quels cas d’imprévisibilité au sens de l’article 1195 du Code civil ?
1. Succès ou échec commercial.
Ce qui fait l’unanimité aujourd’hui ne le fera peut-être plus demain... Le succès ou l’échec commercial peuvent-ils être considérés comme des évènements imprévisibles ?
En ce cas, on imagine qu’un contrat de licence a été consenti moyennant une faible redevance alors que l’invention (ou la marque), objet du contrat, connaît un important et brutal succès commercial ou encore qu’un auteur a cédé son droit en contrepartie d’une faible rémunération, qu’elle soit forfaitaire ou proportionnelle, et que l’œuvre connaît finalement un succès. Le licencié ou le cessionnaire de droit profite indubitablement de ce succès inattendu, contrairement à son co-contractant.
Inattendu peut-être mais était-il imprévisible ? Par définition, l’imprévision n’est caractérisée que si les parties n’étaient pas en mesure de prévoir le changement. Le succès d’une œuvre ou d’une technologie, bien qu’il soit aléatoire, n’est pas, par nature, imprévisible… sauf à considérer que le cessionnaire acquiert un droit sur une œuvre ou un brevet sans intérêt ! L’aléa chasserait donc l’imprévision [22].
S’il est difficile de reconnaître que le succès est en soi imprévisible, la Jurisprudence pourrait néanmoins admettre que l’ampleur du succès (et donc le prix tiré de l’exploitation de l’œuvre, du brevet, de la marque….) ne puisse être déterminée à l’avance… Toutefois, pour considérer qu’il y a lieu à révision du contrat encore faudra-t-il que les Juges admettent que le changement qui rend « l’exécution du contrat excessivement onéreuse pour l’une des parties » soit caractérisé lorsque la valeur de la contreprestation a diminué [23]. En ce cas, on peut imaginer que le caractère onéreux de l’exécution du contrat soit apprécié au regard d’une comparaison entre le prix reçu par l’auteur ou le titulaire du droit et les recettes de l’exploitant.
Corrélativement, les Juges pourraient s’interroger sur l’acceptation par les parties du risque. En concluant le contrat, l’auteur ou le titulaire du droit n’a-t-il pas entendu assumer le risque que son œuvre (ou son invention) ait un grand succès ? Et le cocontractant, celui que l’œuvre ne plaise pas au public ? Il est vrai que l’article 1195 du Code civil ne précise nullement si l’acceptation doit être expresse ou si celle-ci peut être tacite. Il faut néanmoins l’admettre, en ce qui concerne à tout le mois le droit d’auteur, reconnaître une acceptation tacite du risque par l’auteur reviendrait à nier la volonté du législateur de le protéger en qualité de partie « faible ». A tel point, que certains vont jusqu’à dénier cette hypothèse [24].
Enfin, au-delà de la question de la prévisibilité de l’événement, se pose la question de la sécurité juridique. Qu’adviendra-t-il, si après une renégociation du contrat, la valeur de l’œuvre, de l’invention, de la marque diminue de manière significative ? A titre d’exemple, un logiciel pourrait connaitre un succès grandissant et devenir désuet quelques temps plus tard… qu’adviendrait-il alors du contrat modifié ? Le cessionnaire de droit pourrait-il lui aussi solliciter une nouvelle révision du contrat ?
Il est également permis de se demander si les parties peuvent agir contre un éventuel sous-cessionnaire. Jusqu’à ce jour, la Jurisprudence retient la solution inverse estimant qu’il résulte de l’article 131-5 du Code de la propriété intellectuelle « que l’action en révision pour lésion est ouverte à l’auteur à l’encontre de son propre cessionnaire, mais non à l’encontre du sous-cessionnaire » [25].
En outre, l’article 1195 du Code civil n’envisage qu’une action envers le cocontractant. De même, la proposition de directive ne semble pas offrir expressément la possibilité aux auteurs d’agir contre un sous-cessionnaire, l’article 15 limitant le droit pour l’auteur de demander la révision du contrat à « la partie avec laquelle ils ont conclu un contrat d’exploitation des droits ». Néanmoins, les cas de (con)cession en chaîne n’étant pas rares, il serait intéressant pour l’auteur ou le titulaire du droit de pouvoir agir directement contre le sous-cessionnaire.
2. Apparition d’une nouvelle marque, d’une technologie ou de nouveaux modes d’exploitation d’une œuvre.
A l’ère du numérique, l’évolution est sans cesse, rapide et parfois radicale. Quid lorsque l’auteur a cédé son droit pour un ou plusieurs modes d’exploitation et que le cessionnaire bénéficie d’un profit tiré de l’exploitation de l’œuvre selon un mode non existant au moment de la conclusion du contrat ? L’économie du contrat étant fondamentalement bouleversée par cet événement imprévisible, l’auteur pourrait-il solliciter la révision du contrat pour imprévision ?
En cette hypothèse, il sera difficile d’invoquer l’article 1195 du Code civil. En effet, l’article L131-3 du Code de la propriété intellectuelle précise que « la transmission des droits de l’auteur est subordonnée à la condition que chacun des droits cédés fasse l’objet d’une mention distincte dans l’acte de cession et que le domaine d’exploitation des droits cédés soit délimité quant à son étendue et à sa destination, quant au lieu et quant à la durée. »
En outre, l’article 131-6 dudit Code ajoute « la clause d’une cession qui tend à conférer le droit d’exploiter l’œuvre sous une forme non prévisible ou non prévue à la date du contrat doit être expresse et stipuler une participation corrélative aux profits d’exploitation. ». Dès lors, le contrat doit expressément prévoir les modes d’exploitation de l’œuvre compris dans la cession. Au surplus, si les parties entendent faire entrer dans le champ contractuel des modes d’exploitation non prévisibles au moment de la conclusion du contrat, elles doivent le prévoir expressément. A priori, il n’y aurait donc pas lieu à la révision du contrat en ce cas.
En revanche, le fait qu’un brevet soit devenu désuet en raison de l’évolution de la technologie et d’inventions qui lui sont postérieures, limitant ainsi fondamentalement l’intérêt pour un licencié de commercialiser le produit, peut-il être considéré comme un événement imprévisible ?
L’évolution des techniques semble inéluctable bien que le moment de la survenance d’une nouvelle invention ne soit pas déterminable à l’avance. Dès lors, l’évolution n’est pas en soi imprévisible, c’est la date de survenance d’une nouvelle invention qui n’est a priori pas connue des parties. Dans de telles circonstances, on peut facilement imaginer que les juges tiennent comptent de la connaissance des parties [26] du domaine technique concerné afin de déterminer s’il était possible ou non pour elles de prévoir l’innovation.
En droit des brevets, les Magistrats sont habitués à une telle analyse ; l’« homme de métier » [27] étant le référent pour déterminer si une invention est ou non brevetable. Feront-ils alors une différence lorsque l’invention nouvellement apparue ne fait qu’améliorer une existante ou lorsqu’elle créée une véritable rupture ? Cela est envisageable [28].
Pourtant, l’article 1195 du Code civil évoque un simple « changement » de circonstances. Il n’impose nullement de caractériser l’importance de ce changement. Certains estiment même qu’il puisse être caractérisé dans la continuité [29].
On peut encore s’interroger sur la possibilité de réviser un contrat de licence dans le cas où, cette fois-ci, une marque contrefaisante apparaîtrait sur le marché. Dans cette hypothèse, la redevance prévue au contrat aura été déterminée en fonction du caractère distinctif de la marque, lequel se trouverait diminué si une marque contrefaisante la concurrençait. Or, si le caractère distinctif de la marque diminue, le prix que le licencié entend tirer de son exploitation diminue corrélativement, sans que la redevance initialement convenue ne soit modifiée. L’exécution du contrat de licence pourrait donc devenir onéreuse pour le licencié.
Reste à savoir si les juges feront une différence entre les hypothèses où le licencié est exclusif ou non. En effet, dans le cadre d’une licence exclusive, le licencié est en droit d’agir en opposition [30] et en contrefaçon [31] contrairement au licencié simple qui ne peut que participer à l’action menée par le titulaire du droit afin d’obtenir réparation de son préjudice. Si le premier peut donc agir directement, le second dépend de la diligence du titulaire du droit. L’appréciation du caractère onéreux de l’exécution dépendra-t-elle de la situation du licencié ?
3. Fait du prince : le cas d’un changement administratif ou juridique.
Il n’est pas ici question de l’application de la loi dans le temps mais du cas particulier du brevet pharmaceutique. Il est fréquent que des acteurs de l’industrie pharmaceutique envisagent de diminuer le coût d’un médicament pour le public en produisant un générique. Or, lorsque le premier médicament est protégé par un brevet, un contrat de licence s’avère nécessaire. En outre, avant de pouvoir commercialiser son médicament générique, le licencié doit obtenir une autorisation de mise sur le marché [32].
Or, cette autorisation peut être retirée à tout moment si l’agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé estime que les conditions ne sont plus remplies [33].
Dès lors, le licencié ne pourra plus commercialiser le produit intégrant le brevet pour lequel il paie une redevance. Reste à savoir si cet événement sera considéré comme imprévisible.
L’analyse de la jurisprudence relative au caractère imprévisible tel qu’il est
apprécié lorsqu’est invoquée la force majeure laisse planer le doute. Il semble que les juges écartent l’imprévisibilité d’un événement dès lors que celui-ci pouvait être anticipé par les parties [34].
On pourrait considérer que le licencié est en mesure d’anticiper que son produit ne remplit plus à un moment donné les conditions d’octroi de l’autorisation de mise sur le marché puisque ces dernières dépendent justement de celui-ci. Néanmoins, la décision radicale et brutale de l’agence peut être considérée comme imprévisible. A titre d’exemple, c’est ce qu’a retenu la Cour de cassation dans un arrêt du 1er juin 2011 dans une affaire où un permis de construire avait été retiré en cours d’exécution du contrat. La Haute Cour estime alors que la Cour d’appel a pu retenir « un revirement de l’autorité administrative imprévisible lors de la formation du contrat et dans le cours de son exécution tel le fait du prince » [35]. La question reste donc en suspend.
***
Face à cette multitude d’interrogations, une réponse par la Jurisprudence est attendue. Escomptons une juste appréciation des dispositions au risque de voir l’article 1195 du Code civil vidé de sa substance.
Dans cette attente, et en toute hypothèse, il serait heureux que les parties prévoient dans leur contrat une clause de révision, laquelle devra être rédigée avec une particulière attention afin de déterminer selon quels critères, convenus et précisément déterminés à l’avance, il sera possible de le réviser. Cela reste d’ailleurs la volonté du législateur qui a fait de l’article 1995 du Code civil une disposition au caractère supplétif [36] .
Néanmoins, pour pouvoir renégocier librement leur contrat et éviter l’intervention d’un Juge, les parties devront d’abord se mettre d’accord sur la détermination du caractère prévisible des circonstances survenues. Or, des situations de blocage dès ce premier point sont elles… parfaitement prévisibles !