Galerie et artiste : rupture brutale de la relation contractuelle avant une exposition.

Par Béatrice Cohen, Avocate.

1777 lectures 1re Parution: Modifié: 4.8  /5

Ce que vous allez lire ici :

L'article traite de la relation entre les galeries d'art et les artistes, ainsi que des conséquences de la rupture brutale de cette relation. Il explique que malgré la rareté des contrats entre les galeries et les artistes, le juge peut qualifier leur relation de mandat d'intérêt commun. Dans cette affaire, la cour d'appel a confirmé la requalification du contrat entre un artiste et une galerie en mandat d'intérêt commun, et a jugé que l'artiste avait commis une faute en résiliant le contrat sans préavis raisonnable.
Description rédigée par l'IA du Village

Le juge peut requalifier un contrat de mise en dépôt en mandat d’intérêt commun à durée indéterminée afin de prononcer la rupture fautive et brutale de la relation entre une galerie et un artiste par ce dernier. Tel est le cas dans un arrêt récent rendu par la cour d’appel de Paris le 16 janvier 2024 (CA Paris, 16 janvier 2024, n°20/17979).

-

En 2022, les ventes sur le marché de l’art ont été estimées à 67,8 milliards de dollars. Concernant les diffuseurs français d’art, les galeries en représentent une majorité avec 92%, suivies des brocanteurs et des antiquaires représentant 6%. Les éditeurs d’art et les musées, quant à eux, ne représentent qu’une très faible proportion, soit 2% .

En tant qu’acteurs clés du marché de l’art, les galeries tissent des liens privilégiés avec les artistes. Ainsi que rappelé à l’article 1 du code de déontologie des galeries d’art : « La galerie et l’artiste qu’elle représente ont des intérêts intrinsèquement liés. Pour cette raison, leurs relations professionnelles sont fondées sur la confiance et se développent dans une perspective de collaboration à long terme ». Dans cette relation galerie/artiste, les contrats sont rares et se limitent souvent à une simple feuille de dépôt, ce qui peut compliquer la résolution des différends. Ainsi, la conclusion d’un contrat de mise en dépôt entre une galerie et un artiste n’empêche pas la dégradation des relations entre ces derniers et la fin de leur collaboration. Ce contrat et l’appréciation des faits in concreto permet néanmoins d’orienter le juge sur la qualification juridique de leur relation contractuelle. En témoigne un arrêt récent de la cour d’appel de Paris du 16 janvier 2024.

Dans cette affaire, un artiste peintre et la galerie d’art contemporain ALB Anouk Le Bourdiec [1], ont signé un contrat de mise en dépôt d’œuvres d’art le 22 janvier 2013. Après cinq années durant lesquelles l’artiste a notamment été exposé dans des foires internationales telle Art Paris et des expositions personnelles au sein de la galerie, l’artiste a informé la galerie de son intention de mettre fin à leur collaboration, de ne pas réaliser son exposition personnelle qui devait se tenir un mois plus tard réclamant également la restitution de ses œuvres.

S’estimant trahie, la galerie a assigné l’artiste aux fins d’obtenir l’indemnisation des préjudices qu’elle estime avoir subis du fait de la rupture fautive et brutale de leur relation.

Par jugement du 12 novembre 2020, le tribunal judiciaire de Paris a requalifié le contrat de mise en dépôt en mandat d’intérêt commun et a donné raison à la galerie qui soutenait que l’artiste avait commis une faute en résiliant le contrat sans respecter un préavis. L’artiste a alors interjeté appel de cette décision.

Le litige porte donc sur la nature des liens contractuels entre l’artiste et la galerie et sur les conditions dans lesquelles un artiste peut mettre fin à sa collaboration avec une galerie.

La cour a d’abord justifié la requalification du contrat de mise en dépôt en mandat d’intérêt commun (I), avant de retenir la faute de l’artiste dans la rupture du contrat (II).

I. L’encadrement juridique des relations contractuelles galeries/artiste.

A. Les caractéristiques du mandat d’intérêt commun.

Souvent, seul un contrat de dépôt est conclu entre l’artiste et la galerie, même si en pratique la relation galerie/artiste s’apparente à un mandat d’intérêt commun.

Pour rappel, l’article 1984 du Code civil dispose que « le mandat ou procuration est un acte par lequel une personne donne à une autre le pouvoir de faire quelque chose pour le mandant et en son nom ». Le mandat est qualifié de mandat d’intérêt commun lorsque la réalisation de son objet présente un intérêt pour chacune des deux parties au contrat. Ainsi, le mandat d’intérêt commun existe lorsqu’il y a « intérêt du mandat et du mandataire à l’essor de l’entreprise par création et développement de la clientèle » (Cass. Com., 8 juill. 2008, n°07-12.759), c’est-à-dire une contribution des deux parties au développement d’une chose commune.

Pour la fin de la collaboration, les cocontractants doivent ménager un préavis suffisant avant une résiliation, dont le délai doit être proportionnel à la durée des relations.

En cas de rupture brutale, le mandat d’intérêt commun ne peut être résilié que d’un commun accord ou de manière unilatérale en justifiant un motif légitime. A défaut, le mandant devra des dommages-intérêts au mandataire (Cass. 1re civ., 2 oct. 2001, n°99-15.938).

B. La requalification du contrat galerie / artiste en mandat d’intérêt commun.

Conformément à l’article 12 du code de procédure civile, le juge peut requalifier le contrat de mandat de dépôt simple en mandat d’intérêt commun.

Ainsi, dans l’arrêt du 16 janvier 2024, la cour d’appel a confirmé que le contrat, intitulé par les parties comme « contrat de mise en dépôt d’œuvres d’art », devait être requalifié comme un mandat d’intérêt commun à durée indéterminée. Par conséquent, ce contrat ne pouvait être révoqué sans un préavis raisonnable. Le contrat avait été fautivement rompu sans préavis raisonnable par l’artiste, faute pour lui de rapporter la preuve d’un motif légitime.

Plusieurs éléments ont permis de justifier cette requalification. Tout d’abord, les parties ont entendu se lier par un contrat dans lequel l’artiste confiait ses œuvres à la galerie qui était mandatée pour les vendre, moyennant une commission. En outre, « la galerie était (…) missionnée pour assurer la promotion des œuvres ». Enfin, « l’intitulé du nom des parties, la mention de la mission de mise en valeur de l’œuvre du galeriste (…), [le] prix de vente et la précision (…) que seront restituées en fin de contrat les œuvres qui n’auront pas été vendues » traduisent la commune intention des parties de se lier par un mandat d’intérêt commun.

Alors que l’artiste s’était fondé sur une jurisprudence ayant trait au contrat d’agent commercial, la cour d’appel estime que cette question n’a pas lieu d’être : « l’intérêt commun d’un tel contrat ne réside pas dans le développement d’une clientèle commune comme en matière d’agent commercial, mais dans le rayonnement de l’œuvre de l’artiste à l’essor duquel tant ce dernier que la galerie d’art ont intérêt ».

Ainsi, le contrat litigieux présente une communauté d’intérêts en ce qu’il permet la reconnaissance de l’artiste et la valorisation de son œuvre que s’efforce d’obtenir la galerie d’art en vue de leur vente et qui bénéficient communément aux deux parties.

Après avoir ainsi requalifié le contrat, la cour d’appel se prononce sur la rupture abusive des relations contractuelles entre la galerie et l’artiste.

II. La rupture brutale des relations contractuelles par l’artiste et ses conséquences.

A. Une rupture fautive de l’artiste à un mois de l’exposition annoncée.

Dans cette affaire, la cour rappelle qu’un mandat d’intérêt commun à durée indéterminée peut être rompu unilatéralement par une des parties en respectant un préavis raisonnable, à moins de prouver des circonstances rendant la poursuite du contrat impossible.

Dans ses conclusions, l’artiste tente de justifier cette rupture par l’angoisse née des incertitudes de cette relation.

Néanmoins, la cour rejette ses prétentions : celui-ci ne peut pas s’en prévaloir alors qu’il n’a jamais fait de reproche à la galerie pendant les cinq années de collaboration et qu’il n’en a pas non plus fait état en lui notifiant la rupture de la relation contractuelle. Au contraire, dans sa lettre de rupture, l’artiste n’évoque que « le caractère moralement et économiquement intenable (…) de l’organisation de l’exposition à venir », tout en rappelant « le lien de confiance qui l’avait régie pendant ces cinq années ».

La cour d’appel retient donc une rupture brutale et fautive de la part de l’artiste. La cour d’appel repose sa décision sur l’ancienneté de la relation contractuelle imposant le respect d’un préavis raisonnable qui aurait permis le maintien de l’exposition.
Les juges observent que cette rupture est intervenue à un mois de l’exposition qui était annoncée depuis plus de six mois à certains collectionneurs notamment et clients de la galerie, sur le site de la galerie.

En outre, la galerie avait demandé à la cour de condamner l’artiste à lui verser des dommages-intérêts au titre des commissions qu’elle aurait perçues pour la vente des œuvres et au titre de son préjudice moral, ainsi que des dommages-intérêts résultant de la perte des bénéfices notamment en raison de la désorganisation des rapports avec la clientèle.

La cour d’appel a retenu que la galerie d’art avait subi un préjudice financier et un préjudice moral du fait de l’annulation de l’exposition et de la rupture brutale de la relation contractuelle.

Elle a ainsi jugé que l’artiste « ne peut sans mauvaise foi prétendre que la galerie n’avait pas de mandat sur ces ventes puisqu’il les peignait précisément dans le but de les lui déposer pour l’exposition et leur vente, en sorte que le principe d’un préjudice subi par la galerie du fait de la non tenue de l’exposition ne peut être mis en cause ».

Quant au montant du préjudice, la cour d’appel a rappelé qu’une collectionneuse avait pré-réservé deux tableaux. Ainsi, la cour a développé son calcul : « la non tenue de l’exposition a ainsi entraîné, comme pour les autres œuvres, une perte de chance de les vendre au prix offert par la collectionneuse, (…) soit pour la [galerie], une perte de chance de récupérer sa commission de 50 % sur ces ventes ».

Quant à la perte de chance de commissionnement et de bénéfices pour les autres tableaux, la cour apprécie en considération : « de leur prix affiché, affecté d’une réduction de 15 % correspondant au montant moyen des remises accordées aux clients sur les ventes réalisées dans le cadre des trois expositions d’œuvres de l’artiste (…) qui est aussi celui de la remise consentie sur le prix de vente des deux tableaux réservés ». La perte de chance de vendre les tableaux est ainsi fixé par la cour à 30 % de leur prix de vente.

Sur la réparation de la désorganisation des relations avec la clientèle, la cour d’appel a retenu que la galere a, consécutivement à la rupture sans préavis de la relation contractuelle moins d’un mois avant l’exposition prévue, eu à informer les collectionneurs férus de l’artiste et intéressés par la vente de l’annulation de l’exposition. Néanmoins, la cour atténue ce préjudice en ce que la galerie a été en mesure d’organiser une exposition de remplacement.

Au total, le préjudice de la Galerie ALB est donc de plus de 19 000 euros.

B. L’atteinte aux droits d’auteur de l’artiste à la suite de la rupture des relations contractuelles avec la galerie.

Dans cette affaire, l’artiste reprochait à la galerie d’avoir porté atteinte à sesdroits d’auteur en ayant reproduit ses œuvres sur son site et dans les catalogues durant leur collaboration, mais aussi après la résolution du contrat.

Pourtant, la cour d’appel considère que la mission de promotion des œuvres impliquait que la galerie puisse disposer d’un droit de reproduction de ses œuvres. En effet, il existait un accord verbal entre les parties autorisant la galerie à reproduire les toiles et à utiliser son nom dans un objectif bien précis : pour les faire valoir sur ses outils de communication, pour les présenter aux collectionneurs ou pour établir les catalogues des expositions. L’artiste ne pouvait donc prétendre à une indemnisation en raison de la reproduction de ses œuvres lors de la collaboration entre la galerie et l’artiste.

Néanmoins, la cour attire l’attention de la galerie sur le fait qu’elle doit demander l’autorisation à l’artiste si elle souhaite poursuivre la publication des œuvres de l’artiste sur son site après la résolution du contrat.

Cet arrêt est intéressant en ce qu’il qualifie très clairement les relations entre la galerie et l’artiste. Il souligne l’importance d’encadrer la relation galerie/artiste par le biais d’un contrat dès le début de leur collaboration. Ainsi, lorsque les relations se dégradent, la partie lésée peut être protégée et faire valoir ses droits en engageant la responsabilité du cocontractant fautif.

Pour éviter tout quiproquo, il est recommandé aux galeries et aux artistes de préciser en amont au sein d’un contrat notamment le prix de vente des oeuvres, les remises éventuelles sur le prix de vente, les conditions de restitution des œuvres dans leur contrat ... Les galeries doivent être également vigilantes avec l’exploitation des oeuvres des artistes qu’elles représentent et doivent prévoir une clause de cession de droits d’auteur pour la reproduction et la représentation des œuvres sur le site, les réseaux sociaux ou les catalogues de la galerie.

N.D.L.R : La décision citée ici a été reproduite et diffusée sous l’entière responsabilité du cabinet d’avocat auteur de cet article.

Béatrice Cohen
Avocate au Barreau de Paris
www.bbcavocats.com

Recommandez-vous cet article ?

Donnez une note de 1 à 5 à cet article :
L’avez-vous apprécié ?

15 votes

Notes de l'article:

[1Réprésentée par Me Béatrice Cohen.

"Ce que vous allez lire ici". La présentation de cet article et seulement celle-ci a été générée automatiquement par l'intelligence artificielle du Village de la Justice. Elle n'engage pas l'auteur et n'a vocation qu'à présenter les grandes lignes de l'article pour une meilleure appréhension de l'article par les lecteurs. Elle ne dispense pas d'une lecture complète.

Village de la justice et du Droit

Bienvenue sur le Village de la Justice.

Le 1er site de la communauté du droit: Avocats, juristes, fiscalistes, notaires, commissaires de Justice, magistrats, RH, paralegals, RH, étudiants... y trouvent services, informations, contacts et peuvent échanger et recruter. *

Aujourd'hui: 155 780 membres, 27073 articles, 127 134 messages sur les forums, 2 720 annonces d'emploi et stage... et 1 600 000 visites du site par mois en moyenne. *


FOCUS SUR...

• Faux pas à éviter, bons conseils à suivre : votre check-list pour rédiger une bonne offre d'emploi juridique.

• Votez pour le Prix de l'Article juridique de l'année !




LES HABITANTS

Membres

PROFESSIONNELS DU DROIT

Solutions

Formateurs