Village de la Justice : Dans une interview que nous avons réalisée du Bâtonnier Maxime Rosier à propos de Montpellier Ville de droit, ce dernier indique : "Tout est parti du constat que la ville de Montpellier dispose d’un patrimoine et d’une identité juridiques uniques et historiques. Montpellier est une ville universitaire très ancienne que ce soit en droit ou en médecine. C’est en 1160 que le juriste italien Placentin a créé l’École de Droit montpelliéraine, (...). Montpellier est également la ville natale de grands juristes français tels que Cambacérès. »
Confirmez-vous cet héritage historique, et pouvez-vous nous parler d’autres « grandes places de droit » en France ?
Charlotte Broussy : « Monsieur le Bâtonnier est l’un des moteurs de l’association "Montpellier, ville du droit" dont l’une des caractéristiques est de valoriser l’histoire juridique locale. Aussi, son propos doit être confirmé. Celui-ci se nourrit, en effet, des recherches en la matière – notamment de celles, majeures, de M. le Doyen André Gouron ainsi que de M. le Doyen Jean Hilaire – (dont le très récent décès nous a tous profondément attristés).
- Charlotte Broussy
Il faut dire que Montpellier est située à proximité de la mer ainsi que sur la via domitia, voie héritée de l’époque romaine qui relie l’Italie à l’Espagne. Cette position géographique incontournable l’a placée au cœur du phénomène de renaissance juridique médiévale que l’on fait habituellement partir de Bologne, en Italie. Cette renaissance s’est ensuite étendue à toute l’Europe par le biais de maîtres itinérants et d’étudiants venus de partout étudier le droit dans les premières écoles de droit. Et l’on sait qu’à Montpellier, un studium [1] a été très tôt créé par Placentin [2].
D’autres villes françaises tirent, elles aussi, certaines caractéristiques de l’histoire du droit. Pensons à Toulouse – où a été créé le premier Parlement de province. Cela a durablement marqué le dynamisme historico-juridique de la ville. De même, pensons au Parlement de Provence établi à Aix-en-Provence ; dans la continuité, cette même ville abrite d’ailleurs depuis l’époque contemporaine une cour d’appel. Nous devons aussi citer, entre autres, la ville d’Orléans qui, pour des raisons religieuses et politiques, a été un berceau français puis européen de l’étude du droit aux XIIIe et XIVe siècle.
Nous pourrions encore mentionner d’autres villes comme Paris, Lyon, Strasbourg, Bordeaux, etc. qui, à des époques différentes, ont tiré certaines de leurs caractéristiques de l’histoire du droit. Disons, plus généralement, que les caractéristiques institutionnelles comme le positionnement géographique stratégique de ces villes leur ont permis d’être d’importants foyers de pratique et de réflexion juridiques qui ont laissé au droit quelques très grandes figures historiques. Pensons entre autres exemples possibles à Cambacérès pour Montpellier ; Cujas pour Toulouse ; Portalis pour Aix-en-Provence ; Pothier pour Orléans. »
V.J : Pourquoi et comment l’histoire du droit explique encore actuellement des fonctionnements ou des caractéristiques de certains barreaux par exemple ?
« S’agissant de tels héritages historico-juridiques, prenons trois exemples :
Aix-en-Provence est indéniablement une ville importante de Provence, il demeure que le port florissant et ancien de Marseille aurait pu être préféré pour l’institution d’un Parlement durant l’Ancien Régime, puis d’une cour d’appel à partir de l’époque contemporaine. La raison de cet état institutionnel est à mettre en lien avec le fait qu’Aix s’est très tôt imposée comme centre politique, juridique et religieux du Comté de Provence, là où Marseille est restée le poumon économique. Cette situation a perduré lors du rattachement de la Provence à la Couronne de France à la fin du XVe siècle. À l’heure actuelle le ressort de la cour d’appel d’Aix reste héritier de cette histoire institutionnelle dès lors qu’il est comparable à celui de l’ancien Parlement.
La profession d’avocat s’est organisée par strates successives depuis l’époque romaine. Cet héritage historique irrigue l’ensemble de la construction de la profession depuis la prestation de serment, la notion d’honoraire - plutôt que de salaire - en passant par la déontologie, jusqu’à la constitution d’un « Rôle » (ancêtre du « Tableau »), le titre de Bâtonnier – celui qui, à la tête de l’ordre des avocats, portait le bâton symbolique de l’ordre lors des cérémonies – ou encore celui de Barreau – faisant écho à l’enceinte réservée aux avocats pour plaider au Parlement et fermée par une barre.
En droit des affaires, les villes qui ont toujours été des places de commerce ont rayonné davantage, ont été dotées d’institutions qu’elles ont conservées et ont élaboré un droit qui a pu façonner le droit commercial. »
V.J : Pourquoi enseigner cette matière vous paraît important ? Au delà de la culture générale, qu’est-ce que les étudiants en droit futurs professionnels peuvent-ils en retirer ?
« En effet, la connaissance de l’histoire du droit n’est pas une vaine érudition pour le juriste en formation comme pour le praticien. Elle doit permettre une compréhension fine et approfondie des termes, techniques et institutions à l’aide de l’histoire et par-delà le seul droit positif qui peut changer à tout moment. L’histoire du droit fait partie de ces disciplines qui ont vocation à façonner l’esprit juridique des juristes, à favoriser leur prise de recul et l’exercice d’un esprit critique par l’appréhension de grandes dynamiques et logiques d’évolutions du droit.
L’idée serait plus largement que, par la connaissance du passé, l’on parvienne à mieux appréhender l’avenir et non pas à s’ancrer mécaniquement dans des connaissances toutes faites et apprises par cœur. Le droit n’est pas que technique ni dépourvu de toute logique. Le droit n’est pas non plus une science exacte. Il n’est pas inerte. Il est une matière vivante, dépendante des réalités humaines et sociétales. À ce titre, il est mouvant. Et pour faire face aux changements permanents, le juriste doit être créatif – l’illustre Cicéron formulait d’ailleurs l’impératif de "transformer le droit en art ". »