Malgré sa dimension usuelle, force est de reconnaître que la personnalité dévolue à certaines entités collectives pourrait figurer dans la vitrine du « cabinet de curiosité » des sciences juridiques ! Bien qu’elle prenne aujourd’hui les allures d’une métaphore usée, il n’est pas dénué d’intérêt de remonter jusqu’à la source de cette représentation au demeurant contre-intuitive, pour tenter de démêler l’équivoque.
Personnes physiques versus personnes morales…
Pour familière qu’elle soit, il faut bien admettre que la dichotomie entre les individus sujets de droit et leurs avatars abstraits contraste avec la sobriété ordinaire du langage juridique. Difficile d’expliquer à un étudiant de première année que, les mots devant être utilisés pour leur sens - sans effet de style ni licence poétique - le verbe « incarner » ne peut se rapporter qu’à des êtres de chair (et non à des institutions) ; alors que la législation abrite dans le même temps un anthropomorphisme aussi interpelant… !
Une image à rebours de l’histoire.
D’un point de vue historique, la chose est d’autant plus troublante qu’elle sous-tend une duplication de l’individu dans l’entité collective. On suppose dès lors qu’à l’aube de notre système juridique, seuls les êtres humains étaient titulaires de droits subjectifs, et qu’il fallut ensuite reproduire cette qualité par analogie chez certains groupements.
Or, cette déduction lexicale ne correspond pas à l’évolution du champ d’application de la norme. Bien que l’image de la personnalité ne soit jamais employée à Rome [1], certaines collectivités, comme les collegia (sorte d’ateliers publics devançant les corporations) possèdent un patrimoine et une faculté d’action (contractuelle comme judiciaire). Au contraire, les citoyens romains ne détiennent aucun droit à raison de leur être, mais uniquement en fonction des statuts qu’ils peuvent revêtir. Au sein de la domus, seul le pater familias est à la fois titulaire de droits et capable de les exercer (sui juris) ; quand les autres membres de la même parentèle restent des sujets de droit sans capacité autonome (alieni juris) ; tandis que les esclaves à leur service sont seulement assimilés à des choses mobilières, ce qui ne les empêche pas d’accomplir des actes juridiques au nom de leurs maîtres [2].
Dans cette configuration, il s’en faut de beaucoup que l’humanité soit le ressort d’une condition juridique ferme et univoque accolée à l’être en tant que tel. Cet état de fait se perpétue jusque sous l’Ancien régime, où les individus demeurent juridiquement définis par leur appartenance à une corporation, à une paroisse et bien sûr à un ordre. Parallèlement, les monastères et les villes [3], comme les universités ou les hôpitaux [4], et même les compagnies privilégiées [5] se voient reconnaître leur autonomie en droit. La question se pose dès lors de l’origine de cette inhabituelle figure de style…
Un anthropomorphisme à contextualiser.
Sous la Révolution, le triomphe de l’individualisme juridique [6] consacre la notion de personnalité en fusionnant l’image de la personne avec le concept de sujet de droit [7] pour sceller la capacité juridique en chaque citoyen.
Ce tournant coïncide avec une volonté de mettre à bas les corps constitués, soupçonnés de devenir des alvéoles de résistance à la gouvernance révolutionnaire.
Au nom de l’égalité en droit, le patrimoine de l’Église est confisqué en novembre 1789, les ordres abolis en juin 1790, les corporations interdites un an plus tard et les sociétés de capitaux supprimées au mois d’août 1793. Prolongeant cet esprit centré sur l’humain [8], les codificateurs de la période napoléonienne formalisent le « droit des personnes » dans le livre Ier du Code civil, tout en définissant la société comme un simple contrat entre ses membres [9].
Cet humanisme militant conduit à une invraisemblable négation des acteurs sociaux collectifs, dont il ne fait pourtant aucun doute qu’ils interagissent juridiquement depuis l’aube de la civilisation [10].
Dans ce contexte aride, ce sont les commentateurs du droit commercial qui théoriseront la notion de personne morale au cours de la Révolution industrielle. Les Vuillaume [11], Heisser [12], Lescœur [13], Thaller [14], ou autres Lyon-Caen et Renault [15] devaient bien trouver le moyen d’expliquer en vertu de quels droits les sociétés ont continué à posséder des biens, à souscrire des contrats et à poursuivre le recouvrements de leurs créances…
L’hégémonie de la « personne - sujet de droit » les oblige alors à personnifier les entités collectives pour les réhabiliter dans le spectre juridique. Plébiscité par la jurisprudence - qui y voit un moyen de « raccommoder » l’ordre juridique praeter legem - cette analogie didactique finit par pénétrer dans la législation. L’accueil se veut d’abord périphérique, à travers une loi du mois d’avril 1884 portant sur les municipalités et les collectivités publiques de rang inférieur [16]. Vient ensuite la célèbre loi de 1901 sur les associations, qui ratifie explicitement la personnalité morale des groupement privés [17].
Une réception durablement crispée.
Bien que l’image d’un être « pensatoire » ait permis de réconcilier l’ordre légal avec une pratique immémoriale et persistante, cet effort de pédagogie suscite une inépuisable controverse dans la doctrine. De nombreux auteurs inclinent à y voir une fiction [18], c’est-à-dire un pur artifice de légistes greffé sur la réalité. D’aucuns raillent ainsi la prétention du juriste à concurrencer le Dieu créateur [19], quand d’autres se gaussent de ses transports poétiques [20]…
Ce regard est si imprégnant que l’expression de personne « fictive » s’est depuis longtemps imposée comme un synonyme de personne morale. Cela donnerait presque à penser qu’il s’agisse d’une fiction actée, assumée comme telle depuis le premier jour. Ou quand la critique redéfinit insensiblement l’instrument…
La même synonymie s’établit avec l’expression de « personne juridique » [21], soulignant que ces entités demeurent des personnes « faites de droit », par opposition à celles faites de chair et de sang. La confusion est d’ailleurs répandue qui consiste à penser que les personnes juridiques constitueraient une catégorie générale subdivisée entre des applications physiques et d’autres morales. En réalité, cette vision d’une branche scindée en deux ramifications ne convient qu’à la personnalité : notion surplombante dans laquelle toute la thématique se trouve contenue. En revanche, seules les personnes morales peuvent être qualifiées de juridiques [22], contrairement aux individus qui existent comme tels en dehors du droit.
Ces ergotages sémantiques ne sont pas les plus graves outrages adressés aux personnes morales. Elles subissent une dépréciation bien plus radicale de la part d’auteurs à ce point mal à l’aise avec le concept, qu’ils préfèrent tout simplement nier la portée juridique des entités concernées. Dans cette optique, la société n’est jamais que « l’apparence d’un patrimoine collectif » [23], régi par les règles de l’indivision ou de la copropriété. Réduite au statut d’un contrat multilatéral, l’entreprise ne posséderait d’autres droits que la somme des facultés propres aux individus qu’elle réunit [24].
Le travestissement d’un intérêt particulier.
Pourtant, comme le rappellent Michoud et Trotobas dans leur insigne Traité sur le sujet, « c’est en attribuant inconsciemment le sens philosophique (c’est-à-dire humain) au mot personne que l’on arrive à voir un fait anormal dans la personnalité morale » [25]. Une fois la personnification expliquée par l’histoire - à un moment où la notion de sujet de droit avait été fondue au sein de la personnalité - il reste que les groupements revêtent des facultés rigoureusement distinctes de celles de leurs membres [26]. L’étymologie du terme rappelle d’ailleurs qu’il s’agit d’un truchement, ou plus exactement d’un masque (per sonare - ce par quoi se propage le son). Ce sens primitif renvoie à la notion de statut et, par extension, d’entité faisant écran à l’être.
Dans cette mesure, la reconnaissance juridique n’a rien d’une invention mais se borne à identifier une source d’action indubitablement originale. Chaque fois qu’une société achète des fournitures, qu’elle met en demeure un débiteur ou qu’elle embauche un salarié, la personne agit au-delà des facultés de ses associés. Quand bien même se réuniraient-ils un à un jusqu’au dernier, ils n’auraient guère la possibilité de poursuivre de concert la créance due à l’entité qu’ils composent ensemble. La collectivité personnifiée possède donc bien un champ de possibilités transactionnelles et judiciaires qui dépasse l’addition des droits individuels de ses parties prenantes.
La clé de voûte de cette construction - dont l’image de la personne n’est qu’un habillage - réside en fait dans l’existence d’un intérêt particulier. En ce sens, la portée juridique du groupe se justifie par la protection originale due à cette cause distincte.
La personnalité morale correspond dès lors à un « faisceau d’intérêts socialement protégés » [27] : quelque chose de bien réel, traduit en termes anthropomorphiques pour s’insérer au prisme étroit de la titularité tel qu’il fut modelé par le droit intermédiaire.
Une équivoque pas si anodine…
In fine, la personnalité des sociétés se retient surtout comme une métaphore usée, qui doit moins être regardée pour ce qu’elle exprime que pour ce qu’elle représente. Accolée à l’adjectif « moral », la personne devient le parfait synonyme du sujet de droit, par analogie (ou mimétisme) avec les individus. Cela n’implique pas que les sociétés soient de véritables personnes, ni même un certain type de personnes ; ce qui ne fut jamais qu’une parabole didactique. Il s’agit seulement de faire admettre, avec la permanence d’un concept, qu’elles peuvent agir, souscrire et posséder dans la même mesure que les êtres socialisés.
L’image résonne d’ailleurs d’un écho historique particulier. En effet, le terme de personne émerge au siècle des Lumières ; non pas sous la plume des philosophes, mais dans les écrits des juristes qui l’emploie pour caractériser les corps civils d’Ancien régime [28]. Aussi est-il curieux de constater qu’à son apparition dans la littérature doctrinale, la personne fut d’abord morale !
Et s’il demeurait troublant que les enseignes puissent être représentées sur un pied d’égalité avec l’être humain, il suffirait d’observer que ce rapport n’est que le reflet d’un réflexe sociologique particulièrement prégnant dans nos sociétés développées. Tout chercheur qui a déjà contacté une bibliothèque ou un centre d’archives pour une demande particulière a pu le mesurer. En l’espèce, le fait de se présenter comme un individu isolé, conduisant sa recherche en solitaire, ou au contraire en tant que membre d’un laboratoire ou d’une école doctorale débouche sur deux traitements complètement différents.
Dans ce secteur comme tant d’autres, la demande du travailleur non-affilié sera perçue comme fantaisiste et hasardeuse, voire source de complications. À ce titre, l’interlocuteur cherchera souvent à la décourager en s’employant à dresser une liste d’impossibilités. Symétriquement, la requête du représentant d’une quelconque structure (même sans la moindre vérification possible ni aucune affiliation entre les deux entités) sera aussitôt perçue comme une injonction professionnelle (dont la satisfaction valorise y compris l’autre partie). Sans que la norme ne le prévoit nulle part, dans le rapport de gré à gré, l’entité prime souvent l’individualité...