Outre le prénom qu’ils partagent, les points communs ne manquent pas entre le ci-devant Surintendant Fouquet et l’ex-Président Sarkozy : deux hommes pressés au tempérament impétueux ; deux hommes de loi surtout (l’un procureur, l’autre avocat), envoûtés par la politique, passés par le portefeuille des Finances au cours de leurs fulgurantes ascensions et considérés un temps comme les personnages les plus puissants du pays ; mais aussi deux promoteurs de projets de constructions pharaoniques (Vaux-le-Vicomte ou le Grand Paris), incarnant une réussite décomplexée (le fameux ‘‘bling-bling’’), finalement condamnés pour avoir abusé de leurs positions aux dépens du bon fonctionnement de l’État.
Le premier fut convaincu de péculat (prêt à intérêt de l’argent d’autrui, en l’occurrence celui de la Couronne). Le bannissement prononcé par ses juges en 1664 fut aggravé par Louis XIV en enfermement à vie. Le second vient d’être condamné en appel le 17 mai dernier, à trois ans de prison ferme (sous surveillance électronique) assortis d’une privation de droits civiques de la même durée. La cause en est un trafic d’influence relevant de la corruption active. Le délit tient à des échanges téléphoniques avec son défenseur Me Herzog [1], au cours desquels N. Sarkozy prévoit d’interférer en faveur de l’un des magistrats en charge du dossier Woerth-Bettencourt [2] pour lui obtenir une nomination à Monaco.
Au cours de procédures fleuves et labyrinthiques, Fouquet et Sarkozy auront surtout livré le même combat : celui de faire reconnaître leur innocence en dénonçant – avec une égale vigueur – une justice déloyale et persécutrice. Deux Goliath du monde politique devenus David face au système judiciaire…
Mais la ressemblance la plus interpelante entre les deux affaires réside dans leurs contextures processuelles, qui posent une même question de philosophie juridique quant au rapport entre l’infraction et l’intention.
Faits et défense au procès Fouquet.
La condamnation du fils spirituel de Mazarin tient à un document décisif, accréditant le scénario de son péculat. En 1656, alors qu’il lui revenait d’attribuer un bail pour le fermage de la gabelle (soit la collecte, par des entrepreneurs privés, de cette taxe indirecte sur le sel), il aurait arraché aux fermiers choisis, la promesse d’une rente annuelle de 120’000L [3]. Au moment des faits, ce document transite par l’un des associés, à destination d’un créancier qui conserve l’anonymat.
Le voile tombe finalement deux ans plus tard, en 1658, lorsque Fouquet abat la carte de cette promesse au cours d’une négociation avec l’un de ces collecteurs privés ; auquel il propose alors de la racheter (ce qui lui permettrait de la monnayer en une soulte). Bien que l’opération de rachat n’ait finalement pas lieu, la réapparition de ce papier lors du procès causera la perte de l’ancien ministre, en apportant la trace de ce que le vocable judiciaire contemporain appellerait « une rétro-commission pour l’attribution d’un marché public ».
L’accusé oppose néanmoins une défense que ne renieraient sans doute pas les avocats du camp Sarkozy-Herzog. D’après le Factum de Monsieur Fouquet, « cette pensée criminelle, qui n’est accompagnée ni suivie d’aucune des actions extérieures qui tendent à consommer l’effet du crime, ou du moins à en commencer l’exécution […] ne s’appelle point volonté ni crime » [4]. En d’autres termes, l’opération de rachat n’ayant pas été menée à son terme, « cette demie volonté, cette volonté imparfaite » [5], ou encore ce simple « dessein » [6], ne saurait constituer une infraction pénale – faute de matérialité.
Les théologiens lui répliqueront que dans les tréfonds de l’âme, le commandement et l’exécution se jouent au même instant – la fixation du libre arbitre valant acte pour des auteurs comme Saint Augustin [7]. À cela, Fouquet rétorque, non sans mordant, que les pensées impures « ne sont point du ressort de la justice humaine mais relèvent immédiatement de la justice divine » [8]. Une façon d’insinuer que ses juges tendent eux-mêmes à se prendre pour Dieu…
Recoupements avec « l’affaire Bismuth ».
Le procès tenu entre 1661 et 1664 offre de nombreuses similitudes avec celui que les magistrats instruisent depuis 2014 dans cette fameuse « affaire Bismuth » (du nom d’emprunt de la ligne téléphonique secrète de N. Sarkozy). Dans le champ probatoire d’abord, la licéité des écoutes (conduites dans le cadre d’une toute autre affaire) [9] pose relativement question, s’agissant d’échanges tenus entre un justiciable et son avocat [10]. La production de la promesse de rente fatale à Fouquet n’était pas moins sujette à caution. En substance, cette pièce, qui n’avait pas été recensée au cours de l’instruction, reparut après une visite de son grand rival Colbert (principal instigateur de sa chute) ; et le fermier impliqué dans la négociation de 1658 [11] admit avoir reçu des pressions, alors même que l’entremetteur de 1656 [12] ne fut jamais cité à la barre. Les avocats de Fouquet fustigent ainsi un document « d’une misérable mémoire, qui n’a jamais été […] ni remis, ni daté, ni signé » [13] ; là où les partisans de N. Sarkozy dénoncent régulièrement un acharnement judiciaire, voire « des méthodes de barbouzes » [14].
Sur le fond surtout, la problématique de l’intention non-suivie d’effet est identique entre les deux affaires, puisque N. Sarkozy a finalement renoncé à s’entremettre en faveur du magistrat Azibert [15], qui n’a jamais obtenu sa promotion monégasque. L’ancien Président pourrait ainsi être tenté de reprendre à son compte l’accusation portée par Fouquet contre ses procureurs, de vouloir « insinuer une supposition [i.e. une erreur] dans les esprits, en confondant les mouvements de l’imagination avec ceux de l’entendement et de la volonté » [16].
Questionnement notionnel.
En termes stratégiques, la situation de l’ex-chef de l’État invite a priori à faire valoir un désistement volontaire, au termes de l’art. 121-5 du Code pénal [17]. Cette échappatoire n’est pas refermée par le fait que l’interruption réponde à la crainte des poursuites [18] – ce que semble indiquer le fait que le prévenu ait exprimé son renoncement sur sa ligne téléphonique officielle.
Bien que la piste demeure explorable, elle souffre néanmoins d’un défaut probatoire – s’agissant d’une abstention. Elle subit également la concurrence de l’hypothèse de l’impuissance ; N. Sarkozy étant redevenu simple citoyen au moment des faits. L’absence de tout pouvoir effectif sur la Principauté n’exclut donc pas que sa tentative se soit seulement soldée par un échec, auquel le renoncement explicite se serait surajouté…
C’est pourquoi la principale ligne de défense reste la relativisation des paroles qui l’incriminent. Par un ironique retournement de rhétorique, en comparaison avec l’époque où il défendait son bilan dans les meetings, le mantra de l’ancien Président serait désormais : « Je l’ai dit mais je ne l’ai pas fait ! ».
La question se réduit dès lors au point de savoir si la communication d’une intention peut constituer un commencement d’exécution. En parler, est-ce déjà s’exécuter ? Intemporelle par nature, l’interrogation divise la doctrine pénale des deux derniers siècles. Une lecture matérialiste, promue notamment par J. Ortolan, distingue le commencement d’exécution de la résolution criminelle, en affirmant que rien n’est encore répréhensible tant qu’aucun fait externe à l’agent n’est positivement réalisé [19].
L’interprétation plus psychologique avancée de Donnedieu de Vabres [20] ou Vidal et Magnol [21] s’attache au contraire à l’idée d’une décision irréversible, dont l’empreinte ne serait pas nécessairement matérielle. Dans la pratique cependant, l’appréciation du moment où l’individu franchit le Rubicon peut s’avérer particulièrement ardue.
Sarkozy condamné par Fouquet ?
Ancien procureur général au Parlement de Paris, N. Fouquet ne reste pas muet sur la question. Comme un justiciable charge parfois ses co-inculpés pour se dédouaner par effet de contraste, sa défense concède des éléments qui accableraient, en l’occurrence, l’ex-Président.
À deux reprises, son factum énumère les formes par lesquelles la pensée criminelle est susceptible de se traduire en acte, pour mieux mettre en relief l’absence de toutes ces traductions dans sa propre affaire.
Avec une éloquente modernité, ses défenseurs emploient d’ailleurs déjà le concept de « commencement d’exécution » [22], auquel ils assimilent d’abord « l’attentat ou la conjuration » [23] et, plus tard, tout « entreprise, attentat, conjuration, ligue ou faction » [24].
La préparation secrète entre plusieurs complices se trouve précisément au cœur de ces exemples. Les légistes du XVIIe la nomme ‘‘conjuration’’, quand la Cour d’appel de Paris retient aujourd’hui un « pacte de corruption ». Pour les juges du fond comme pour N. Fouquet, le fait de planifier à plusieurs – et surtout de promettre de faire – entame la réalisation de l’action. De fait, il ne semble pas déraisonnable de considérer que la promesse d’apporter son aide – émise pour être communiquée à l’intéressé – soit déjà à même de faire naître le sentiment de redevabilité visé par la démarche corruptrice.
« Ponce Pilate ! » pourrait rétorquer N. Sarkozy, s’il devait débattre avec l’ancien ministre de Louis XIV. L’argumentation de Fouquet néglige en effet que, dans son cas, la non-réalisation de l’opération de rachat de cette fameuse promesse importe peu. La seule détention d’un tel titre est suffisamment incriminante, puisqu’elle matérialise la récompense personnelle d’une décision prise dans l’exercice d’une fonction publique.
Que le ministre se soit abstenu de monnayer ce titre – ou que son potentiel acheteur lui ait manqué – ne change donc aucunement la donne. L’autre argument de ses avocats, alléguant qu’il ait lui-même reçu ladite promesse en paiement des mains du cardinal Mazarin (décédé au moment de l’instruction), s’avère en cela beaucoup plus pertinent. Il s’agirait dès lors d’un recèle inconscient…
Le dernier mot aux magistrats.
En termes d’enjeu juridique, la décision que doit désormais rendre la Cour de cassation revêtira une portée notable dans l’histoire de la qualification pénale de la collusion. Il s’agit de déterminer si l’entente entre les conjurés doit encore se classer parmi les actes préparatoires (circonstance aggravante et vecteur de complicité), ou si elle peut se joindre aux commencements d’exécution, comme l’ont considéré à deux reprises les juges du fond.
Au début du siècle dernier, la Chambre criminelle de la Haute juridiction avait posé, comme critère de cette seconde catégorie, la présence d’« un acte extérieur auquel il n’a manqué qu’un complément d’exécution » [25]. Considérera-t-elle à présent que le fait de communiquer sa résolution à un complice constitue cet « acte extérieur » ? Cela reviendrait finalement à dire que ‘‘décider c’est (déjà) agir’’.
La formule pourrait être de l’ancien Président lui-même... Il faut néanmoins observer que le verbe n’a pas tout à fait le même sens lorsqu’il est à la voix pronominale. S’il ne s’agit que de se décider, l’acte le cède a priori à la disposition d’esprit ; mais cette décision-là reviendra prochainement aux juges du Droit.
Bibliographie :
- J. Cornette, Versailles : Le pouvoir de la pierre, Tallandier, 2006 ;
- D. Dessert, Fouquet, Paris, Arthème-Fayard/Pluriel (rééd.), 2015 ;
- H. Donnedieu de Vabres, Traité de droit criminel, Paris, Sirey (3e éd.), 1947 ;
Factum de Monsieur Fouquet pour servir de réponse aux objections de fait et de droit que l’on a formé contre l’escrit dudit Sieur, Paris, sans éd., 1666 ; - É. Huyard, L’Affaire Fouquet, Nevers, Chassaing, 1937 ;
- J. M. Le Mayeur, L. Pietri, A. Vauchez, et al., Histoire du christianisme, Paris, Desclée, 1996 ;
- J. Ortolan, Éléments de droit pénal, Paris, Plon (5e éd.), 1886 ;
- J. Pradel, Traité de droit pénal et de science criminelle comparée, Paris, éd. Cujas (12e éd.), 1999 ;
- L. Vidal, J. Magnol, Cours de droit criminel et de science pénitentiaire, Saint-Dizier, André Brulliard (9e éd.), 1947.
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Merci pour ce brillant article...qui nous éclaire...