L’Habeas Corpus, emblème des libertés publiques, est l’objet de suspensions sous la pression des événements. Sa signification (‘Que tu aies le corps’) implique que, sur requête d’un détenu contre son geôlier, une autorité étatique se le fasse présenter, afin d’apprécier la légalité de sa détention. Cette procédure est une création britannique. Les Anglais veulent la trouver dans la Grande Charte (1212), mais seul y est posé le principe de l’interdiction de la détention arbitraire [1]. C’est un acquis judiciaire. Après une longue vie jurisprudentielle, elle mise en forme de loi par l’Habeas Corpus Act de 1679.
L’Habeas Corpus est néanmoins vite l’objet de suspensions : pendant les révoltes jacobites de la première moitié du XVIIIe siècle, la Guerre d’indépendance américaine, la Révolution française « resulting in rampant arbitrary imprisonment » [2], les Guerres Mondiales « for any person suspected of ’communication with the ennemy’ » [3] et le conflit irlandais, pendant lequel il semble qu’on ait plus malmené les principes juridiques que les corps des suspects. C’est encore un acquis.
Le 11-Septembre en fournira une nouvelle occasion.
- Dominique Inchauspé
Suspension de l’Habeas Corpus au Royaume-Uni : une petite Grande Charte.
L’Antiterrorism, Crime and Security Act de 2001 pose le principe que, sur simple réquisition du ministère de l’Intérieur, des personnes de nationalité étrangère, des non-résidents ou des étrangers ne bénéficiant pas du statut de réfugié et qui sont suspectées d’activités terroristes peuvent être détenues sans renvoi devant le tribunal durant une durée indéfinie.
Et l’Act se fonde sur l’exception d’état d’urgence prévue par l’article 15 de la Convention européenne des droits de l’homme (Conv. EDH) permettant de déroger aux obligations de la Convention « en cas de (…) danger public menaçant la vie de la nation ». Donc, impossible pour ces détenus de recourir en Habeas Corpus.
Néanmoins, en 2004, la section judiciaire de la Chambre des Lords (plus haute juridiction d’Angleterre à l’époque) juge que ces détentions illimitées violent la Conv. EDH. Elle juge aussi que ces dispositions sont discriminatoires car elles ne s’appliquent pas aux citoyens britanniques. En décembre de la même année, le Secrétaire général du Conseil de l’Europe enjoint le Royaume-Uni de procéder à l’abrogation immédiate de la loi.
Avec peu de succès : en 2005 est pris le Prevention of Terrorism Act. Il étend aux nationaux britanniques la possibilité d’une détention illimitée sans renvoi ni jugement. Il prévoit une série de mesures équivalentes au contrôle judiciaire français (‘control orders’), mais pouvant aller jusqu’à un déménagement forcé. Elles sont prises, non par un juge du siège, mais par le ministère de l’Intérieur et sur la base d’informations fournies par les services de renseignement. Elles visent les personnes qui porteraient assistance à des gens suspectés de se livrer à des activités terroristes ou en en ayant l’intention. Cet Act frappe donc largement en amont de toute infraction. L’autorisation d’un juge est parfois nécessaire, mais peut intervenir a posteriori. En cas d’audience, le suspect n’a droit qu’à un avocat désigné par le ministère de l’Intérieur. Cet avocat n’a pas accès au dossier. Le suspect est absent de l’audience.
Le manque de bon sens de cette ‘législation’ tient dans l’exemple suivant [4] : quatre citoyens britanniques, détenus à Guantanamo pendant trois ans, sont libérés en janvier 2005. Interrogés par la police anti-terroriste anglaise, ils sont libérés sans mise en examen. Néanmoins, un control order est pris leur interdisant de voyager et d’obtenir un passeport. Sur quelle base ? Des informations obtenues lors d’interrogatoires menés à Guantanamo…
En 2006, la High Court infirme pour partie le jugement d’une juridiction administrative qui avait sanctionné les control orders. Elle juge qu’ils violent bien l’article 5 de la Conv. EDH, mais pas l’article 6, qui peut être utilisé pour les quereller sur le terrain du droit à la vie privée, celui à la liberté d’expression, etc. Cela dit, l’impact pratique de la loi est modéré : elle s’appliquera à 52 personnes, dont 24 de nationalité britannique, de 2005 à 2011 [5]. La même année (2011), elle est remplacée par le Terrorism, Prevention and Investigation Measures (TPIM) Act. Les control orders disparaissent au profit des TPIM Notices, moins contraignantes. Le spectre d’Oswald Mosley, fasciste britannique, doit bouder.
Même agitation aux États-Unis.
À l’origine, la Constitution de 1787 ne pose que le principe d’une suspension de l’Habeas Corpus en cas de rébellion ou d’invasion lorsque la sécurité de la population est menacée. Différentes lois étendent l’Habeas Corpus aux procédures fédérales, puis à celles des États. Un arrêt de 1830 de la Cour suprême indique que ‘le grand objet’ de l’Habeas Corpus est ‘la libération de ceux qui pourraient être emprisonnés sans cause suffisante’.
Néanmoins, Abraham Lincoln le suspend pendant la guerre de Sécession. Suit un conflit avec les tribunaux : le Président n’aurait pas ce pouvoir. En 1863, par l’Habeas Corpus Act, le Congrès le lui donne. Une autre loi, majeure, prise en 1867 permet aux condamnés définitifs des États de saisir en Habeas Corpus les juridictions fédérales. Se crée alors la fonction principale de cette procédure : un recours pour les condamnés définitifs contre l’illégalité éventuelle de leur détention [6].
Cependant, la jurisprudence qui suit tend à en limiter l’application. À la fin du siècle et au début du suivant, des milliers de recours en Habeas Corpus sont intentés par des travailleurs chinois que retiennent les autorités administratives. Pendant la Seconde Guerre mondiale, un décret présidentiel de Franklin Roosevelt autorise à interner 120 000 nippo-américains. Au lendemain du conflit, l’Habeas Corpus fédéral reprend son expansion sur les procédures des États. Le Congrès mène une action inverse, pour le restreindre. Dans les années 1970, c’est au tour de la Cour suprême d’emboîter le pas.
Le Congrès continue sur sa lancée restrictive. En 1996, il vote l’Antiterrorism and Effective Death Penalty Act (AEDPA). Une prescription d’un an est instituée pour exercer le recours en Habeas Corpus. Il n’est possible que si la décision critiquée contredit clairement un précédent de la Cour suprême à propos d’une disposition fédérale. Il ne peut y en avoir qu’un...
À partir du 11-Septembre, l’affrontement entre la Cour suprême et le pouvoir exécutif s’avive. Dans un premier arrêt de 2004, Rasul v. Bush [7], la Cour juge que l’Habeas Corpus s’applique aux détenus de Guantanamo, car les États-Unis y exercent une juridiction pleine et exclusive. Les prisonniers y ont donc les mêmes droits que les accusés ‘domestiques’. En riposte, le ministère de la Défense crée, 9 jours plus tard, les tribunaux militaires d’évaluation du statut de combattant. Ils remplacent les juridictions de droit commun...
Puis, en 2005, le Detainee Treatment Act (DTA) entérine ce système. Dans Hamdam v. Rumsfeld (2006) [8], la Cour suprême juge illégale cette architecture judiciaire : seul le Congrès peut instituer des juridictions. En riposte, est votée en 2006 le Military Commissions Act qui reprend l’organisation critiquée. Dans Boumediene v. Bush en 2008 [9], la Cour suprême sanctionne encore cette disposition : tous les détenus hors du territoire américain ont droit à l’Habeas Corpus. En 2009, l’administration Obama fait voter un autre Military Commissions Act qui amende le premier, en rapport avec la décision Boumediene. Ainsi, Dieu a créé les hommes, Samuel Colt les a rendus égaux et la Cour suprême arbitre.
En France : l’Histoire jugera ?
Les cours anglo-saxonnes veillent aux grains que déchaînent leurs gouvernements. Quid de la France ? Dans un arrêt du 26 mai 2020 [10], la Cour de cassation sanctionne une chambre de l’instruction qui valide une prolongation de détention sans débat contradictoire devant un juge. La Cour juge que l’article 16 de l’ordonnance n° 2020-303 du 23 mars 2020 qui prévoit une telle absence de débat et une intervention très éventuelle du juge viole l’article 5 de la CESDH. Mais la Cour remarque aussi « qu’à ce jour, la France n’a pas exercé le droit de dérogation, prévu à l’article 15 de ladite Convention », soit l’exception d’état d’urgence en cas de danger public menaçant la vie de la Nation. Que se serait-il passé si le Covid-19 avait provoqué l’exercice de ce droit ?
Quant au Conseil constitutionnel, sa décision du 3 juillet 2020 [11] est bien politique, sinon florentine, voire byzantine. On y lit de subtils distinguos entre loi et ordonnance, puis habilitation et ratification. Il en ressort que la disposition contestée de la loi n° 2020-290 du 23 mars 2020 relative à la prorogation automatique des délais de détention provisoire est conforme à la constitution. En effet, l’intervention très éventuelle du juge la valide au regard de l’article 66 interdisant les détentions arbitraires. La Cour de cassation le contestait dans son arrêt précité.
Contradiction entre les deux Hautes Juridictions ou simple débat contradictoire entre elles, l’Histoire jugera, si elle a le temps.
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