Liberté de commerce et libre concurrence : le contrôle du juge administratif des interventions des personnes publiques.

Par Luca Volpi, Etudiant en droit.

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Explorer : # liberté du commerce et de l'industrie # libre concurrence # interventionnisme public # contrôle du juge administratif

« Il n’y a point de mot qui ait reçu plus de différentes significations, et qui ait frappé les esprits de tant de manière, que celui de la liberté » écrivait Montesquieu, dans son œuvre De l’Esprit des lois . Et de ce concept de liberté, c’est celui de la liberté du commerce et de l’industrie et de la libre concurrence qui a fait que l’économie soit devenue « le patrimoine juridique commun » [1] de tous les juges, notamment du juge de droit public.

Or, il est vrai que le juge administratif apparait comme étant peu concerné par ce domaine, mais la force publique intervient sur le marché en fonctions des phases et des exigences du marché, et l’État tend à osciller, en fonction des circonstances, entre tendances interventionnistes ou libérales. Ainsi, le juge administratif a-t-il tenu à garantir le principe de la liberté du commerce et de l’industrie, afin de protéger l’initiative privée, tout en apportant la limitation de la libre concurrence à l’activité publique pouvant venir concurrencer celle privée, notamment dans le cadre de la création de services publics.

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Il convient cependant, avant de s’intéresser aux rapports qui existent entre la liberté du commerce de l’industrie, les règles de libre concurrence et la création de services publics, de définir ces notions essentielles permettant d’appréhender le sujet.

Par liberté du commerce et de l’industrie, on se réfère à un principe ancien, affirmé en 1791, pour mettre fin au système des corporations [2] par la loi des 2 et 17 mars, communément appelée le Décret d’Allarde, qui disposait clairement en son article 7 que formellement en qu’« il sera libre à toute personne de faire tel négoce ou d’exercer telle profession, art ou métier qu’elle trouvera bon ».
Plusieurs arrêts du Conseil d’État, notamment l’arrêt Daudignac de 1951, ou encore l’arrêt Territoire de la Polynésie Française de 1988 sont venus reconnaître que « la liberté du commerce et de l’industrie (est) garantie par la loi » et qu’elle agit comme un principe général du droit, bien qu’il ne figure dans aucun texte constitutionnel. Ce principe général du droit, dont la valeur constitutionnelle reste cependant qu’implicite, se caractérise, selon S. Nicinski, dans son ouvrage Droit public de la concurrence par « l’interdiction faite à l’autorité publique d’entraver l’initiative privée ».

Quant au principe de libre concurrence, il a été introduit comme complément logique au principe de liberté du commerce, dans un arrêt rendu par le Conseil d’État en 1930, Chambre syndical du commerce en détail de Nevers, et réaffirmé en 2006 dans un arrêt Ordre des avocats au barreau de Paris. Le juge administratif avait voulu, en 1930, garantir aux particuliers la liberté d’exercer leurs activités sur un marché compétitif qui ne soit pas faussé par des limitations ou prestations provenant du pouvoir public. Ce principe interdit donc aux personnes publiques de venir abâtardir, de par leur intervention, la concurrence.

Enfin, concernant la création de services publics, celle-ci apparaît comme la création d’une « activité d’intérêt général, assurée ou assumée par l’administration » [3].
Or l’intérêt général en question peut se constituer d’un faisceau d’intérêts particuliers : il peut dès lors se concrétiser en un service public de type social, tel l’Éducation nationale, ou de type marchand. Bien que ce domaine soit traditionnellement considéré comme un monopole de l’activité privée [4], le Conseil constitutionnel a affirmé, par une décision du 16 janvier 2001, « qu’il est loisible au législateur d’apporter à la liberté d’entreprendre (concept plus général, dont fait partie la liberté du commerce et de l’industrie, selon l’arrêt Commune de Montreuil-Bellay de 2001), qui découle de l’article 4 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789, des limitations liées à des exigences constitutionnelles ou justifiées par l’intérêt général, à la condition qu’il n’en résulte pas d’atteintes disproportionnées au regard de l’objectif poursuivi » et ce, justement, par la création de services publics.

Ainsi, c’est en raison de cet interventionnisme auquel les pouvoirs publics n’ont pu renoncer, que se pose le problème du contrôle du juge administratif sur la légalité de l’intervention des personnes publiques en rapport au principe de la liberté du commerce et de l’industrie et de la libre concurrence. Et de se demander, si l’on assiste à une véritable atténuation du principe de liberté du commerce et de l’industrie, ou s’il ne s’agit pas plutôt d’une modernisation, de l’ancien principe de non-concurrence à celui d’égale concurrence.

Le juge administratif exerce un contrôle sur l’intervention, dans le marché concurrentiel, des pouvoirs publics. Lorsque celle-ci est admise, les juges auront le devoir d’en contrôler les modalités de mise en œuvre en rapport avec le respect des règles de la concurrence. Le pouvoir des juges porte sur ces 2 points en application de l’arrêt précité rendu par le Conseil d’Etat, Ordre des avocats du barreau de Paris, selon lequel la liberté du commerce et de l’industrie s’applique au principe même de l’intervention, et ce en application des critères édictés par la jurisprudence Chambre syndicale du commerce en détail de Nevers. Il a été récemment réaffirmé, dans un arrêt Association pour la promotion de l’image et autres de 2011, que l’État doit se voir confier la possibilité d’effectuer ses missions par ses propres moyens, et ce même sans recourir à des tiers. Il sied donc de s’intéresser en premier lieu à la création de services publics marchands dans le cadre de la liberté du commerce et de l’industrie avant de traiter du déclin du critère de carence de l’initiative privée.

I. La création de services publics marchands dans le cadre de la liberté du commerce et de l’industrie.

Le Conseil d’État précisait, dans son rapport annuel de 2002, sur les Collectivités publiques et la concurrence, que le principe de liberté du commerce et de l’industrie « est compris depuis toujours comme s’appliquant à la seule initiative privée et comme ayant pour objet la protection de celle-ci ».
Dès lors, les juges administratifs ont-ils interprété ledit principe comme se rattachant au principe de non-concurrence, selon lequel sont réservées en priorité au secteur privé les activités industrielles et commerciales, tandis que le secteur public devrait normalement en être exclu, et ne disposer du pouvoir d’intervenir qu’à titre résiduel et subsidiaire.

Pourtant, les professeurs D. Linotte et R. Romi, dans leur ouvrage Service public et droit public économique, écrivaient-ils que « l’atteinte à la liberté du commerce et de l’industrie se manifeste alors sous la forme de la concurrence que les interventions directes, industrielles et commerciales, publiques font aux activités privées ». En effet, initialement, les juges administratifs donnaient une interprétation très restrictive quant à l’appréciation de la légalité de l’interventionnisme public : celui-ci n’était toléré que s’il répondait à des circonstances exceptionnelles, comme dans l’arrêt Casanova de 1901, ou extraordinaires, dans l’arrêt Agents d’assurance de Belfort, la même année.

Mais l’arrêt Chambre syndicale du commerce en détail de Nevers est venu bouleverser cette conception initiale. En effet, tout en rappelant le principe selon lequel « les entreprises ayant un caractère commercial restent, en règle générale, réservées à l’initiative privée », le Conseil d’État est venu préciser toutefois que les collectivités publiques disposaient de la possibilité d’ « ériger des entreprises de cette nature en service public (mais) que si en raison de circonstances particulières de temps et de lieu, un intérêt public justifie leur intervention en cette matière ». Cette règle, pourtant exprimée de manière limpide, n’a pas reçu l’application stricte qui eut été nécessaire.

Ainsi, la problématique de l’intérêt public a-t-elle donné lieu à des décisions contestables, notamment par exemple dans l’arrêt Syndicat des exploitants de cinématographes de l’Oranie de 1956 : à l’époque, le Conseil d’État donnait comme justification d’un intérêt public « la mise à disposition de la population de larges possibilités de distraction en plein air ». Ainsi, le principe de liberté du commerce et de l’industrie a-t-il pu connaître plusieurs atteintes, dans le cas entre autres où il constituerait un complément d’un service public déjà existant [5].

Cet affaiblissement du principe général dont il est question s’est vérifié dans d’autres situations. Le Conseil d’Etat a notamment développé une jurisprudence favorable à l’interventionnisme des pouvoirs publics, dans le domaine de l’hygiène et de la santé (qui, il est vrai, pourrait être considéré comme rentrant dans une mission plus générale de service public). Ainsi, les juges ont-ils admis la légalité de la création de lavoirs publics et de bains-douches municipaux, alors même qu’ils concurrençaient l’initiative privée, en précisant toutefois qu’ils constituaient « une amélioration nécessaire apportée dans le fonctionnement du service public de l’hygiène » et ne portaient pas à « l’exercice d’un commerce ou d’une industrie portant atteinte aux droits que les commerçants de la localité tiennent de la loi des 2 et 17 mars 1791 » [6]. L’on distinguait donc à l’époque les services publics de type purement marchand, de ceux qui recouvraient un intérêt plus général.

Dès lors, les juges de droit public ont-ils désacralisé un principe général du droit, en reconnaissant qu’il pouvait s’avérer inopposable en certaines circonstances. Et que l’affirmation selon laquelle « le principe de liberté du commerce et de l’industrie vise à exclure les personnes publiques du marché en leur interdisant la prise en charge d’activités économiques conçues comme relevant normalement des entreprises privées » [7] doit se voir nuancer. Ce fut notamment le cas dans l’arrêt Association pour la promotion de l’image et autres précité, par lequel le Conseil d’État reconnu la possibilité pour l’administration d’exercer une activité économique, même si elle privait des privés d’une partie de leur clientèle, lorsqu’elle était accessoire à un service public.

La nature inopposable du principe de la liberté du commerce et de l’industrie à certaines situations a été renforcée par l’arrêt Ordre des avocats au barreau de Paris.
L’on contestait à l’époque la création de la « Mission d’appui à la réalisation des contrats de partenariat », qui visait à assister les personnes publiques dans la préparation et la négociation de contrats. Or, selon le Conseil d’État, les missions contestées ne caractérisaient pas une intervention sur un marché, du fait que « l’état se borne (...) à remplir la mission qui est la sienne de veiller, par différents moyens, à la bonne application de la règle de droit ».

Dans l’arrêt Chambre syndicale du commerce en détail de Nevers, le juge administratif a toutefois précisé que les pouvoirs publics ne peuvent « ériger des entreprises de cette nature en service public (...) que si en raison de circonstances particulières de temps et de lieu, un intérêt public justifie leur intervention en cette matière ». Ainsi, les deux conditions de l’existence de circonstances particulières de temps et de lieu (qui sont dues à l’insuffisance de l’initiative privée) et d’un intérêt public sont cumulatives. Mais, comme nous allons le voir, c’est cette dernière condition qui a su prendre le dessus, en raison du déclin du critère de carence de l’initiative privée.

II. Le déclin du critère de carence de l’initiative privée.

En effet, la condition de la carence de l’initiative privée a été interprétée de manière très souple par le juge administratif, puisque le Conseil d’État a pu considérer qu’il suffisait que « la satisfaction du besoin public soit seulement mal ou insuffisamment réalisée par l’initiative privée », dans un arrêt Ville de Nanterre de 1964, pour justifier pleinement l’intervention d’une collectivité publique. Dans cette affaire, concernant la création d’un cabinet dentaire municipal, les juges s’étaient exprimés pour dire qu’une telle activité devait être retenue légal, car son objet était de « permettre à la population locale, composée en grande majorité de salariés modestes, de ne pas
renoncer aux soins dentaires malgré la carence de l’équipement hospitalier et le nombre insuffisant de praticiens privés, alors surtout que ceux-ci pratiquaient en fait, pour la plupart du moins, des tarifs supérieurs aux tarifs de responsabilité de la Sécurité sociale »
.

En effet, le commissaire du gouvernement J. Kahn, dans ses conclusions sur l’affaire Commune de Montmagny de 1970, affirmait déjà que « l’intérêt public local reste lié, en principe, à l’insuffisance de l’initiative privée ; mais cette notion n’a plus aujourd’hui le sens qu’elle avait hier ». Il s’agissait donc plutôt de combler une « demande qui, solvable ou non, ne doit pas rester insatisfaite ».
De plus, les critères traditionnels de la jurisprudence Chambre syndicale du commerce en détail de Nevers ayant été réactualisés par l’arrêt Ordre des avocats au barreau de Paris, les personnes publiques, pour intervenir sur un marché, doivent justifier d’un intérêt public, qui peut résulter notamment de la carence de l’initiative privée. Ce dernier critère n’est donc plus considéré comme élément clé justifiant l’existence de circonstances particulières de temps et de lieu, mais simplement comme pouvant justifier un intérêt public.
Dès lors, c’est ce dernier critère qui recouvre une réelle importance, et à l’aune duquel doit désormais s’apprécier la légalité de l’intervention économique d’une personne publique.

Cela traduit un assouplissement de la part du juge administratif, qui a ainsi souhaité admettre plus largement l’intervention des personnes publiques sur un marché concurrentiel. Et cet assouplissement n’était pas totalement nouveau, puisque déjà en 2000, dans un arrêt Compagnie méditerranéenne d’exploitation des services d’eau, le juge administratif avait, considéré que « le principe de la liberté du commerce et de l’industrie ne fait pas obstacle, par lui -même, à ce qu’un établissement public se porte candidat à l’obtention d’une délégation de service public », alors même qu’au moment des faits, cela n’était pas justifié par la carence ou la défaillance de l’initiative privée. D’autant plus que, en commentant son propre arrêt, de 2005, Territoire de la Polynésie française, le Conseil d’État a pu préciser, dans son Rapport public 2006 pour l’année 2005 que « l’intérêt public justifiant l’intervention économique d’une collectivité territoriale peut être reconnu, pour certains services publics fondamentaux tels que celui des transports, alors même que l’initiative privée ne serait pas défaillante ».

Reste que cette atténuation de la condition de la carence privée au profit d’une condition plus générale d’intérêt public ne semble concerner, selon les arrêts évoqués, que la création de services publics, par des personnes publiques et qui choisissent de se transformer, de façon directe ou indirecte, en opérateurs de services publics marchands, ou d’activités d’intérêt général.
Or, le déclin d’un tel critère est bien plus général : dans un arrêt de 2010, Province des îles loyauté, les juges du Conseil d’État ont fini par admettre que l’on puisse étendre la jurisprudence concernant la création de services publics à la simple aide publique en faveur d’une activité, qui pourtant maintient son caractère privé, puisque l’existence d’un besoin local (donc d’un intérêt général) non satisfait apparaît comme une des expressions possibles de l’intérêt public. Et que ce dernier justifie l’aide, c’est-à-dire l’intervention des pouvoirs publics. Les juges ont, par cet arrêt, réaffirmé que les circonstances de l’activité privée ne devaient, et ne pouvaient plus, constituer une barrière insurmontable à l’interventionnisme de l’État.

Ainsi, les personnes de droit public et de droit privé peuvent se retrouver, par le biais de simples aides, ou de façon plus importante par la création d’un service public, en compétition directe. Et ce même dans la délégation d’un service public marchand, qui saurait pourtant être satisfait par l’initiative privée. De là se dégage une idée, favorisée par le droit de l’Union Européenne, qui est indifférent à la nature publique ou privée des opérateurs économiques : le principe de la liberté du commerce et de l’industrie ne repose en fait plus sur un principe de non-concurrence, initialement affirmée, mais sur un principe d’égale concurrence. Et la création par une personne publique d’un service public marchand ne saurait être légale que si cette personne n’utilise pas les avantages dont elle dispose pour dénaturer le jeu de la concurrence, ce dont il sera question ci-après.

III. La modernisation du principe de liberté du commerce et de l’industrie : de la non-concurrence à l’égale concurrence.

Comme nous l’avons déjà évoqué, dans le domaine de la concurrence, le principe de la liberté du commerce et de l’industrie est bien opposable à la personne publique mais de manière encore plus souple qu’en ce qui concerne la création de services publics marchands. Le juge administratif a, en effet, considéré, dans un considérant de principe précédemment cité, que « le principe de la liberté du commerce et de l’industrie ne fait pas obstacle, par lui-même, à ce qu’un établissement public se porte candidat à l’obtention d’une délégation de service public », et ce même à défaut de carence ou de défaillance de l’initiative privée [8]. Cependant, ce qui a pu s’apparenter à un déclin du principe de non-concurrence a été précisé, par la suite, en des modalités particulières de concurrence. Il conviendra donc de s’intéresser d’une part au principe traditionnel de la non- concurrence, en perte de vitesse, avant de traiter de l’ascension du principe actualisé d’égale- concurrence.

Le principe traditionnel de la non-concurrence, en perte de vitesse...

Initialement, le principe de la liberté du commerce et de l’industrie correspondait au principe de non-concurrence. L’on considérait que l’atteinte portée à cette liberté se manifestait nécessairement sous la forme de la concurrence que les interventions publiques directes, de type marchand, nuisibles pour les activités privées. Dans une optique libérale classique, l’admission par le juge administratif de l’intervention économique de l’administration aurait pour effet de fausser le jeu de la concurrence. L’arrêt Casanova de 1901 fut rendu dans cette optique d’hostilité envers la concurrence publique.

Or l’ancien principe de non-concurrence absolue s’est vu limité. Ce principe trouve ses origines dans le Décret d’Allarde qui clame la liberté du commerce et de l’industrie au bénéfice des personnes privées. Mais il a par la suite été réaffirmé de façon « nuancée » par la jurisprudence, notamment dans l’arrêt Chambre syndicale du commerce en détail de Nevers.
Le principe traditionnel de non-concurrence vit, depuis plusieurs décennies, une remise en question de sa substance. En effet, de par l’évolution de l’interventionnisme économique des personnes publiques, accompagnée par la bienveillance du législateur, et l’amoindrissement des conditions jurisprudentielles, l’on a fini par adopter une conception très large des besoins et intérêts généraux de la collectivité et de la carence de l’initiative privée, allant parfois même jusqu’à ne plus s’y référer.

Notamment, un arrêt Bourrageas de 1936, confirmé par la suite par l’arrêt Association pour la promotion de l’image et autres de 2011, cité ci-avant ont-ils confirmé que les personnes publiques disposent toujours de la prérogative leur permettant de remplir leurs missions de service public par leurs propres moyens, en maintenant la liberté du choix du mode de gestion du service (public ou privé, donc). Et il résulte surtout de ces deux arrêts que finalement l’administration, afin de satisfaire les besoins qui découlent de sa mission, n’est plus contrainte à se référer directement aux tiers privés. Il conviendra ici de rappeler que l’arrêt Association pour la promotion de l’image et autres a été l’occasion, pour le Conseil d’État, de venir renforcer l’idée selon laquelle les personnes publiques peuvent exercer une activité « accessoire » à un service public, même lorsqu’elle pourrait nuire à l’activité de personnes privées.

La perte de vitesse du principe de non-concurrence a atteint son paroxysme dans l’arrêt Société Jean-Louis Bernard Consultants. Dans cette affaire, le Conseil d’État dut juger la légalité de la participation d’un établissement public à l’attribution d’un marché public. Le juge administratif accorda aux personnes publiques le droit de présenter leur candidature « dans le respect des exigences de l’égal accès à la commande publique et du principe de libre concurrence ». Dans la lignée de l’arrêt Compagnie méditerranéenne d’exploitation des services d’eau, qui avait consacré « l’inopposabilité de la liberté du commerce et de l’industrie à la candidature d’une personne publique à une délégation de service public », cet arrêt Société Jean-Louis Bernard Consultants fut ainsi interprété comme ayant porté un coup fatal au principe de non-concurrence. Sans pour autant se dessaisir complétement du concept de la concurrence.

Pourtant, l’hostilité qu’a pu provoquer une telle remise en question des fondements libéraux ne semble pas totalement justifiée. En effet, l’on pourrait penser que la licéité exprimée de l’intervention des personnes publiques permet au Conseil d’État d’accroitre l’offre sur le marché, ce qui en soit stimulerait la concurrence, dans le plus pur style libéral. Et ce afin de participer à la reconstruction des activités de service public. Mais les craintes suscitées par cette évolution ont su être modérées par l’affirmation de l’exigence d’égale concurrence, afin de conserver le bon fonctionnement du marché.

En effet, Catherine Bergeal, commissaire du Gouvernement, écrivait dans ses conclusions que « le droit de l’intervention économique publique, qui reposait sur un principe de non-concurrence entre les activités publiques et privées, cherche désormais un nouveau fondement dans le principe d’égale concurrence entre les opérateurs économiques intervenant sur un marché, quel que soit leur statut public ou privé ». Ainsi dégageait-elle l’idée selon laquelle « le principe de la libre concurrence a changé de contenu : il ne peut plus être question d’exclure la personne publique, il est au contraire entendu de l’admettre par principe parce qu’il ne peut y avoir de discrimination a priori entre les opérateurs ». Ce qui semblait être le crépuscule de tout intérêt porté à la concurrence, sur les marchés, entre les personnes de droit public et de droit privé, s’est donc en réalité avéré être une mise à jour, du principe de non-concurrence à un principe d’égale concurrence.

L’ascension du principe actualisé d’égale-concurrence.

Dans l’affaire Société Jean-Louis Bernard consultants, le tribunal administratif avait été saisi d’une contestation de l’attribution d’un marché. Les juges demandèrent au Conseil d’ État si le principe de liberté de la concurrence faisait obstacle à ce qu’un marché soit attribué à un établissement public administratif. La Haute Cour répondit dans un attendu de principe que « aucun texte ni aucun principe n’interdit, en raison de sa nature, à une personne publique, de se porter candidate à l’attribution d’un marché public ou d’un contrat de délégation de service public ». Le cauchemar de tout libéral semblait donc se réaliser. Cependant, le juge administratif imposa à cet attendu de principe un ensemble de limites, venant donc rétablir la légitimité de la concurrence et l’équilibre concurrentiel qui semblait avoir été bafoué par l’arrêt Compagnie méditerranéenne d’exploitation des services d’eau. En effet, le Conseil, dans son avis rendu le 8 novembre 2000, posa les principes devant être respectés par tout établissement public désireux de se présenter comme candidat à l’attribution d’un marché public en concurrence avec des entreprises privées.

Ainsi, les juges ont estimé qu’il est nécessaire que le prix proposé soit déterminé en tenant compte de l’intégralité des coûts directs et indirects venant déterminer la formation du prix de la prestation objet du contrat, et que l’établissement public n’ait pas bénéficié, pour déterminer le prix qu’il a proposé, d’un avantage dû aux ressources et les moyens qui lui sont attribués par les pouvoirs publics au titre de sa mission de service public. Enfin, l’établissement doit pouvoir en justifier par des documents comptables spécifiques. En d’autres termes, les personnes publiques ont le devoir de veiller au respect du principe d’égalité de traitement en s’assurant que les candidatures et les offres sont établies dans les mêmes conditions que les personnes privées.

Cet ensemble d’exigences, qui paradoxalement pouvait sembler en opposition avec le principe de libre concurrence, fut justifié par les juges administratifs. Le Conseil d’État, dans son rapport pour l’année 2002 affirma avec force que la mise en concurrence de personnes publiques et privées pouvait bien évidemment poser des problèmes, et qu’il ne paraissait donc « pas souhaitable de laisser se développer une sorte de banalisation pure et simple de l’intervention publique marchande ». Ainsi, selon les juges, l’on ne pouvait tolérer, de manière simpliste, l’intervention des pouvoirs publics sur le marché. Cette intervention devait se faire dans un cadre précis, et selon des critères de légitimité.

C’est dans cette optique que fut rendu l’important considérant de principe de l’arrêt Ordre des avocats au barreau de Paris, selon lequel « les personnes publiques sont chargées d’assurer les activités nécessaires à la réalisation des missions de service public dont elles sont investies et bénéficient à cette fin de prérogatives de puissance publique ; qu’en outre, si elles entendent, indépendamment de ces missions, prendre en charge une activité économique, elles ne peuvent légalement le faire que dans le respect tant de la liberté du commerce et de l’industrie que du droit de la concurrence ».
Dès lors, il ne s’agissait plus d’interdire l’intervention, dans le domaine économique, des pouvoirs publics. Il s’agissait plutôt de l’interdire « sous la forme publique ».

Dès lors, l’on ne peut pas vraiment affirmer que l’abandon du principe de non-concurrence est consommé. En effet, le maintien de la liberté du commerce et de l’industrie sous sa forme traditionnelle persiste, et ce par les limites posées par le droit de la concurrence dans la protection de l’initiative privée et la création de services publics.
Par ailleurs, toujours dans l’arrêt Ordre des avocats au barreau de Paris, le Conseil d’État a apporté la précision bienvenue selon laquelle « une fois admise dans son principe, une telle intervention ne doit pas se réaliser suivant des modalités telles qu’en raison de la situation particulière dans laquelle se trouverait cette personne publique par rapport aux autres opérateurs agissant sur le même marché, elle fausserait le libre jeu de la concurrence sur celui-ci ».

Or, s’il est vrai que dans son rapport de 2002, le Conseil d’État affichait clairement sa méfiance envers l’affirmation d’un principe d’égale concurrence, du fait que « l’égale concurrence reste une notion qui ne se vérifie pas aisément et qui est dès lors davantage de l’objectif que de la réalité objective », la véritable menace ne semble pas être l’interventionnisme public dans des secteurs traditionnellement privés.
Au contraire, il semblerait utile de s’interroger sur le fait de savoir si, sous l’influence du droit européen très favorable à la libre concurrence, les activités traditionnellement gérées par des personnes publiques, notamment les services publics, ne risquent pas de s’adapter à des exigences de marché privé, et perdre ainsi une partie, voir la totalité de leur substance ? Dès lors, le danger ne serait-il pas finalement pour le « public » dans « service public », plutôt que pour le « libre » dans « libre concurrence » ?

Luca Volpi
Étudiant en Master 2 \"Juriste International\" Université Paris I Panthéon Sorbonne

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Notes de l'article:

[1J. Caillosse Le droit administratif français saisi par la concurrence ?

[2P. Delvolvé, Droit public de l’économie, 1998.

[3R. Chapus, Le service public et la puissance publique.

[4Hauriou écrivait en effet que « si l’État entreprend de satisfaire, en plus des intérêts politiques dont il a naturellement la charge, des intérêts d’ordre économique, si des entreprises agricoles ou industrielles deviennent des membres de l’État (...) nous disons que c’est grave, parce qu’on nous change notre État ».

[5Arrêt Delansorme 1959.

[6Arrêt Chambre syndicale des maîtres buandiers de Saint-Etienne 1939.

[7P-L. Frier et J. Petit, Droit administratif.

[8CE 16 octobre 2000, Compagnie méditerranéenne d’exploitation des services d’eau.

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Discussions en cours :

  • par Magson Armand-Dupain , Le 19 novembre 2022 à 21:29

    Je viens de lire votre article et cela à susciter une réflexion : Que pensez-vous de la philosophie qui découle de la jurisprudence de l’arrêt chambre syndical de commerce en détails de Nevers de 1930 et celle de l’association des avocats au barreau de Paris de 2006 ?

  • Dernière réponse : 4 octobre 2019 à 21:29
    par Ize jeferson herman antonio-gomez etudiant juriste en Master 1 de droit public à L’université Felix-Houphouët Boigny sis en Côte d’ivoire , Le 5 juin 2017 à 23:54

    Je viens de lire votre brillante analyse et je ne peux que vous dire infiniment merci car après lecture de votre étude, j’ai pris plaisir à assimiler la notion de libre concurrence qui me semblait jusqu’ici très ambiguë.
    Merci de continuer à nous éclairer.
    Cordialement.

    • par jonhy , Le 4 octobre 2019 à 21:29

      C’est long et c’est bon ! Merci pour cette étude qui demande certainement beaucoup de travail !
      Ma question reste entière : comment des collectivités peuvent se défendre face à des entreprises qui ont les moyens de vendre à coup de pub leur travail, qui ne correspond rarement au final qu’à un business plus qu’a un intérêt public ?? JE paye des impôts pour que CHACUN puisse accéder aux mêmes services que moi. Si des personnes publiques peuvent abuser de leur situation, il est impératif de contenir les aspirations de tout acteur privé dans ses propositions, face aux défis actuels..

  • par daniel martin , Le 5 septembre 2019 à 12:34

    Très bon article. Voici un exemple d’un autre travers de l’intervention publique surtout au niveau local. Il suffit en effet que des élus en place ou leurs proches aient un projet pour que la collectivité vote une aide à tous les habitants ayant la même préoccupation. Ainsi, si ces proches d’élus ont envie de réaliser une plantation d’arbustes sur leur terrain, il suffit à la collectivité publique de prendre une mesure de commerce (par exemple par voie d’une remise accordée) pour l’achat des arbustes. Bien entendu cette mesure s’adresse à toute la population mais il est difficile de penser que chacun a le même projet. Bien entendu, l’intérêt général peut être facilement "justifié" en arguant de la nécessité de créer des lieux d’accueil pour les oiseaux et les insectes tout en soulignant l’uniformisation esthétique des plantations sur le territoire. Et surtout, qui va se plaindre ?

  • par Colmenero , Le 6 juillet 2019 à 18:44

    Bonjour,
    merci pour ce précis état des lieux,si complexe à établir dans un contexte très évolutif.
    Mais qu’en est-il des structures de type SPIC venant concurrencer le marché privé sur le commerce de détail ,avec à la clef la mise en difficulté des TPME devant faire face à cette concurrence qui me semble déloyale ?
    Apres avoir sollicité la DGCCRF de mon département (Aude) et face à son absence totale de réaction,n’est-il pas à craindre que sous prétexte de besoin de financement d’entités publiques,que l’état ferme les yeux et en oublie les règles de la non concurrence du public envers le privé ?
    Encore i encore pour votre brillant exposé .

    Serge Colménéro

    Rennes le Château

  • par Alexei , Le 6 janvier 2018 à 17:34

    Bonjour,

    Cet article a-t-il vraiment été écrit par un étudiant en M2 ? C’est brillant. Merci beaucoup.

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