Extrait de : Vaughan Avocats

Compte décompte et déconvenues du télétravail, par Bruno Courtine, Avocat.

Par Bruno COURTINE, Avocat Associé, fondateur de Vaughan Avocats
www.vaughan-avocats.fr

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Le télétravail n’exonère pas l’employeur de son obligation de décompter le temps de travail de son salarié. Cette norme a-t-elle encore un sens face à l’autonomie dont dispose le télétravailleur ? Est-ce la consécration du forfait en jours ?
Dans un arrêt du 21 octobre 2021, la Cour de cassation rappelle que la preuve du décompte du temps de travail reste une charge partagée entre l’employeur et le salarié (Cassation, civile, Chambre sociale, 21 octobre 2020, 19-15.453).

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Le principe ainsi rappelé et le contexte de la décision alertent sur les risques induits du télétravail.

Pour débouter le salarié de sa demande au titre des heures supplémentaires, l’arrêt retient que les décomptes produits qui précisent la répartition horaire des différentes missions réalisées par le salarié et la proportion précise des heures affectées à la recherche, ne constituent pas des éléments de nature à étayer la demande de l’intéressé dès lors qu’ils se bornent semaine par semaine à déclarer le nombre d’heures et la proportion afférente à chaque tâche, sans la moindre précision sur les heures de début ou de fin de journée et de pause méridienne, ne permettant pas de la sorte à l’employeur de répondre en fournissant le cas échéant les éléments de nature à justifier les horaires effectivement réalisés par le salarié.

En statuant ainsi, la cour d’appel, qui a fait peser la charge de la preuve sur le seul salarié, a violé le texte susvisé.

A l’heure où entreprises et salariés s’emparent du télétravail, cette décision nous oblige à reposer le débat du temps de travail et surtout de son compte, là où la conjonction du temps, de l’espace et de l’action vole en éclat.
Loin de nous les images de ces sorties d’usines où ouvriers en casquette et femmes en chignon étaient immortalisées par les caméras de Méliès.

Avant l’heure c’est pas l’heure mais après l’heure c’est plus l’heure nous disait hier le contremaître.

Entre pyjama, sortie d’école, Zoom et Teams, le télétravailleur picore sa vie professionnelle et sa vie privée comme sur un plateau apéritif.

Vaste débat que celui qui a opposé le juge du fond à la juridiction suprême et nous souhaitons bon courage à nos magistrats pour distinguer dans la journée du télétravailleur ce qui relève du travail de ce qui reste de la vie personnelle.

Notre conception française du droit du travail est pensée autour de 3 grands principes :
• Le louage de service, consacré par l’article 1780 du code civil qui précise que l’on ne peut engager ses services qu’à temps, ou pour une entreprise déterminée ;
• Le lien de subordination qui dicte l’essentiel des normes régissant le temps de travail ;
• La protection des risques auxquels le travailleur s’expose.
La norme sociale s’est ainsi construite autour du lieu du travail, du site, du service et donc de la conjonction :
• D’un temps, dont dispose l’employeur ;
• D’un espace, que l’employeur met à disposition de son salarié ;
• Et d’une action, celle d’un travail déterminé.

C’est cette conjonction qui se trouve aujourd’hui bousculée par une organisation du travail délocalisée, fractionnée échappant à toute forme traditionnelle de contrôle.

De même, le temps de travail se définit encore autour de la notion de subordination.

Le temps de travail c’est le temps pendant lequel le salarié est à la disposition de son employeur sans pouvoir vaquer librement à ses occupations personnelles.

C’est cette « disposition du travailleur » qui est payée, cette absence de liberté à vaquer à ses occupations personnelles qui justifie le décompte et le paiement du travail.

Or que nous inspire l’arrêt de la chambre sociale du 21 octobre 2021 ?

C’est que l’inertie judiciaire n’a pas encore pris en compte ces nouveaux modes de travail et le juge n’a d’autre choix, faute de normes nouvelles qui viendraient à encadrer ce télétravailleur, que de considérer que le contrôle du temps de travail reste encore la norme et ne peut souffrir aucune exception.

A ce jour, un seul texte régit le télétravail et s’inscrit dans le nouveau crédo normatif qui veut que l’organisation du travail relève avant tout de la prérogative de l’entreprise.

Ainsi l’article L.1222-9 du code du travail nous précise que le télétravail est mis en place dans le cadre d’un accord collectif ou, à défaut, dans le cadre d’une charte élaborée par l’employeur après avis du comité social et économique, s’il existe.

En l’absence d’accord collectif ou de charte, lorsque le salarié et l’employeur conviennent de recourir au télétravail, ils formalisent leur accord par tout moyen.

Mais derrière cette liberté apparente offerte aux parties de définir les conditions et modalités d’organisation de leur relation télétravaillée se cache encore un redoutable sujet.

Quelles modalités de contrôle du temps de travail ou de régulation de la charge de travail pour le télétravailleur ?

Si l’on s’en tient aux seules dispositions légales, le contrôle du temps de travail peut se résumer autour de 3 dispositifs de décompte : l’horaire collectif, l’horaire individualisé et les forfaits.

1. L’horaire collectif

L’horaire collectif consiste à afficher les horaires de travail en vigueur dans l’entreprise, l’employeur et le salarié devant s’attacher à respecter scrupuleusement cet horaire au risque pour l’employeur de s’exposer à rémunérer les heures effectuées au-delà en heures supplémentaires.

Rien ne semble s’opposer à ce que l’entreprise et le télétravailleur s’astreignent au respect d’un horaire collectif, y compris au domicile du salarié, ce dernier devant s’attacher à télétravailler selon les mêmes horaires que ceux de son lieu de travail.

Mais c’est précisément dans ce contexte que l’arrêt de la chambre sociale de la Cour de Cassation trouve sa pleine portée car si le salarié est en mesure de démontrer qu’il a été amené à travailler au-delà des heures de travail encadrées par l’horaire collectif, l’entreprise s’expose à devoir payer ces heures en heures supplémentaires et se voir condamnée pénalement pour travail dissimulé.

Si l’employeur peut toujours invoquer que les heures supplémentaires ne peuvent être reconnues que s’il est établi qu’elles ont été effectuées à sa demande, ce type d’argument trouve malheureusement ses limites dans la manière dont les juges du fond apprécient la relation de travail, privilégiant par nature et dans un souci de protection, le point de vue du salarié à celui de son employeur.

En tout état de cause, l’accord qui devra être formalisé entre le télétravailleur et son employeur devra nécessairement tenir compte de ce risque et fixer les modalités pratiques de contrôle des heures effectivement travaillées.

Une très intéressante étude parue en 2019 nous donne quelques illustrations de la manière dont les accords collectifs sur le télétravail appréhendent le sujet [1]

Le contrôle et suivi privilégient le face-à-face au suivi électronique. Le contrôle de l’activité du salarié s’effectue soit à postériori sur les résultats et la mesure de l’atteinte des objectifs, ou bien en cours d’activité. 75,7% des entreprises privilégient un management de proximité, permettant des entretiens et réunions hebdomadaires avec le responsable ou en équipe. Le contrôle par les résultats concerne 25,7% des entreprises étudiées. Nous émettons l’hypothèse qu’il s’agit là de postes à forte expertise ou l’expérience du salarié en la matière ne nécessite pas un suivi managérial ou bien ceux pour lesquels la durée des tâches est limitée dans le temps et permet des bilans fréquents. 11,4% utilisent le suivi électronique grâce à des logiciels permettant de suivre l’activité du salarié. Les logiciels utilisés, les sites web consultés, les mails envoyés et le temps de connexion sont ainsi contrôlés. Dans la quasi-totalité des accords étudiés, en l’absence de l’enregistrement formel d’horaires de travail, la fixation de plages durant lesquelles le manager pourra joindre son subordonné constitue un mode de communication avec le télétravailleur, qui peut dans un certain sens s’assimiler à une modalité de contrôle. Nous avons enfin pu remarquer la faible fréquence du recours aux outils de reporting et autres formes de comptes-rendus comme moyen de suivi de l’activité (15,7% des cas).

Force est de constater que seul l’aménagement de plages horaires au cours desquelles le manager peut joindre son collaborateur peut s’assimiler à ce mode traditionnel de décompte du temps de travail.

2. L’horaire individualisé

Lorsque les salariés sont soumis à des horaires individuels ou à des horaires collectifs différenciés au sein de la même unité de travail, l’employeur doit en principe enregistrer leur durée quotidienne et hebdomadaire de travail (C. trav., art. D. 3171-8).

Il doit, par ailleurs, se conformer à un ensemble d’obligations déterminées par le code du travail : établissement pour chaque salarié d’un récapitulatif mensuel concernant les heures supplémentaires (C. trav., art. D. 3171-11 ; C. trav., art. D. 3171-12), mis à la disposition de l’inspection du travail (C. trav., art. L. 3171-3) ainsi que des représentants du personnel (C. trav., art. L. 3171-2).
Si l’on s’en tient à l’étude de Monique Pontier, telle que décrite ci-dessus, le recours aux horaires individualisés semble certainement plus adapté au décompte du temps de travail du télétravailleur.

Si rien ne semble s’opposer à ce que l’entreprise ait recours à 2 types de décompte horaire (collectif et individualisé) en fonction de chacune des situations que connait le travailleur successivement présent sur son lieu de travail et en télétravail au cours d’une même semaine, il appartiendra, là encore, à l’entreprise de mettre en place un mécanisme de décompte de l’horaire individuel du télétravailleur qui garantisse une maitrise du temps non susceptible de contestation.

Sous quelle forme peuvent s’effectuer les décomptes ?

Aucune forme particulière n’est imposée. Aussi, plusieurs modes de décompte peuvent être envisagés : il peut s’agir d’un cahier, d’un registre, d’une fiche, d’un système de badge. L’employeur peut demander aux salariés d’enregistrer eux-mêmes leur temps de travail (Circ. min. no 93-9, 17 mars 1993, BO Trav. 1993, no 10) ou encore envisager un planning prévisionnel, corrigé en fonction des horaires réellement effectués.

Toutefois, les règles imposées à l’employeur en termes d’horaires individualisés demeurent très contraignantes : le décompte des horaires doit être effectué quotidiennement, avec l’établissement chaque semaine d’un récapitulatif du nombre d’heures de travail effectuées par chaque salarié au cours de la période hebdomadaire écoulée (C. trav., art. D. 3171-8). Enfin, un document, dont le double est annexé au bulletin de paye, doit être établi mensuellement pour chaque salarié (C. trav., art. D. 3171-12) et doit mentionner, entre autres, les heures supplémentaires, le nombre d’heures de repos compensateur et de JRTT pris.

Rien ne semble s’opposer à ce que le mode de décompte retenu soit organisé par le déploiement de moyens digitaux.

Une contrainte supplémentaire réside dans l’existence des règles nouvelles en matière de RGPD (règlement général sur la protection des données) : garanties de conservation et de présentation dans un système fiable notamment (C. trav., art. L. 3171-4 ; C. trav., art. L. 3171-16).

Aussi, lors des contrôles, l’entreprise doit mettre à la disposition de l’agent de contrôle une personne compétente pour l’aider à consulter les données établies et présenter, le cas échéant, le code d’identification de l’ensemble des salariés et des différentes rubriques utilisées (Circ. min. 17 mars 1993, précitée).

En outre, la mise en place d’un traitement informatisé doit être précédée de l’information des salariés, d’une consultation du CSE et d’une déclaration effectuée auprès de la Commission nationale de l’informatique et des libertés (Cnil) et doit garantir aux salariés un droit d’accès aux documents de décompte des heures de travail (C. trav., art. D. 3171-14).

Toute opposition au droit d’accès, tels que le refus de répondre à la demande, la dissimulation, l’effacement ou la communication incomplète des données, peut être sanctionnée pénalement. Le salarié titulaire d’un droit d’accès aux documents de décompte et de récapitulation des heures de travail peut en demander copie et, éventuellement, rectification. En cas de contestation, l’employeur doit apporter la preuve de la véracité des informations contestées (Circ. min. no 93-9, 17 mars 1993, BO Trav. 1993, no 10).

Même si l’horaire individualisé est un mode de décompte envisageable dans le cadre du télétravail, toujours à condition que l’employeur soit en capacité de proposer un système en conformité avec les règles du code du travail et du RGPD, ce mode de décompte représente un important manque de souplesse et une procédure lourde qui ne semble pas adaptés au télétravail.

3. Les forfaits

Autonomie ! le mot est lancé.

Qu’il s’agisse du forfait en heures ou en jours, le dispositif est ouvert aux salariés cadres et non cadres qui disposent d’une réelle autonomie dans l’organisation de leur emploi du temps.

Les salariés au forfait jours sont tenus de travailler un certain nombre de jours dans l’année, fixé à 218 jours au maximum. Les salariés au forfait en heures disposent d’un forfait hebdomadaire, mensuel ou annuel d’heures travaillées.
Ces deux systèmes permettent d’exonérer les travailleurs de l’horaires collectif en leur permettant d’organiser leur temps de travail librement.

La seule contrainte réside dans la conclusion d’une convention individuelle de forfait avec le salarié concerné qui doit accepter ce mode de décompte.
Peut-on affirmer que le télétravailleur qui dispose, par nature, et sauf exception, d’une réelle autonomie dans l’organisation de son travail et de son emploi du temps puisse, dans tous les cas de télétravail, se voir proposer une convention de forfait et échapper ainsi à un décompte strict de son temps de travail ?

La question a son importance et la réponse est loin d’être dénuée d’intérêt pratique dans l’entreprise.

Rappelons que le forfait en heures n’exonère pas l’employeur d’un décompte de la durée du travail de son collaborateur. En effet, l’employeur devra s’assurer que les heures effectuées au-delà du forfait soient bien reconnues comme des heures supplémentaires. De sorte que la solution du forfait en heures ne répond guère plus aux particularismes du télétravail que l’horaire individualisé décrit ci-dessus.

Quant au forfait en jours, rappelons que la loi conditionne la possibilité de mettre en œuvre ce type de convention à la condition que le recours au forfait soit prévu par un accord de branche ou d’entreprise.

Or dans de nombreux secteurs, l’accord de branche ne prévoit pas la possibilité de recourir aux conventions de forfait en jours ou en limite le recours possible aux seuls salariés cadres disposant d’une réelle autonomie dans l’organisation de leur travail.

Dans une telle hypothèse, peut-on considérer qu’un accord d’entreprise puisse déroger à l’accord de branche ou prévoir d’ouvrir le forfait en jours à tous les télétravailleurs de l’entreprise dès lors que ces derniers disposent d’une réelle autonomie dans l’organisation de leur journée de travail ?

Bien qu’aucune jurisprudence n’ait, à notre connaissance, eu à traiter de cette question, rien ne semble devoir s’y opposer.

Il serait en effet bien surprenant que les tribunaux refusent de reconnaître une réelle autonomie au télétravailleur dès lors que ce dernier peut en disposer dans l’organisation de sa journée de travail. Des études montrent d’ailleurs que peu de télétravailleurs travaillent 100% de leur temps. Sauf à nier que le télétravail engendre des situations singulières justifiant des modes différenciés de décompte du temps de travail, le principe d’égalité de traitement devrait s’accommoder d’aménagements sur ce point.

Il revient ainsi aux partenaires sociaux de l’entreprise de se projeter dans cette disjonction, précipitée par la pandémie, des temps, lieu et acte de travail, en réservant dans l’accord relatif au télétravail les garanties d’une conciliation équilibrée avec la vie personnelle, mais aussi en reconnaissant l’autonomie et la liberté des parties dans la définition des modalités d’organisation du travail et la rédaction des conventions de forfait prévues par les contrats de travail.

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