L'arrêt "Our body" du 16 septembre 2010, par Céline Fretel, Avocat

L’arrêt "Our body" du 16 septembre 2010, par Céline Fretel, Avocat

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Explorer : # liberté d'expression # dignité humaine # censure artistique # Éthique

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Il ne sert à rien de ne garantir cette liberté (la liberté d’expression) qu’autant qu’elle soit utilisée en conformité avec les opinions acceptées ”, opinions dissidente des Madame le juge Palm et Messieurs les juges Pekkanen et Makarczyk sous l’arrêt de la CEDH du 20 septembre 1994, aff. Otto-Preminger Institut.

Le 12 février 2009, l’Espace 12 Madeleine a proposé une exposition inédite « Our Body à corps ouverts ».

Cette manifestation culturelle, qui se déclarait à vocation artistique, pédagogique et scientifique, présentait des cadavres et organes humains « plastinés » afin de voir ce qu’en principe seuls les docteurs et les anatomistes sont capables d’étudier. Les corps étaient ainsi positionnés dans différentes attitudes, partiellement ouverts et disséqués de manière à montrer leur fonctionnement interne.

Au regard des objets présentés, mais également de leur origine – tous les cadavres étaient chinois – cette exposition a suscité de vives réactions. François d’Aubert, le directeur de la Cité des sciences qui avait refusé d’accueillir l’exposition, interrogé par lefigaro.fr explique, « Montrer un corps humain mort, pose d’énormes problèmes éthiques (…) l’image du corps, l’image de l’homme, ce n’est pas quelque chose de neutre, c’est au cœur de la culture de chaque pays, ça peut facilement heurter des convictions très profondes enfouies dans l’esprit des gens ».

Deux associations, Ensemble contre la peine de mort et Solidarité Chine, ont décidé de porter le débat en justice. Le Tribunal de grande instance de Paris, la Cour d’appel de Paris et la Cour de cassation ont unanimement condamné cette exposition.

Ces juridictions se sont fondées sur l’article 16-1-1, alinéa 2 du Code civil lequel édicte : « Le respect dû au corps humain ne cesse pas avec la mort. Les restes des personnes décédées, y compris les cendres de celles dont le corps a donné lieu à crémation, doivent être traités avec respect, dignité et décence. »

Cependant, si la Cour d’appel de Paris considère que « la protection du cadavre et le respect dû à celui-ci commandent tout d’abord de rechercher si les corps ainsi exposés ont une origine licite et s’il existe un consentement donné par les personnes de leur vivant sur l’utilisation de leur cadavre », la Cour de cassation est plus lapidaire et condamne aux motifs que « les restes des personnes décédées doivent être traités avec respect, dignité et décence ; que l’exposition de cadavre à des fins commerciales méconnaît cette exigence ».

On peut s’étonner du jugement réducteur de la Cour de cassation sur l’exposition dont le caractère mercantile est sévèrement incriminé. La décision aurait-elle été autre si l’exposition était librement ouverte au public ? cela paraît peu probable. A notre sens cette motivation souligne le malaise des juges face à l’acte de censure qu’ils instaurent. Malgré le caractère inhabituel des objets présentés, il s’agissait, en effet, avant tout d’une manifestation culturelle et artistique. Or, la vocation de l’art est d’interroger son interlocuteur serait-ce en le choquant.

Il était demandé au juge d’arbitrer entre deux principes : le respect dû aux morts et au corps humain (même inanimé) et la liberté de création. Il semble que la Cour de cassation, dans sa décision, ait réduit l’équation, écartant la discussion sur la liberté de création que pourtant l’espèce amenée. Ce faisant, les juges n’ont pas ranimé les polémiques sur la censure qui avait existé, il y a quelques années, autour du livre « Rose bonbon » ou encore de l’exposition « Présumé innocent ».

Pourtant, cette affaire met en évidence que le concept de dignité de la personne humaine est aujourd’hui un critère d’encadrement de la liberté de création.

I. Le respect dû à la personne humaine : une limite à la liberté d’expression

Après que la législation et la jurisprudence se soient longtemps centrées sur la préservation des bonnes mœurs, la récrimination de la nudité puis de la pornographie ou encore le souci scrupuleux de la représentation de l’enfant, le respect de la dignité de la personne humaine est, désormais, un concept récurrent dans la législation contemporaine.

Il apparaît pour la première fois à l’article 16 du Code civil par la loi du 29 juillet 1994 dite loi bioéthique : «  La loi assure la primauté de la personne, interdit toute atteinte à la dignité de celle-ci et garantit le respect de l’être humain dès le commencement de sa vie ». A travers elle, le corps humain et ses démembrements sont protégés ; ainsi l’article 16-1 poursuit : « Chacun a droit au respect de son corps. Le corps humain est inviolable. Le corps humain, ses éléments et ses produits ne peuvent faire l’objet d’un droit patrimonial ».

Très remarqué lors de son utilisation par le Conseil d’Etat dans l’affaire dite “ du lancer de nain ” , le respect de la personne humaine fut intégré depuis dans de nombreux textes touchant plus spécialement l’activité créatrice, comme l’article 35 quarter de la loi du 29 juillet 1881. Lors de la controverse qui s’établit en 2001 autour de l’ambivalence organisée par certaines publicités, les jeux de mots douteux et ce que les média ont appelé le “ porno chic ”, une modification de la loi de 1881 sur la liberté de la presse avait été envisagée afin d’intégrer le respect de la dignité de la personne humaine et de la femme.

Ce principe est distinct de la notion de bonnes mœurs. Il a vocation à sanctionner d’autres comportements que ceux liés à la pornographie et aux représentations de caractère sexuel. Cependant, aucune définition n’en est donnée et, alors que les bonnes mœurs faisaient référence à une morale laïque protégée par la société, ce nouveau concept se réfère, au delà de la société, à l’humanité “ présentée comme la réunion symbolique de tous les hommes dans ce qu’il ont de commun, à savoir leur qualité d’être humain…la dignité n’est autre que la qualité de cette appartenance ” . Le juge ne devra donc plus rechercher les valeurs essentielles de notre société mais l’essence de la qualité d’être humain pour apprécier si la création qui lui est soumise lui porte atteinte.

Le refus de reconnaître en l’autre la qualité d’être humain, c’est également ainsi que Madame Nicole Péry, secrétaire d’Etat aux droits de la femme, définissait l’atteinte au respect de la dignité humaine, lors du débat relatif à l’image de la femme dans la publicité. La posture animale donnée à la femme dans certaine publicité, notamment lorsqu’elle est représentée nue à quatre pattes au milieu de moutons pour une marque de vêtement, est contraire à la dignité de la femme. Le slogan d’une crème fraîche : “ je la lie, je la fouette, et parfois elle passe à la casserole ” établissant par son vocabulaire un lien avec des jeux sexuels où la femme se retrouve “ objectiver ”, est contraire à la dignité de la femme.

Or, au vu de la définition donnée ici de la notion de respect de la dignité de la personne humaine, reconnaître en l’homme ses qualités humaines, et de sa large acceptation, nombreuses seront les créations qui pourront être poursuivies. Que penser des œuvres misogynes voire misanthropes, des photographies positionnant l’homme comme un animal, esthétisant la mort, voir des charniers, ou encore de cet artiste qui s’est fait tatoué un code barre sur le bras et qui loue ses services (il nous propose de remplacer notre mobilier) pour dénoncer que dans notre société de consommation l’homme est devenu un produit comme les autres ?

Il existe donc des objectivations socialement admises. Serait-ce parce que leur message, la réflexion qu’elles veulent instaurer est (mieux) comprise ? ou parce que les provocations qu’elles comportent ne choquent plus ?

Elles rendent, en tout état de cause, perceptible que les contours à la liberté d’expression que se propose d’organiser le respect dû à la personne humaine sont mouvants, et surtout subjectifs.

II. Le respect dû au corps humain inanimé : une limite difficile à motiver

La loi du 19 décembre 2008, relative à la législation funéraire, a parachevé la protection du corps humain initié en 1994 en protégeant le cadavre et en insérant dans le Code civil l’article 16-1-1 précité. L’apport principal de cette législation était de donner un statut aux cendres, et d’interdire toute détention privée de restes humains. Il n’est plus possible de laisser papy reposer sur la cheminée. Cette loi a, pourtant ainsi, défini le statut du cadavre. Juridiquement, le cadavre est, en effet, un objet, même soumis à un régime spécifique. Il ne peut, en conséquence, pas bénéficier des droits accordés aux vivants, sujets juridiques, et notamment du droit au respect de son corps. Avec la loi du 13 décembre 2009, « si le droit subjectif au respect s’éteint avec la mort, le devoir de respect est donc, quant à lui, un devoir perpétuel » .

Dans les décisions « Our Body à corps ouverts », les juges pour interdire l’exposition ne se sont pas référés à l’objectivation du corps humain. Il aurait été difficile d’utiliser ce fondement propre aux vivants, s’agissant de ce que le droit considère déjà comme un objet.

La Cour d’appel a estimé qu’il convenait de rechercher « s’il existe un consentement donné par les personnes de leur vivant sur l’utilisation de leur cadavre ».

Pourtant un tel consentement aurait été inopérant et ne justifie en aucun cas l’atteinte au respect dû à la personne et au corps humain. Ainsi dans l’affaire dite du « lancer de nain » ou la censure était intervenue, les personnes utilisées comme projectiles étaient, bien évidemment, consentantes.

Le Tribunal de grande instance avait lui perçu cette difficulté puisqu’il objectait à cet argument : « que la loi, d’ordre public, ne fait place au consentement qu’en cas de nécessité médicale avérée ».

Il apparaît que la Cour d’appel a choisi cet angle pour exclure la discussion sur la portée artistique de l’exposition. Ses premiers considérants montrent l’étendue et la difficulté du débat : « il ressort de ces dispositions d’ordre public, que le législateur qui prescrit la même protection aux corps humains vivants et aux dépouilles mortelles, a ainsi entendu réserver à celles-ci un caractère inviolable et digne d’un respect absolu conformément à un principe fondamental de toute société humaine ; que cette protection et ce caractère n’excluent cependant pas l’utilisation des cadavres à des fins scientifiques ou pédagogiques ;

… le respect n’interdit pas le regard de la société sur la mort, et sur les rites religieux ou non qui l’entourent dans les différents cultures, ce qui permet de donner à voir aux visiteurs d’un musée des momies extraites de leur sépulture, voire d’exposer des reliques, sans entraîner d’indignation ni de trouble à l’ordre public ; qu’en outre le champ de la connaissance, notamment grâce aux techniques modernes s’est également élargi ; qu’il n’est plus seulement réservé aux seuls spécialistes et savant et devient désormais accessibles au grand public de plus en plus curieux et soucieux d’accroître son niveau de connaissance ».

Il s’agit pourtant peut-être ici de la véritable question de cette affaire : le cadavre peut-il être objet d’exposition ? la Cour répond positivement, et donne un exemple concret : les momies exposées de longue date sans émoi des foules mais elle limite son discours à l’étude scientifique ou pédagogique. Dans son silence, la Cour réprouve les manipulations artistiques sur les corps que le Tribunal de grande instance de Paris a lui récriminé ouvertement : « pour autant qu’on puisse en juger les coupes ou découpes privilégient le spectacle, la virtuosité … que condamnée dès lors à l’esthétisme la présentation des cadavres et organes met en œuvre des découpages qui ne sont pas scientifiquement légitimes, des colorisations arbitraires, des mises en scènes déréalisantes, qu’il est manifestement manqué à cet égard à la décence ».

Bien entendu, le Tribunal s’appuie également sur la prohibition de la commercialisation des corps et récrimine la marchandisation, comme le fera ensuite la Cour de cassation. Pourtant, l’exposition aurait-elle été gratuite qu’elle aurait encouru, à notre avis, les mêmes critiques et la même censure. Ce motif n’est pas déterminant pour les magistrats, il a en revanche l’avantage de reposer sur une norme ancienne et admise, non subjective.

Il semble bien, dans les faits, que ce soit une trop ostensible objectivation du cadavre qui ait choqué et le public et les juges. La difficulté de motiver l’interdiction, alors que le fondement textuel est unanimement reconnu, démontre que la réprobation conduisant à l’interdiction est d’ordre social et non juridique.

«  Les poèmes faisant l’objet de la prévention ne renferment aucun terme obscène ou même grossier et ne dépassent pas, en leur forme expressive, les libertés permissent à l’artiste ; que si certaines peintures ont pu, par leur originalité, alarmer quelques esprits à l’époque de la première publication des “ Fleurs du Mal ” et apparaître aux premiers juges comme offensant les bonnes mœurs, une telle appréciation, ne s’attachant qu’à l’interprétation réaliste de ces poèmes et négligeant leur sens symbolique, s’est révélée de caractère arbitraire ; qu’elle n’a été ratifiée, ni par l’opinion publique, ni par le jugement des lettrés ». Ainsi la Cour de cassation a réhabilité les « Fleurs du Mal » par décision du 31 mai 1949, ce faisant la Cour n’a fait que prendre acte d’une réhabilitation déjà survenue dans la société.
Le temps, l’évolution des connaissances et des mentalités, la culture apportent parfois des points de vue différents. Les mœurs influencent la censure et précédent la réhabilitation (si l’œuvre n’est toutefois pas tombée dans l’oubli).

Céline FRETEL

www.avocat-fretel.com

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