I. Illustration avec l’affaire "Association Juriste pour l’enfance versus Palais de Tokyo".
Selon l’association, cette œuvre présenterait un caractère pornographique et porterait une atteinte grave et manifestement illégale à l’intérêt supérieur de l’enfant.
Par ordonnance du 28 mars 2023, le tribunal administratif de Paris a rejeté la demande de l’association au motif que :
« Il résultat de l’instruction que ce tableau […] traite de la façon dont la sexualité est utilisée comme arme de guerre et fait référence aux exactions commises dans la ville de Butch en Ukraine lors de l’invasion russe, représentant crûment la violence subie par la population ukrainienne. Cette œuvre ne saurait toutefois être comprise en dehors de son contexte et du travail de l’artiste Miriam Cahn qui vise à dénoncer les horreurs de la guerre ».
Par cette décision, le tribunal administratif s’inscrit dans une mouvance générale dans laquelle le droit français se refuse de condamner l’art et de limiter la liberté d’expression, éléments essentiels d’une nation épanouie et réfléchie.
Car si certaines œuvres peuvent interroger et conduire certains groupements à agir violemment pour leur censure, la justice considère que l’art offre à chacun une expression totale qui ne peut être restreinte au risque de sombrer dans un certain obscurantisme.
En effet, la justice s’interdit de s’immiscer dans le jugement qu’il est possible de porter à l’art, allant jusqu’à admettre les expositions les plus surprenantes.
Elle reconnaît néanmoins une seule limite, parfaitement cadrée, dûment justifiée, celle de la dignité de l’être humain.
C’est ainsi que dans son arrêt du 16 septembre 2010, la Cour de Cassation, devant se prononcer sur le maintien de l’exposition sur les écorchés « Our Body » a rappelé qu’aux termes de l’article 16-1-1 alinéa 2 du Code civil
« les restes des personnes décédées doivent être traités avec respect, dignité et décence ; que l’exposition de cadavres à des fins commerciales méconnaît cette exigence.
Qu’ayant constaté, par motifs adoptés non critiqués, que l’exposition litigieuse poursuivait de telles fins, les juges du second degré n’ont fait qu’user des pouvoirs qu’ils tiennent de l’article 16-2 du Code civil en interdisant la poursuite de celle-ci » [2].
Ce positionnement face à l’art conduit forcément à s’interroger sur les justifications pouvant conduire à une telle ligne de conduite, celle-ci pouvant s’avérer très éloignée de celle de nos pays voisins dont la censure fait partie intégrante des mœurs.
Mais, allons un peu plus loin et questionnons-nous sur l’art...
II. Qu’est-ce que l’art ? A quoi sert-il ?
Pourquoi peignons-nous, dessinons-nous, écrivons-nous ?
Chacun a ce besoin irrépressible de marquer l’Histoire, laisser une trace mais peu nombreux sont ceux qui ; dotés de suffisamment de talent ou de courage - les deux ne pouvant en réalité exister sans l’autre - arriverons à cette apogée.
L’art possède quelque chose de fascinant, transcendantal, cette faculté d’atteindre l’homme au plus profond de son être, faire parler ses émotions, toucher.
Il pourra se montrer violent, mélancolique, romantique, humoristique. Parfois, il pourra même dépasser le classique, l’entendu, le conformisme et choquer.
Car au final, quoi de plus déroutant et passionnant que de bousculer les codes.
Les plus grandes théories ont un temps choqué avant de s’inscrire dans notre quotidien.
Saviez-vous que la terre était ronde ? Quelle ineptie.
Il paraitrait que nous soyons le fruit de l’évolution selon les propos d’un certain Charles Darwin ou encore que nous ayons 35% de gênes en commun avec la jonquille selon ma sœur.
Choquer fait partie intégrante de notre évolution. Il faut déranger pour avancer.
Aujourd’hui, nous pouvons passer une heure devant un tableau de Picasso et tout autant de temps devant l’Origine du monde de Courbet ou encore une œuvre de Soulage et cela, en passant seulement d’une pièce à l’autre.
Il est déconcertant de penser qu’à une époque que les moins de vingt ans ne peuvent pas connaître, ces œuvres étaient interdites dans les salons, jugées obscènes ou vides de tout intérêt.
Car notre quotidien s’est construit à force de lutte contre la négation, la critique et la censure.
La censure, parlons-en.
La censure, c’est nier, condamner une opinion. C’est supprimer l’essence même de notre existence, la réflexion.
C’est interdire à l’Homme ce qui le constitue, ce qui lui permet de s’émanciper.
Bergson disait : « conscience est synonyme d’invention et de liberté ». Mais que serait la conscience en présence de la censure ?
Ce qui nous distingue justement de l’animal, c’est cette capacité à sortir des rails que la nature nous a posé, c’est notre capacité à faire des choix.
Alors certes, derrière toute censure, il y a une justification qui en réalité n’est autre qu’une volonté de conformisme.
Mais justement, l’Homme ne se conforme pas, il est névrosé, il existe avec ses doutes et ses angoisses.
C’est un tout qui lui permet d’être stimulé, d’avancer.
Si un texte ne plaît pas, très bien, passons. L’avantage de la liberté, c’est justement de ne pas avoir besoin d’accepter l’idée voisine.
Nous avons cette faculté de nous forger notre propre opinion et construire ce qui composera notre propre personnalité.
L’Histoire vit, elle est mouvante.
Peut-on boycotter un réalisateur parce qu’il a été condamné pour viol ? Peut-être. Doit-on interdire sa filmographie ? Mein Kampf a été réédité…
Tout est une question de point de vue.
Pourquoi modifier le passé, nier un pan de l’Histoire au nom de la bien-pensance ?
Cette censure est pourtant tellement paradoxale.
Si je vous dis « Lois Mémorielles », quelle serait votre première impression ?
Pierre angulaire de notre Vᵉ République, elles ont pour objectif de lutter contre l’oubli.
Ironique…
Ironique puisqu’il faudrait décrocher un tableau dénonçant les atrocités de la guerre pour ne pas choquer les esprits.
Il faudrait également modifier le titre d’un roman pour occulter des propos surannés qu’heureusement, nous avons banni de notre langage ou encore s’interroger sur le retrait de certaines publications, dessins faisant références à une vision lointaine et archaïque.
Heureusement, sur ce dernier point, la Cour d’Appel de Bruxelles s’est attachée, avec beaucoup d’intelligence, à rappeler le principe de liberté d’expression et de contextualisation de l’art :
« S’il fallait suivre les appelants, pour lesquels il suffisait de prendre en considération la simple intention de publier un ouvrage, il faudrait alors interdire aujourd’hui, par exemple, la publication de certaines œuvres de Voltaire, dont le racisme, notamment à l’égard des noirs et des juifs, était inhérent à sa pensée […], ainsi que des pans entiers de la littérature, ce qui ne peut être admis, dès lors que l’écoulement du temps doit être pris en compte » [3].
Ce politiquement correct c’est « prendre les gens pour des imbéciles » comme l’a relevé avec beaucoup de justesse Jean-Yves Mollier, Historien, dans une interview pour Télérama du 24 septembre 2020.
C’est considéré, au nom d’un groupe limité, que l’Homme est incapable de prendre du recul et de rattacher une œuvre à son histoire.
Mais pour autant, rappelons, martelons, complaisons-nous dans le souvenir de l’esclavage, du génocide arménien ou celui des juifs.
Rappelons-nous de ces atrocités, des enfants affamés puis gazés…
Astreignons nos enfants à participer aux journées commémoratives, à lire ces Paroles de Poilus, La Vie tranchée, La petite fille du Vel’d’Hiv’, à leur imposer cette histoire violente, mais certes importante.
C’est vrai, au fond, la réalité est beaucoup moins choquante qu’une œuvre d’art…
Bien évidemment, il ne s’agit aucunement ici de donner son point de vue sur l’utilité des lois mémorielles ou débattre de leur légitimité.
Non, il n’est question que d’un constat, d’un paradoxe.
L’art offre une vérité et pour l’attendre, il convient de dissocier l’art de l’artiste.
Ce qui est offert au public est neutre. C’est simplement une image, un moment, une transmission.
Cette transcendance artistique n’impose pas d’apprécier son auteur et d’ailleurs ce n’est pas ce qu’il demande lorsqu’il se met à nu.
Son œuvre va constituer une infime partie d’un tout, notre héritage.
Il revient à chacun d’entre nous de prendre du recul, d’opérer la dissociation, de rester vigilant.
Faut-il interdire La Belle au Bois Dormant parce que le baiser n’est pas consenti ? Ou faut-il être capable de dissocier le conte de la réalité ?
L’art interpelle. Parfois il dénoncera, parfois il rappellera une réalité passée, parfois il dérangera.
Mais toutes les fois où l’art ne sera pas lisse, où il dépassera la simple catégorisation du « beau », il ne faudra pas oublier ce pourquoi il existe et sa nécessité à s’écarter de la simple bien-pensance.
Par cette décision du tribunal administratif, le droit vient une nouvelle fois au soutien de la liberté et lutte contre le conformisme, frein incontestable à notre émancipation.