L'application inédite* de la jurisprudence Campoloro dans le cadre du référé-provision, par Olivier Bonneau, Juriste

L’application inédite* de la jurisprudence Campoloro dans le cadre du référé-provision, par Olivier Bonneau, Juriste

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Explorer : # responsabilité de l'État # faute lourde # référé-provision # exécution des décisions de justice

Olivier Bonneau est juriste au cabinet d’avocats AARPI Rivière-Morlon et Associés.

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L’inaction totale d’un préfet, mis en demeure par une société d’avocats créancière d’un établissement public d’utiliser les prérogatives de mandatement d’office qu’il détient, en sa qualité d’autorité de tutelle, des dispositions de la loi n°80-539 du 16 juillet 1980 et du décret n°2008-479 du 20 mai 2008, constitue une faute de nature à engager la responsabilité de l’Etat pouvant être constatée dans le cadre d’une instance de référé-provision et donner lieu à réparation de l’entier préjudice invoqué.

Tribunal administratif de Bordeaux, 10 octobre 2008, n°0803131
M. Delignat-Lavaud, prés.
SCP d’avocats RMRB c. Préfet de la Gironde.

ORDONNANCE

« Considérant que si, hors le cas où il se rattache à l’exécution d’un marché public, le litige relatif au paiement d’honoraires dus à un avocat par un établissement public relève de la compétence du juge judiciaire, le juge administratif est, en revanche, seul compétent pour connaître de la responsabilité encourue par l’Etat à raison de la carence d’une autorité publique dans l’exercice de ses prérogatives de tutelle sur un établissement public ;

Considérant qu’aux termes de l’article R. 541-1 du code de justice administrative : « Le juge des référés peut, même en l’absence d’une demande au fond, accorder une provision au créancier qui l’a saisi lorsque l’existence de l’obligation n’est pas sérieusement contestable. Il peut, même d’office, subordonner le versement de la provision à la constitution d’une garantie. » ;

Considérant qu’il résulte de l’instruction qu’une décision de justice du 25 octobre 2007 devenue définitive a rendu l’AFUR des Terrains ensablés du Cap Ferret débitrice, envers la SCP RMRB, d’une somme de 109 531,19 € représentative d’un arriéré d’honoraires, que, dans l’impossibilité d’obtenir de l’AFUR le règlement de cette somme, la SCP requérante a mis en demeure le préfet de la Gironde, par courrier recommandé notifié le 10 mars 2008, d’user des prérogatives d’injonction et de substitution que lui confèrent les dispositions de la loi du 16 juillet 1980 et de son décret d’application susvisés, en vue de faire mandater d’office la dépense et, à défaut de crédits au budget de l’établissement, de contraindre celui-ci à dégager la ressource nécessaire à son financement ; que le préfet de la Gironde n’a toutefois donné aucune suite à cette mise en demeure ;

Considérant que l’inertie fautive du préfet à mettre en œuvre les pouvoirs que lui confèrent les textes susmentionnés en vue d’assurer l’exécution de la condamnation pécuniaire prononcée par l’autorité judiciaire contre l’AFUR des Terrains ensablés du Cap Ferret engage la responsabilité de l’Etat à l’égard de la SCP RMRB ; que le préjudice subi par cette dernière équivaut précisément au montant de la créance que l’inaction du préfet la met hors d’état de recouvrer ; que la SCP requérante se prévaut, dès lors, à bon droit, d’une créance non sérieusement contestable dans son principe comme dans son montant ; qu’il échet, par suite, de condamner l’Etat à lui verser la provision de 109 531,19 € qu’elle sollicite ; que cette somme doit être augmentée d’intérêts légaux décomptés au 10 avril 2008, date à laquelle le préfet, empêché de mandater d’office la dépense obligatoire par défaut de crédits au budget de l’établissement, était tenu d’effectuer la mise en demeure de dégager la ressource prévue à l’article 1er parag. II de la loi du 16 juillet 1980 et d’en aviser la créancière qui l’avait saisi ;

Considérant qu’il y a lieu, dans les circonstances de l’espèce, de condamner l’Etat à verser à la SCP requérante, sur le fondement des dispositions dudit article, la somme de 1000 €,

ORDONNE :
Article 1er : L’Etat versera à la SCP RMRB, à titre de provision sur solde de créance, la somme de cent neuf mille cinq cent trente et un euros dix-neuf centimes (109 531,19 €), augmentée d’intérêts légaux au 10 avril 2008 et, en remboursement de frais de procès, celle de mille euros (1000 €).
Article 2 : La présente ordonnance sera notifiée à la SCP RMRB et au préfet de la Gironde. »

NOTE

L’instance de référé-provision permet-elle au juge administratif d’engager la responsabilité, pour faute lourde, du préfet qui s’est abstenu d’user des pouvoirs de substitution et d’injonction qu’il tient des dispositions du II de l’article 1er de la loi du 16 juillet 1980 à l’égard d’un établissement public sous sa tutelle, en dépit d’une mise en demeure du créancier de ce dernier ?

Une ordonnance du tribunal administratif de Bordeaux du 10 octobre 2008 a répondu par l’affirmative à cette interrogation pour satisfaire intégralement à la demande de provision de la société d’avocats requérante.

Il suffira de rappeler que ladite société a défendu, dans de nombreuses instances contentieuses depuis le début des années 90, les intérêts d’un établissement public administratif, l’association foncière urbaine de remembrement (AFUR) dite des terrains ensablés du Cap Ferret, laquelle s’est vu refuser par le préfet de la Gironde, à compter de l’année 1998, l’approbation de ses rôles budgétaires, la privant ainsi de la possibilité de régler les honoraires de son auxiliaire de justice.

La société d’avocats n’a pour autant pas cessé de défendre l’AFUR au contentieux jusqu’en cassation.

Au terme infructueux des procédures engagées, ladite société d’avocats a obtenu du Bâtonnier de l’Ordre dont elle dépend, la condamnation de l’AFUR au paiement de la totalité de ses honoraires par décision du 6 juin 2007, décision ayant obtenu force exécutoire par ordonnance du vice-président du Tribunal de grande instance de Bordeaux datée du 25 octobre 2007. Devant le silence de l’établissement public face à cette condamnation au paiement d’une somme d’argent par une décision de justice, la société d’avocats s’est tournée vers le préfet en sa qualité d’autorité de tutelle, conformément aux dispositions de l’article 9 du décret n°2008-479 du 20 mai 2008, aux fins qu’il pourvoie à l’exécution de l’ordonnance du 25 octobre 2007. Le préfet n’ayant jamais répondu à sa demande, la société d’avocats a par suite intenté en son nom (1) un recours en référé-provision devant le Tribunal administratif de Bordeaux, lequel a satisfait à l’intégralité de sa demande. Aucun appel, ni aucune demande de l’administration débitrice sur le fondement de l’article R. 541-4 du Code de justice administrative n’ont été formées respectivement dans le délai de 15 jours et de deux mois de la notification de l’ordonnance, de sorte qu’un terme a été mis à un contentieux de responsabilité en quelques mois, délai infiniment plus bref que celui observé habituellement dans le cadre d’une instance de plein contentieux.

L’ordonnance commentée confirme, s’il en était besoin, que l’office du juge du référé-provision peut, dans certaines conditions, mettre un terme à un contentieux pécuniaire opposant un requérant à l’administration (2) , même, ce qui est nouveau, dans le cas assez exceptionnel de l’engagement de la responsabilité de l’Etat du fait du mésusage des pouvoirs de substitution et d’injonction que détient le préfet sur un établissement public n’exécutant pas une décision de justice (3) .

Pour faire intégralement droit à la demande de la société requérante, le juge devait, d’une part, se prononcer sur une hypothèse de responsabilité de ce type (carence du préfet à mettre en branle ses prérogatives pour remédier à l’incapacité d’un établissement public sous sa tutelle d’exécuter une condamnation pécuniaire) et, d’autre part, décider que le préjudice pécuniaire de la requérante était strictement équivalent aux créances qu’elle n’avait pu recouvrer.

- Concernant le premier point, les règles sont définies par la jurisprudence Campoloro (4) qui prévoit que la responsabilité de l’Etat ne peut être engagée que pour faute lourde du préfet – et non plus pour faute simple (5) –, en raison notamment de la volonté du Conseil d’Etat de limiter les risques de transferts de responsabilité systématiques à l’Etat en raison des fautes commises par des personnes placées sous son contrôle.

Si l’on a coutume de considérer l’office du juge des référés comme celui de l’ « évidence et de la vraisemblance » (6) , l’opération d’identification par le juge d’une faute lourde commise par le préfet dans l’exercice de ses pouvoirs de tutelle ne nous semble pas, loin s’en faut, être étrangère audit office (7) . Il s’agit pour ce juge d’identifier une faute manifeste, évidente ; or, dans sa note sous l’arrêt Campoloro (8) , le Professeur Pierre Bon déduisait de la jurisprudence antérieure qu’une telle faute « serait vraisemblablement une absence totale ou une absence quasi totale d’action ».

Au cas d’espèce, dans la mesure où le préfet n’avait donné aucune suite à la demande de la société requérante d’exercer ses pouvoirs de tutelle, unique procédure dont disposait la requérante pour obtenir l’exécution de la décision de justice obtenue à son profit, et sachant de surcroît qu’aucun recours au fond n’avait été exercé par ladite société, le juge des référés pouvait, sans complexe et sans méconnaître son office, qualifier de faute lourde un tel comportement.

Peu importait ici que le préfet ait fait état de difficultés liées au recouvrement des sommes dues dans son mémoire en défense, puisque ce dernier ne justifiait aucunement avoir mis en œuvre, malgré l’invitation de la requérante, la procédure issue des dispositions de la loi du 16 juillet 1980 et de son décret d’application du 20 mai 2008 sus rappelés : le simple constat que l’administration avait manifestement fait barrage aux droits de la requérante d’obtenir l’exécution d’une décision de justice suffisait.

- Concernant le second point, il incombait au juge des référés de constater le lien de causalité entre la faute imputable au préfet et le dommage de la société requérante, ainsi que de déterminer le préjudice en résultant pour cette dernière.

A l’image de l’identification d’une faute lourde de l’Etat, la détermination d’un lien de causalité relevait également au cas présent d’un constat… d’évidence, puisque l’inaction totale du préfet sus évoquée empêchait de manière directe et certaine l’exécution de la décision de justice et, par là même, le recouvrement par la société requérante de ses arriérés d’honoraires.

Quant au montant du préjudice, le juge l’a fait correspondre à l’intégralité de la somme réclamée par la requérante, dont la détermination du montant procédait, non pas d’une évaluation approximative, mais du dispositif d’une décision de justice de l’ordre judiciaire.

Ainsi, la constatation « de l’existence d’une obligation qui n’est pas sérieusement contestable » -nécessaire au prononcé d’une mesure de condamnation au versement d’une provision au titre des dispositions de l’article L. 541-1 du Code de justice administrative- procédait tout autant, « dans son principe », de l’engagement de la responsabilité pour faute de l’administration que, « dans son montant », de la détermination d’une créance sur un établissement public au centime près par une décision de justice devenue définitive quoiqu’inappliquée.

Si la satisfaction par le juge du référé de l’intégralité d’une demande de provision correspondant au préjudice réclamé pourrait de prime abord troubler le lecteur non averti (une provision se définissant généralement comme une somme accordée par le juge du fond ou des référés en attendant le jugement définitif et revêtant donc, par essence, un caractère précaire et souvent inférieure à la somme réclamée par les requérants), nous avons ici affaire à une conséquence logique de la réforme du référé-provision (9) qui a dispensé le requérant d’assortir sa demande de référé-provision d’un recours au fond (c’était d’ailleurs le cas en l’espèce). En effet, dans une optique de bonne administration de la justice, quitte à s’affranchir de la perception classique de ce que l’on peut se faire de l’office de référé-provision, le juge a tout intérêt, une fois constatée l’obligation non sérieusement contestable, de verser une provision à même d’apurer complètement le contentieux pécuniaire dont il a la charge, évitant ainsi aux requérants d’avoir à saisir le juge du fond afin d’obtenir l’entière satisfaction qu’il ne leur aurait pas donnée.

On comprend d’autant plus aisément cette solution que le « constitué débiteur » n’est alors pas dépourvu de garanties. : l’Etat condamné non seulement pouvait former appel de l’ordonnance de première instance, mais encore, en application des dispositions de l’article R. 541-4 du Code de justice administrative, disposait d’un délai de deux mois pour demander au juge du fond de se prononcer sur la fixation définitive du montant né de l’obligation dont il avait été constitué débiteur par le juge des référés, voire, le cas échéant, obtenir la condamnation du créancier à lui rembourser la provision (10) . Tel ne fut pas le cas, ce qui conféra à l’ordonnance un caractère définitif et, par voie de conséquence, permit de clore une affaire à la satisfaction relative ou totale des parties, l’Etat trouvant certainement avantage à ne pas voir confirmée la solution du litige de référé par une instance de jugement collégiale au retentissement plus prononcé, la société requérante recouvrant enfin ses honoraires impayés.

En guise de conclusion, nous ne pouvons que constater l’efficacité de la procédure de référé-provision qui ne peut définitivement plus être regardée comme un instrument mineur à la disposition des praticiens du droit, d’un côté ou de l’autre du prétoire. Qu’il nous soit toutefois permis d’écrire, comme d’autres l’ont fait (11) , que la relative modestie du régime procédural auquel sont soumises les parties au cours de l’instance a de quoi étonner et interroger sur la conventionnalité de la procédure lorsque le juge des référés est mis en situation d’apporter, comme en l’espèce, un règlement définitif à une affaire. Par ailleurs et enfin, l’application rigoureuse que fait le juge administratif des dispositions du régime de la contrainte au paiement (12) des personnes publiques issues de la loi du 16 juillet 1980 et du décret du 20 mai 2008 sus évoqués est également l’occasion de rappeler à l’administration toute l’attention qu’elle doit porter aux demandes d’exécution des décisions de justice faites par ses administrés si elle veut éviter de voir ses silences rapidement contrecarrés par la juridiction administrative.

Olivier BONNEAU

Juriste au cabinet d’avocats AARPI Rivière-Morlon et Associés.

également doctorant du Centre d’Etude des Collectivités Locales,
université de Pau et des Pays de l’Adour

http://cecl.univ-pau.fr

***

(1) On peut désormais présumer l’irrecevabilité d’une requête présentée par une société d’avocats pour assurer la représentation de ses propres intérêts (CE, 22 mai 2009, M. Manseau, req. n° 301186, AJDA 2009 p.1073).

(2) C.-A. Dubreuil, Le référé-provision, référé administratif au fond ?, RFDA 2007 p. 1005.

(3) La carence de l’Etat à faire exécuter une décision de justice par un établissement public avait déjà donné lieu à l’engagement de sa responsabilité pour faute lourde dans le cas d’une instance de plein contentieux, CAA Paris, 6 juin 2006, n°03PA03529, Sté Epson France SA, DA Août-Septembre 2006 p. 34 n°141.

(4) Jurisprudence certes relative à la responsabilité de l’Etat du fait de ses manquements à pourvoir à l’exécution d’une décision de justice non appliquée par une collectivité territoriale mais évidemment transposable au cas d’un établissement public : CE, 18 novembre 2005, Société fermière de Campoloro et autres, AJDA 2006 p. 137 note C. Landais et F. Lenica ; RFDA 2006 p. 341, note P. Bon.

(5) CE, 10 novembre 1999, Société de Gestion du port de Campoloro et société fermière de Campoloro ; CE ; 21 juin 2000, Ministre de l’équipement, des transports et du logement c. Commune de Roquebrune-Cap-Martin, RFDA 2000 p. 1096, note P. Bon.

(6) F. Donnat et D. Casas, L’office du juge administratif dans la jurisprudence récente du Conseil d’Etat, DA mai 2004, n°9.

(7) Il en irait sans doute autrement en ce qui concerne l’identification d’une faute lourde en matière de responsabilité de l’Etat dérivant des actes médicaux.

(8) RFDA 2006, note précit.

(9) Décret n°2000-1115 du 22 novembre 2000 pris pour l’application de la loi n°2000-597 du 30 juin 2000 relative au référé devant les juridictions administratives et modifiant le Code de justice administrative.

(10) A propos des contours de cette action, voir TA Marseille, 4 décembre 2008, n°303783, Port autonome de Marseille, JCP A n°3, 12 janvier 2009, 2005, comm. X. Haïli.

(11) Notamment C.-A. Dubreuil, RFDA 2007, art. cit.

(12) J. Gourdou et A. Garcia, Répertoire Dalloz, Exécution des décisions de la juridiction administrative, n° 192 et s.

Mots clés : Procédure - Exécution des décisions de justice – Condamnation pécuniaire – Référé-provision

Article également disponible au format pdf sur le site du CECL  : http://cecl.univ-pau.fr/live/publications-en-ligne

* à notre connaissance.

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