L’affaire Dreyfus : entre fiction et justice.

Par Mikaël Benillouche, Maître de conférences.

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Explorer : # antisémitisme # erreur judiciaire # influence médiatique # révision de procès

L’année 2015 déjà si dramatique atteste que certains enseignements de l’Histoire récente n’ont pas été retenus, notamment ceux issus de l’affaire Dreyfus.
Cette affaire a été l’occasion d’une erreur judiciaire qui a ébranlé toute la société française. Elle a permis de mettre en évidence la difficulté pour la justice de se remettre en cause.
Les faits de l’affaire ont été abondamment relatés et évoqués par des ouvrages qui ont mis en évidence le contexte particulier de l’affaire qui s’est déroulée sur fond d’antisémitisme. Plus encore, longtemps, les éléments du dossier ont été couverts par un secret tout aussi absolu qu’inique.
Cette base factuelle était propice à une fiction. En effet, les dreyfusards de la première heure mettaient en évidence les contradictions dans la condamnation de Dreyfus. La justice avait donc créé une fiction.
Mais l’affaire atteindra son apogée avec la publication du « J’accuse » de Zola à la une du journal l’Aurore dont un des éditorialistes n’est autre que Clémenceau. Justement, Zola y rappelle qu’il n’est de justice que dans la vérité. Il sera condamné pour diffamation.
Quelques années plus tard, le procès est révisé et Dreyfus réhabilité. La justice n’existe donc que dans la vérité, elle rejetterait toute forme de fiction.

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S’il est un exemple qui illustre parfaitement les rapports entre fiction et droit, c’est bien l’affaire Dreyfus et ce, pour de nombreuses raisons.
Tout d’abord, l’affaire Dreyfus, c’est une histoire digne d’un roman avec une dramaturgie, du suspense, des mensonges et une morale. Dreyfus est accusé d’espionnage, il est condamné, re-condamné, gracié, son procès est révisé et ce, sans de nombreux rebondissements.
Ensuite, l’affaire Dreyfus a mobilisé les auteurs de l’époque qui se sont exprimés voire ont cherché à influencer le cours de la justice en utilisant leurs écrits. Comment ne pas évoquer Zola et son célèbre « J’accuse ! » à la une du journal L’Aurore qui va permettre à l’affaire de connaître un nouveau rebondissement, de ne pas être enterrée.
Enfin, l’affaire Dreyfus c’est une bibliographie conséquente. Ce qui marque le plus concernant cette bibliographie c’est la diversité des auteurs. Ainsi, on peut relever que des juristes ont commenté les décisions rendues par la Cour de cassation [1]. De même, des historiens ont publié sur l’affaire Dreyfus [2], comme des hommes politiques [3], des personnalités diverses [4], des membres de la famille de Dreyfus [5] ou encore des personnes présentant plusieurs compétences [6]. Des ouvrages collectifs émanant des institutions publiques impliquées dans l’Affaire ont également été rédigés [7].
Le sujet paraît inépuisable. Ainsi, certains auteurs y consacrent parfois plusieurs ouvrages [8].
L’Affaire est également une référence dans les annales judiciaires, un « classique » du droit ; un exemple ou plutôt un contre-exemple particulièrement significatif.
En effet, à l’occasion de l’affaire « Raddad » un avocat n’a pas hésité à déclarer : « il y a 100 ans on condamnait un capitaine, car il avait le tort d’être juif, aujourd’hui on condamne un jardinier parce qu’il a le tort d’être maghrébin » [9].

On le sait une des grandes caractéristiques pour qu’une affaire puisse attirer l’attention des auteurs, c’est que le public soit directement concerné par celle-ci. Une œuvre se doit d’être universelle.

Dans le cadre de l’« Affaire », les rapports entre fiction et droit ont pris chronologiquement trois formes. Tout d’abord, les faits ayant conduit à la condamnation de Dreyfus reposent sur une fiction (I). Ensuite, le cheminement vers la réhabilitation de Dreyfus s’est également appuyé sur des fictions et l’interprétation par des auteurs contemporains à l’Affaire des faits (II). Enfin, l’Affaire devient un mythe fondateur et est exploité par la fiction (III).

I - Une histoire digne d’un roman : les « fictions de l’accusation ».

Pour qu’il y ait une bonne dramaturgie, il faut des faits graves : il s’agira de l’espionnage ; un « coupable idéal » innocent ; un contexte social : l’antisémitisme ; des mensonges ; un complot ; … l’affaire Dreyfus offre tout cela… . La première phase de l’affaire conduit à la condamnation inéluctable de Dreyfus et à l’acquittement du véritable coupable.

A. Le prologue.

En 1894, l’affaire débute par l’interception d’une lettre, « le bordereau », par le contre-espionnage français, déchirée, non signée et non datée, adressée à l’attaché militaire allemand en poste à l’ambassade d’Allemagne. Elle établissait que des documents militaires confidentiels étaient sur le point d’être transmis à une puissance étrangère.
Le ministre de la Guerre, le général Mercier, ordonne alors deux enquêtes secrètes, l’une administrative et l’autre judiciaire.
Un coupable idéal est identifié : le capitaine Alfred Dreyfus. Notons que Dreyfus était à ce moment-là le seul officier juif et d’origine alsacienne étant passé récemment par l’État-Major général.

Le commandant du Paty de Clam, chef d’enquête, procède à l’arrestation du capitaine Dreyfus. Pour confondre Dreyfus, le chef d’enquête compare les écritures du bordereau et du capitaine et, alors qu’il n’a aucune compétence particulière en graphologie, il conclut à leur identité.

Le général Mercier tenant un coupable idéal, cherche à exploiter politiquement l’affaire, qui prend le statut d’une affaire d’Etat. Une publicité démesurée tend à se répandre.
Sans aucune preuve tangible, le général Mercier fait convoquer le capitaine Dreyfus pour une inspection générale.
Dreyfus est donc mis au secret dans une prison, où il est interrogé jour et nuit.

L’affaire est révélée par le journal, « La Libre Parole », dans un article qui marque le début d’une violente campagne de presse antisémite.

Malgré un dossier vide, Dreyfus est renvoyé devant le Conseil de guerre (juridiction composée de 7 officiers alors compétente en matière militaire). Pendant les deux mois précédant le procès, la presse se déchaîne. « La Libre Parole », « L’Autorité », « Le Journal », « Le Temps » relatent la vie de Dreyfus, non sans inventer diverses anecdotes. C’est aussi l’occasion pour les titres extrémistes comme « La Libre Parole » ou « La Croix », de justifier leurs campagnes préalables contre la présence de juifs dans l’armée.
Par quelques fuites organisées dans ces titres, l’État-Major prépare l’opinion et fait pression sur les juges. Le général Mercier va même jusqu’à déclarer que Dreyfus est coupable dans une interview au « Figaro ».

Les droits de Dreyfus sont bafoués. Il constitue le coupable idéal dans une France encore humiliée par la défaite face aux prussiens. Il faut désormais en faire un symbole, une victime expiatoire.

B. Le secret, la rumeur et la suspicion.

Le procès s’ouvre devant le Conseil de guerre. Le huis clos est presque immédiatement prononcé, ce qui permet aux militaires de ne pas divulguer le contenu du dossier au grand public et d’étouffer les débats. Plutôt que de laisser le public être informé, la rumeur est utilisée et se répand.
Les discussions autour du bordereau montrent que le capitaine Dreyfus ne pouvait pas en être l’auteur. Outre les dénégations de l’accusé et les témoignages à décharge, Dreyfus n’a aucun mobile. En effet, il est un officier patriote, bien noté par ses chefs, et à l’abri du besoin. Il n’avait donc aucune raison de trahir. La seule justification émise à savoir la religion et les origines de Dreyfus, avancée par une partie de la presse, ne saurait motiver une condamnation.

C. Science, délation et manipulations.

Lors de l’audience, la théorie de l’« autoforgerie » est évoquée. Dreyfus aurait imité sa propre écriture. Cette théorie est scientifiquement totalement infondée. De plus, un commandant fait une déclaration théâtrale en pleine audience affirmant qu’une personne honorable, dont il tait le nom, accusait le capitaine Dreyfus et jure sur l’honneur que le traître est Dreyfus, en désignant le crucifix accroché au mur du tribunal. Ces événements ont un effet incontestable sur le Conseil.

L’issue du procès étant incertaine, un dossier secret est remis au début du délibéré, en toute illégalité, au président du Conseil de guerre sur ordre du ministre de la Guerre. Il aurait contenu quatre preuves absolues de la culpabilité du capitaine Dreyfus, accompagnées d’une note explicative.

D. Un coupable désigné…les « Dieux ont soif ».
(Expression empruntée à Anatole France dont l’ouvrage les Dieux ont soif s’interroge justement sur une interrogation sur le pouvoir durant la Terreur dont le raisonnement est transposable [10].

Le 22 décembre 1894, après plusieurs heures de délibération, le verdict tombe. À l’unanimité des sept juges, Alfred Dreyfus est condamné pour trahison « à la destitution de son grade, à la dégradation militaire, et à la déportation perpétuelle dans une enceinte fortifiée ». Dreyfus n’est pas condamné à mort. Celle-ci a en effet été abolie pour les crimes politiques en 1848 deux jours après la proclamation de la Deuxième République, par un décret du Gouvernement provisoire.
Pour les autorités, la presse et le public, les quelques doutes d’avant procès sont dissipés. Certains vont même jusqu’à regretter la peine de mort. Ainsi, Jaurès regrette la douceur de la peine dans une adresse à la Chambre, et écrit : « un troupier vient d’être condamné à mort et exécuté pour avoir lancé un bouton au visage de son caporal. Alors pourquoi laisser ce misérable traître en vie ? » Clemenceau, dans « La Justice », fait une remarque similaire.

Là où la fiction rejoint la justice, c’est quant au mode d’exécution de la peine, particulièrement symbolique, théâtral.

Ainsi, la cérémonie de la dégradation se déroule à l’École militaire à Paris. Alors que les tambours roulent, Dreyfus est accompagné par quatre artilleurs qui l’amènent devant un huissier qui lui lit le jugement. Un adjudant de la Garde républicaine lui arrache les insignes, les lanières d’or de ses galons, les parements des manches et de la veste. Puis, l’adjudant brise le sabre du condamné sur son genou.
Par la suite, il convient de relever que les conditions de détention de Dreyfus sont des plus pénibles.
Le frère aîné d’Alfred Dreyfus est convaincu de son innocence. Il passe tout son temps, toute son énergie et sa fortune à rassembler autour de lui un mouvement de plus en plus puissant en vue de faire réviser le procès.
Il réussit à convaincre divers modérés. Ainsi, le journaliste libertaire Lazare se penche sur les zones d’ombre de la procédure et publie, en 1896, le premier opuscule dreyfusard. Les « dreyfusards » sont les premiers défenseurs de Dreyfus. Quant aux « dreyfusistes », ils estiment que l’affaire doit conduire à la remise en cause de la société. Enfin, les « dreyfusiens » cherchent à éviter que l’affaire ne compromette la stabilité de la République et tentent donc de concilier les deux camps.
La campagne en faveur de la révision est relayée dans la presse de gauche antimilitariste.

Une erreur judiciaire vient d’être commise, quelques personnes vont tenter de faire éclater la vérité et ce, en s’appuyant sur divers courants de pensée. L’affaire est utilisée et va devenir un prétexte à la remise en cause de la société toute entière.

E. Le doute.

Le vrai coupable de la trahison est découvert de deux manières distinctes.

En mars 1896, le lieutenant-colonel Picquart récemment affecté à la tête du Service de Renseignement découvre une carte télégramme, « le petit bleu » jamais envoyée interceptée à l’ambassade d’Allemagne et adressée à un officier français, le commandant Walsin-Esterházy. Par ailleurs, une autre lettre démontre des relations d’espionnage avec Esterhazy. Mis en présence de lettres de cet officier, Picquart s’aperçoit que son écriture est exactement la même que celle du « bordereau » qui a servi de fondement à la condamnation de Dreyfus. Après une enquête secrète, Picquart établit que l’officier vendait aux prussiens de nombreux documents.
Pourtant informé de la découverte de Picquart, l’État-Major ne réagit pas. Plus encore, Picquart est éloigné dans l’est de la France puis muté en Tunisie.

Par ailleurs, Mathieu Dreyfus avait fait afficher la reproduction du bordereau, publiée par « Le Figaro ». Un banquier identifie l’écriture du commandant Walsin-Esterházy, son débiteur en novembre 1897.
Sur ces bases, Mathieu Dreyfus porte plainte auprès du ministère de la Guerre contre Walsin-Esterházy. L’armée fait ouvrir une enquête. Fin 1897, Picquart, revenu à Paris, fait également connaître publiquement ses doutes sur la culpabilité de Dreyfus.

Le mouvement dreyfusard s’élargit. Zola est convaincu de l’innocence de Dreyfus et s’engage officiellement. Le romancier et polémiste publie dans « Le Figaro », un premier article sur l’affaire. Les écrivains Mirbeau et France, puis Léon Blum et Jean Jaurès, et enfin, les frères Clemenceau rejoigne le mouvement.

Finalement traduit devant un Conseil de guerre, Esterházy, est acquitté à l’unanimité le 11 janvier 1898, après trois minutes de délibéré. En réaction à l’acquittement, d’importantes et violentes émeutes antidreyfusardes et antisémites ont lieu dans toute la France.

« Par erreur, un innocent a été condamné, mais par ordre, le coupable est acquitté ». Une seconde injustice succède à une première. Le mouvement de contestation prend de l’ampleur et s’appuie sur des auteurs célères à l’instar de Zola, la vérité va se mettre en marche.

II- La vérité est en marche.

L’acquittement d’Esterházy est la fiction juridique de trop, elle conduit inéluctablement à la remise en cause de la condamnation de Dreyfus….Zola met en marche la vérité.

A. La justice discréditée par un manifeste partiellement fictif, la « vérité est en marche ».

Scandalisé par l’acquittement d’Esterházy, Zola publie, le 13 janvier 1898, en première page de « L’Aurore », le « J’Accuse… ! » sur six colonnes à la une, en forme de lettre ouverte au président Félix Faure. Le journal habituellement vendu à trente mille exemplaires, est diffusé à trois cent mille copies.
Le manifeste est une attaque directe, explicite et nominale. Tous ceux qui ont comploté contre Dreyfus sont dénoncés. L’article comporte de nombreuses erreurs, Zola en a conscience et le reconnaît, d’ailleurs il n’a pas prétendu faire œuvre d’historien.

Le 15 janvier, « Le Temps » publie une pétition réclamant la révision du procès. Y figurent notamment les noms de Zola, France, Halévy, Sorel, le peintre Monet, l’écrivain Renard et le sociologue Durkheim.
Le 20 janvier, suite à une intervention à la Chambre des députés de De Mun contre Zola, celle-ci décide d’engager des poursuites.
Le général Billot, ministre de la Guerre, porte plainte contre Zola et le gérant du journal « L’Aurore », qui sont traduits devant les Assises de la Seine. La diffamation envers une autorité publique relevait alors de la compétence de la Cour d’assises (article 45 de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse alors applicable).
La réalité de l’Affaire Dreyfus, inconnue du grand public, est diffusée dans la presse. Les droits de la défense sont sans cesse méconnus. De nombreux observateurs prennent conscience de la collusion entre le monde politique et les militaires.
Zola est condamné à la peine maximale, à savoir un an de prison et à 3.000 francs d’amende.

Le 2 avril 1898, l’arrêt est cassé car la plainte aurait dû être portée par le Conseil de guerre et non par le ministre. La cause est alors renvoyée devant une autre Cour d’assises. Zola quitte la France pour l’Angleterre avant la fin du procès.

Le 7 juillet 1898, lors d’une interpellation à la Chambre, le nouveau ministre de la Guerre, Cavaignac fait état de pièces accablantes contre Dreyfus. Les députés ovationnent le ministre et votent l’affichage du discours avec la reproduction des preuves dans les communes françaises. Les antidreyfusards triomphent, mais Cavaignac a reconnu implicitement que la défense de Dreyfus n’avait pas eu accès à toutes les preuves : la demande en annulation de la condamnation de Dreyfus devient recevable.

Finalement, la supercherie est donc révélée.

Le 16 février 1899, le président de la République Faure, farouche opposant de la révision, meurt.

La Cour de cassation examine l’affaire, dans un contexte de campagnes de presse à l’encontre des magistrats de la chambre criminelle.

B. Une victoire et une défaite : Dreyfus à nouveau condamné.

Le 3 juin 1899, les chambres réunies de la Cour de cassation cassent le jugement du Conseil de guerre en audience solennelle. La révélation de la communication aux juges ayant prononcé la condamnation, d’un document qui a pu produire sur leur esprit une impression décisive et qui était inapplicable au condamné [11].
La Cour relève que la condamnation se fondait sur un document qui était indûment attribué au condamné.
L’affaire est renvoyée devant le Conseil de guerre de Rennes.

Par cet arrêt, la Cour de cassation s’impose comme une véritable autorité, capable de résister à l’armée et au pouvoir politique. Pour de nombreux dreyfusards, cette décision de justice est l’antichambre de l’acquittement du capitaine ; ils oublient de considérer que c’est de nouveau l’armée qui le juge. La Cour, en cassant avec renvoi, a cru en l’autonomie juridique du Conseil de guerre sans prendre en compte les lois de l’esprit de corps.

Le 9 septembre 1899, le Conseil de guerre rend son verdict : Dreyfus est à nouveau reconnu coupable de trahison par 5 voix contre 2. Ce verdict est au bord de l’acquittement à une voix près. En effet, le code de justice militaire prévoyait le principe de minorité de faveur à trois voix contre quatre. Toutefois, le Conseil accorde les « circonstances atténuantes » et condamne Dreyfus à dix ans de réclusion et à une nouvelle dégradation.
La vérité est encore entravée.

C. Le renoncement final de Dreyfus : la culpabilité « fictive » acceptée.

Le lendemain du verdict, Dreyfus, après avoir beaucoup hésité, dépose un pourvoi en révision. Waldeck-Rousseau aborde pour la première fois la grâce. Pour Dreyfus, c’est accepter la culpabilité. Mais à bout de force, éloigné des siens depuis trop longtemps, il accepte. Le décret est signé le 19 septembre et il est libéré le 21 septembre 1899. Nombreux sont les dreyfusards frustrés par cet acte final.
C’est dans cet esprit que le 17 novembre 1899, Waldeck-Rousseau dépose une loi d’amnistie couvrant « tous les faits criminels ou délictueux connexes à l’Affaire Dreyfus ou ayant été compris dans une poursuite relative à l’un de ces faits ». Les dreyfusards s’insurgent, ils ne peuvent accepter que les véritables coupables soient absous de leurs crimes d’État. Malgré d’immenses protestations, la loi est adoptée. Seule la découverte d’un fait nouveau pourrait entraîner la révision.
Les réactions en France sont vives, faites de « stupeur et de tristesse » dans le camp révisionniste. Pourtant d’autres réactions tendent à montrer que le « verdict d’apaisement » rendu par les juges est compris et accepté par la population. Les Républicains cherchent avant tout la paix sociale, pour tourner la page de cette affaire. Dans le monde militaire, l’apaisement est aussi de rigueur. Deux des sept juges ont voté l’acquittement et ont donc refusé de céder à l’ordre militaire implicite.

Cette conclusion judiciaire a aussi une conséquence sur les relations entre la famille Dreyfus et certains dreyfusistes. Labori, Jaurès et Clemenceau qui reprochent ouvertement à Dreyfus d’avoir accepté la grâce et d’avoir peu protesté à l’amnistie.
Pourtant, la grâce accordée à un condamné ne fait pas obstacle au droit de celui-ci de demander la révision de la décision de condamnation si celle-ci a été entachée d’erreur de fait. La grâce, mesure de clémence, si elle dispense celui qui en bénéficie de l’exécution de sa peine, laisse subsister la déclaration de culpabilité. Le condamné gracié a donc intérêt à faire reconnaître son innocence [12].

Le 29 septembre 1902, Zola meurt asphyxié par la fumée de sa cheminée.

D. Vers la rédemption.

Jaurès relance l’Affaire le 7 avril 1903. Dans un discours, Jaurès évoque la longue liste des faux qui parsèment le dossier Dreyfus.
Le 9 mars 1905, le procureur général près la Cour de cassation rend un rapport de 800 pages dans lequel il réclame la cassation sans renvoi. Il faut attendre le 12 juillet 1906 pour que la Cour de cassation, toutes chambres réunies, annule sans renvoi le jugement rendu à Rennes en 1899 et prononce « l’arrêt de réhabilitation du capitaine Dreyfus » [13]. La Cour de cassation relève notamment la preuve de la falsification d’une pièce sur le fondement de laquelle l’accusé avait été condamné pour trahison.

Dreyfus est réintégré dans l’armée, mais ses cinq années d’incarcération ne sont pas prises en compte pour la reconstitution de sa carrière et il ne peut donc plus prétendre à un grade d’officier général.
Dreyfus n’a jamais sollicité de dédommagement à l’Etat ou de dommages-intérêts à ceux qui ont menti. La seule chose qui lui importait, c’était la reconnaissance de son innocence

III- Les conséquences : le mythe de l’« Affaire ».

L’affaire atteste de la montée de l’antisémitisme à la période concernée, mais également à des réflexes et réflexions nationalistes. Il convient de relever que sur ce point d’aucuns n’hésitent pas à manipuler l’Affaire pour faire des liens historiques avec la période récente, prenant appui sur des propos tenus par tel ou tel pour indiquer que la Nation est en danger.
L’affaire consacre le triomphe de la IIIème République, dont elle devient un mythe fondateur. Elle a également un impact international sur le mouvement sioniste au travers d’un de ses pères fondateurs : Théodore Herzl et de par l’émoi que ses manifestations antisémites vont provoquer au sein des communautés juives d’Europe centrale et occidentale.

Plus proche de nous, l’affaire Dreyfus est utilisée fréquemment par la presse et les praticiens pour agiter le spectre de l’erreur judiciaire.
S’est développé autour de l’affaire un véritable « mythe ». Ainsi, pour certains, elle marque les errements de la procédure inquisitoire française. Pourtant, si l’affaire démontre des errements procéduraux, il convient de rappeler que ce sont ceux liés à la procédure militaire et non celle de droit commun.

Quoiqu’il en soit, il est vrai que cette affaire atteste que la justice a du mal à se remettre en cause en utilisant le procédé de révision.

Plus encore, cette affaire met également en exergue les relations entre la justice et hommes politiques. En effet, la justice a été manipulée, utilisée, influencée par les pouvoirs publics. Si la Cour de cassation et les magistrats sortent grandis de l’Affaire, il en va différemment des hommes politiques qui ont utilisé celle-ci jusqu’à son épilogue. Finalement, de façon paradoxale, c’est grâce à Jean Jaurès que la vérité éclate, le même qui regrettait que l’on n’ait pas condamné à mort Dreyfus…
Cette tendance se retrouve aujourd’hui, les hommes politiques s’expriment sur les affaires en cours sans aucune précaution…
La vérité est déformée par toutes ces influences. Apparaît dès lors une fiction particulière « la vérité médiatique » coexistant avec une autre « la vérité judiciaire »…

Maître de conférences HDR à la Faculté de droit d\’Amiens
Directeur des Etudes Sup Barreau
@MikaBenillouche

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Notes de l'article:

[1Cass. ch. réunies, 3 juin 1899, Dreyfus, Bull., n° 144, DP 1900, 1, p. 180, rapp. Ballot-Beaupré, S. 1900, 1, p. 697, note Roux ; 12 juill. 1906, Bull., n° 283, DP 1909, 1, p. 553, S. 1907, 1, p. 49, note Roux.

[2V. Duclert, Biographie d’Alfred Dreyfus, l’honneur d’un patriote, Fayard, 2006, 1260 p. ; E. Cahm, L’Affaire Dreyfus, Le Livre de poche, coll. « références », 1994, 244 p. ; P. Oriol, L’Histoire de l’affaire Dreyfus - Vol 1 - L’histoire du capitaine Dreyfus, Stock, 2008, 398 p. ; J. Doise, Un secret bien gardé - Histoire militaire de l’Affaire Dreyfus, Le Seuil, 1994, 225 p.

[3Comme le député J. Reinach, Histoire de l’affaire Dreyfus, éd. E. Fasquelle, 1901, rééd. Robert Laffont, deux vol., 2006, 2316 p.

[4M. Thomas, L’Affaire sans Dreyfus, A. Fayard, 1961, 587 p. ; P. Birnbaum, L’Affaire Dreyfus, la République en péril, Gallimard, coll. « Découvertes », 1994, 142 p. ; P. Miquel, L’affaire Dreyfus, PUF, coll. « Que sais-je ? », 1961, réédité 2003, 128 p. ; P. Boussel, L’affaire Dreyfus et la presse, Armand Colin, coll. « Kiosque », 1960, 272 p. ; A. Israël, Les vérités cachées de l’affaire Dreyfus, Albin Michel, 2000, 492 p.

[5J.-D. Dreyfus et J.-F. Dreyfus, L’affaire Dreyfus : minutes du procès de Rennes, Dalloz, 2006, 809 p.

[6Comme J.-D. Bredin qui est à la fois avocat et écrivain membre de l’Académie Française : L’Affaire, Fayard, Paris, 1993 (1re édition 1981), 856 p.

[7Cour de Cassation, collectif, De la justice dans l’affaire Dreyfus, Fayard, 2006, 419 p. ; Assemblée nationale, Le parlement et l’affaire Dreyfus, 1894-1906 : douze années pour la vérité, Société d’études jaurésiennes, 1998, 306 p.

[8P. Birnbaum : L’Affaire Dreyfus, la République en péril, Gallimard, coll. « Découvertes », 1994, 142 p. ; (dir.), La France de l’Affaire Dreyfus, Gallimard, Paris, 1994, 597 p.) ou V. Duclert : Biographie d’Alfred Dreyfus, l’honneur d’un patriote, Fayard, Paris, 2006, 1260 p. ; L’Affaire Dreyfus, La Découverte, 2006 (1re éd. 1994), 127 p. ; Dreyfus est innocent, histoire d’une affaire d’État, Larousse, 2006, 239 p. ; L’affaire Dreyfus : quand la justice éclaire la République, Éd. Privat, 2010, 535 p.

[9Voir notamment sur cette affaire, G. Cenci, Omar l’a tuée. Vérités et manipulations d’opinions, L’Harmattan, 2002, 375 p.

[10A. France, Les Dieux ont soif, éd. C. Lévy, 1912, 360 p.

[11Cass. ch. réunies, 3 juin 1899, Dreyfus, Bull., n° 144, DP 1900, 1, p. 180, rapp. Ballot-Beaupré, S. 1900, 1, p. 697, note Roux.

[12Cass. crim., 23 avr. 1869, Bull., n° 93, S. 1870, 1, p. 139 ; 26 avr. 1902, S. 1904, 1, p. 377 et la note.

[13Cass. ch. réunies, 12 juill. 1906, Bull., n° 283, DP 1909, 1, p. 553, S. 1907, 1, p. 49, note Roux.

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Discussions en cours :

  • par luc nemeth , Le 11 mars 2016 à 13:26

    Bonjour.
    Le sous-titre "Une victoire et une défaite", placé en tête du paragraphe consacré au procès de Rennes (1899), me paraît discutable. Pour ma part j’ai toujours vu dans ce procès où on... recondamna Dreyfus tout en le sachant innocent une défaite et dont ce pays continue de porter le poids à travers la preuve qui fut faite, qu’en France, la justice ne se déjuge pas si facilement.
    J’aurais aussi été plus sévère dans la partie qui rappelle que Dreyfus ne sollicita pas de réparation -dont on voit mal quelle forme elle aurait pu prendre. La réparation, d’une certaine manière, c’est... à elle-même, que la République le devait ! Or aucune sanction ne fut prise contre ceux qui avaient fraudé -même si bien sûr on peut considérer comme sanction implicite, le suicide de Henry.
    Enfin la pondération de la dimension antisémite ne peut qu’amener à valoriser la "raison d’Etat", d’une part, et "l’autorité de la chose jugée", d’autre part (à tel point qu’on a souvent pu dire qu’il n’y avait pas même besoin d’être antisémite pour être antidreyfusard) : mais qu’il s’agisse de l’une ou de l’autre je me garderais bien d’affirmer qu’elles ont cessé d’exister...
    Cordialement

    PS. j’ai travaillé sur l’Affaire (non sous l’angle juridique mais historique ; mes deux études sont affichées online, sur www.academia.edu) : en ce qui concerne la fiction, et Anatole France dont le nom est ici rappelé j’ai souvenir d’avoir lu un amusant chapitre intitulé "L’affaire des quatre-vingt mille bottes de foin", dans son roman L’île aux Pingouins...

  • par Amina , Le 6 juillet 2015 à 01:33

    C’est un "J’accuse" pour les arabes de confession musulmane qui devrait être publié ! Le Camp de Guantanamo illustre à lui seul l’ABSENCE DE PROCÈS et de PREUVES à l’encontre de personnes qui ont été emprisonnées arbitrairement… Sans évoquer des images de torture au Camp de Guantanamo qui ont fait le tour du monde, et dire que ce lieu existe toujours…. Actuellement c’est surtout l’islamophobie qui illustre l’ignorance source de la bétise humaine.

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