Le juge administratif et les mesures d’ordre intérieur.

Par Christophe Georges Albert

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Explorer : # mesures d'ordre intérieur # sanctions disciplinaires # droits des détenus

Analyse de l’évolution du rôle du juge administratif dans l’appréciation des mesures d’ordre intérieur.

Le rôle du juge administratif est de rechercher si dans le cadre de l’exercice de sa liberté d’action, l’administration aurait pu ou non prendre un acte susceptible de faire grief.

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Or, si toute institution doit pouvoir mettre en place les règles propres permettant son action, ces dernières analysées comme contraignantes doivent être considérées comme juridiques.
Néanmoins, les sanctions disciplinaires ont traditionnellement été considérées comme étant des mesures d’ordre intérieur et par la même insusceptibles de recours.

Cependant, la frontière tracée par la jurisprudence entre les mesures d’ordre intérieur et les décisions susceptibles d’être soumises au contrôle du juge n’a eu de cesse d’être déplacée au cours des dernières années.

Ainsi, les mesures d’ordre intérieur considérés à l’origine comme mineures, témoigne que l’on considérait alors que leur contrôle aurait affaibli la discipline nécessaire établie par la hiérarchie administrative.

Cette idée est particulièrement sensible dans le domaine de l’univers carcéral ou de l’armée, où pendant longtemps le juge administratif refusa volontairement d’appliquer son contrôle en qualifiant les sanctions disciplinaires prises par les agents publics de mesures d’ordre intérieur.

La jurisprudence cependant commença à s’infléchir avec l’arrêt rendu par le Conseil d’Etat (CE), le 21/11/92, dans l’affaire Kherouaa, puis à la suite d’un arrêt décisif rendu le 17/02/95 dans les affaires Hardouin et Marie.

Néanmoins, malgré ces avancées, le juge administratif ne disposait toujours pas d’une grille de lecture favorisant opportunément la distinction entre les différents actes pris par l’administration et ce afin d’établir avec précision les mesures susceptibles où non de recours.

Cette constatation admettant dès lors l’existence d’un préjudice tant pour le juge administratif chargé des requêtes qui lui sont adressées que pour le justiciable, la plus Haute juridiction administrative ne pouvait pas laisser demeurer une telle insécurité juridique.

C’est pourquoi, afin d’apporter une précision pérenne sur le partage entre les mesures d’ordre intérieur et les décisions susceptibles d’être déférées au juge, l’Assemblée plénière du CE à rendu un arrêt de principe en date du 14/12/07, dans les affaires "Garde des sceaux/ M.Boussouar et Garde des sceaux / Planchenault".
Nous disposons désormais d’une grille de lecture non exhaustive de mesures considérés comme d’ordre intérieur et donc insuceptibles de contrôle par le juge administratif.

Néanmoins, afin d’appréhender cette évolution, il convient d’analyser le rôle du juge administratif eu égard aux mesures d’ordre intérieur (I) et la tentative de définition de celles-ci au travers des avancées jurisprudentielles et conventionnelles (II)

I-Rôle du juge administratif eu égard aux mesures d’ordre intérieur

Le juge doit rechercher un juste point d’équilibre entre des exigences contradictoires telles que le respect des droits du citoyen (A) et l’intérêt général qui s’attache à la préservation de la discipline et de l’ordre public B).


A - Le respect des droits du citoyen

Pour le professeur ODENT, les mesures d’ordre intérieur sont insuceptibles de recours contentieux, car elles sont d’une part exclusivement interne à l’administration qui les prend, et d’autre part, elles n’ont aucun effet juridique sur ceux qui les subissent.

Cependant, dans le cadre d’un citoyen en détention, il est nécessaire de conserver un équilibre entre le respect de l’autorité légitime dérivée du pouvoir de l’administration et le justiciable détenu qui n’en demeure pas moins un usager d’un service public, et ce même si ce dernier est subi.
Cette exigence a entraîné le juge à considérer que le recours pour excès de pouvoir pouvait être fondé dans la mesure où il visait à lutter contre les abus de l’administration, et que s’il ne modifiait évidement pas l’ordonnancement juridique général, il modifiait cependant profondément la situation du requérant.

En conséquence, sous l’effet conjugué de la jurisprudence de la CEDH et notamment son article 6, puis du rôle joué par le juge administratif, les arrêts Caillol rendu par le CE en date du 27/01/84 et Fauqueux du 28/02/96 relatifs aux sanctions disciplinaires administrées à l’égard des détenus, ces dernières n’ont plus été admises comme étant des mesures d’ordre intérieur ne faisant pas grief.

Dès lors, la voie était ouverte pour que la Cour administrative d’appel de Paris en 2001, dans l’affaire Frérot établisse une jurisprudence innovante en matière de sanction disciplinaire, considérant désormais qu’un placement en cellule disciplinaire était désormais un acte faisant grief.

Cependant, toutes les mesures affectant les détenus ne doivent pas être regardées comme susceptibles de recours contentieux, c’est pourquoi, le juge distingue celles qui s’attachent à la préservation de la discipline et de l’ordre public et les autres.

B - L’intérêt général qui s’attache à la préservation de la discipline et de l’ordre public

Les mesures qui de par leur nature et leur gravite ne satisferont pas à l’exigence d’un contrôle juridictionnel continueront ainsi de relever de la catégorie des mesures d’ordre intérieur car tout est affaire de délimitation, et ce malgré le rétrécissement qui s’est opéré.

La jurisprudence rendue par le CE, Assemblée, le 17/02/95 dans les affaires Hardouin et Marie est à ce titre majeure, en ce sens qu’elle a pour la première fois établie une tentative de distinction entre les mesures d’ordre intérieur comprise comme acte hétérogène dont le seul point commun est d’être relatif au fonctionnement interne des services de l’administration, et par la même ne faisant pas grief, et celles affectant plus avant les conditions statutaires (Hardouin) ou de détention (Marie) du requérant.
Il faut désormais s’interroger sur les atteintes substantielles des droits de l’intéressé et les conséquences de cette mesure sur ses conditions d’existence.

Le juge administratif abandonnera ainsi la jurisprudence du 28/02/96 ( relative au placement à l’isolement d’un détenu contre son gré) avec l’arrêt Remli du 30/07/03 en raison de la nature juridique de la mesure.
Il est désormais clairement fait référence aux effets concrets de la mesure sur le requérant, et le juge de l’excès de pouvoir peut ainsi étendre son contrôle de légalité en invoquant un manque de proportionnalité entre le fait fautif et la sanction appliquée.
En revanche, la jurisprudence restait ferme dans le domaine des punitions militaires (CE.Sec 11/07/47, Dewavrin).

Par ailleurs, alors que le juge administratif avait longtemps refusé de se déclarer compétent dans le domaine de l’exécution des peines qui lui semblait inséparable du pouvoir judiciaire, le tribunal des conflits l’a amené à modifier sa jurisprudence en estimant que le fonctionnement administratif du service pénitentiaire relevait de son contrôle.
On reconnaît désormais au juge administratif un double contrôle, l’un judiciaire, lorsque l’action contentieuse trouve sa source dans un acte de l’administration inséparable d’une procédure judiciaire, l’autre administrative, lorsqu’elle à sa source dans une décision de l’autorité pénitentiaire.

Pour autant, la reconnaissance de sa compétence n’a pas entraîné la recevabilité de tels litiges avant l’affaire Marie, et la prison restait le lieu de prédilection des décisions considérées comme des mesures intérieures à l’aide desquelles le directeur d’un établissement pénitentiaire peut préserver l’ordre public et la discipline dans sa prison.

Néanmoins, la confusion engendrée par les jurisprudences différentes rendues par les tribunaux administratifs et les Cours administratives d’appel ont conduit la haute juridiction administrative à tenter de définir les mesures susceptibles d’être qualifiées d’ordre intérieur et de faciliter ainsi leur reconnaissance par le juge (II)

II - Tentatives de définition des mesures d’ordre intérieur au travers des avancées de la jurisprudence et du droit européen

Si les arrêts Hardouin et Marie ont déterminé la recevabilité des recours portés contre les mesures d’ordre intérieur en raison de leur nature et de leur gravité, il est revenu au CE dans l’affaire Frérot du 31/07/03 de faire référence aux effets concrets de la mesure (A) et surtout à l’arrêt de principe rendu le 14/12/07 par le CE en assemblée d’établir une grille de lecture facilitant la détermination des mesures d’ordre intérieur insusceptibles de recours devant le juge de l’excès de pouvoir (B)

A - Effets concrets des mesures d’ordre intérieur conditionnant leur recevabilité

Cet arrêt permet une meilleure prise en compte de la situation factuelle des administrés qui sont en l’espèce les détenus.

En effet, c’est tant l’évolution de la jurisprudence posée par l’arrêt Marie, que le décret du 02/04/96 qui ont contribué à traduire l’évolution du droit disciplinaire visant une meilleure considération du droit des détenus.
Le juge va ainsi, au cœur du fonctionnement de l’institution carcérale se préoccuper de la situation de ces derniers, conditionnant ainsi le droit pour une institution d’établir des règles contraignantes, mais, c’est désormais la prise en compte des pouvoirs de l’administration et de leur cadre juridique qui apparaît comme un indice important de l’identification des mesures d’ordre intérieur.

Ces avancées ont néanmoins été accélérées par l’application des dispositions des articles 3,6 et 13 de la CEDH, cette dernière relevant la non conventionnalité des mesures d’ordre intérieur lorsqu’elle n’ouvre pas droit à un recours effectif et qu’elles affectent gravement la condition du détenu.
Ce dernier dispose ainsi d’une tentative de définition concrète de la notion de mesure d’ordre intérieur fondé sur deux critères que sont la nature et les effets des mesures en cause et d’un recours efficace à l’aide de l’article L.521-1 du Code de la justice administrative qui lui autorise le recours à la procédure de référé.

Cependant, la frontière tracée par la jurisprudence entre les mesures d’ordre intérieur et les décisions susceptibles de faire grief n’a eu de cesse de se déplacer au cours de ces dernières décennies, à tel point qu’elle a finit par se brouiller, et que l’assemblée plénière du CE s’est prononcée en date du 14/12/07 afin d’apporter les précisions nécessaires quant à leurs distinctions.

B - Détermination des mesures d’ordre intérieur après l’arrêt du 14/12/07

L’arrêt Garde des sceaux / Boussouar et Planchenault poursuit la réflexion initiée en 95 et définit une grille applicable aux différentes espèces qui sont soumises au juge.

Il lui appartient ainsi d’apprécier désormais in concerto la sanction, et d’apprécier si elle porte ou non sensiblement atteinte aux conditions de vie de la personne punie, à sa situation statutaire, à sa carrière, ou, eu égard à la nature et à la gravité de la mesure pour estimer qu’elle est susceptible d’un recours.

Ainsi, désormais, le juge administratif contrôle tant les mesures réglementaires que les décisions individuelles, et rappelle que toute administration doit justifier de ses choix quant aux contraintes qu’elle exerce et doit donner au juge les moyens du contrôle qu’il exerce au nom du peuple français

Le juge garant du bon fonctionnement d’un service public doit dès lors s’attacher au respect des droits et obligations applicables aux citoyens en détention.

Christophe GEORGES ALBERT
www.pack-ankh.fr

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Discussions en cours :

  • par Juliette , Le 22 avril 2021 à 15:29

    Bonjour,

    Savez-vous si une sanction disciplinaire prise à l’encontre d’un élève dans un établissement scolaire public, par le directeur de cette école, peut constituer une mesure d’ordre intérieur, et par conséquent faire potentiellement grief du fait de son caractère sérieux et de son impact certain sur la réussite scolaire de l’élève usager du service public ?

    Merci d’avance.

  • par une maman d’un détenu , Le 5 mars 2018 à 15:19

    Bonjour,

    Une mesure de suspension de permis de visite a été prononcée à mon encontre alors que mon fils était prévenu ( veille de son jugement) pour un incident parloir me concernant. L’incident, pour information, n’était pas conséquent à une quelconque introduction d’objet interdis mais fait suite à une altercation avec une surveillante avant la descente des détenus et alors que j’étais enfermée dans la petite cabine parloir. J’avais été extraite du parloir et pensais que les choses allés en rester là..
    Aucune notification ou courrier d’information ne m’ont été communiqués. C’est en réservant un parloir que j’ai été informée de cette suspension de 3 mois. j’ai réclamé la notification par courrier recommandé auprès du chef d’établissement par 2 fois, j’ai contacté la direction interrégionale des services pénitentiaire service du droit pénitentiaire qui m’a confirmé que je devrais avoir la notification de cette suspension de la part de l’administration pénitentiaire. je parviens à avoir en ligne un chef de division qui me signale qu’il revient au magistrat qui a prononcé cette suspension de m’adresser une notification. Je me présente au TGI qui contact l’administration pour les informer qu’il revient au chef d’établissement de "traiter" cette demande. j’écris un recommandé au procureur de la République ..sans réponse..Deux mois après l’incident et après toutes mes démarches, je reçois un courrier de l’administration qui me demande de me rapprocher du procureure de la république. Je suis en cours de rédaction de la requête auprès du tribunal administratif. Il est entendu que je ne verrais plus mon fils pendant sa détention car sa sortie est prévue dans 1 mois ou un peu plus. je vous laisse imaginer dans quel état peut se retrouver une mère qui ne peut rendre visite à son fils en prison..et les conséquence sur le moral de la personne détenue. De plus cette suspension ne me permet pas de lui envoyer de l’argent par virement. Je vais aller jusqu’au bout et demander réparation du préjudice causé. C’est une question de principe mais surtout pour éviter à d’autres parents et autres visiteurs de connaitre la même mésaventure . Cet article de 2012 a été très instructif pour moi. Je remercie l’auteur.

  • « Il lui appartient ainsi d’apprécier désormais in concerto »

    In concerto ? C’est sûr qu’il connait la musique.

    • par Prudomal , Le 11 mars 2017 à 15:55

      LOL
      J’ajoute que la date de l’arrêt est le 2 novembre, et non le 21, mais bon...

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