Droit de propriété, entre exclusivité et proportionnalité.

Par Eric Vermot-Gauchy, Juriste.

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Explorer : # propriété privée # empiètement # proportionnalité

L’empiètement minime d’un bâtiment sur la propriété d’autrui doit-il conduire le juge à en ordonner la démolition ?

Cass. 3e civ., 10 nov. 2016, n° 15-25.113.

-

Avec sagesse, la Cour de cassation confirme un revirement de sa jurisprudence, jugée parfois trop sévère.
Désormais, les juges du fond pourront effectuer un contrôle de proportionnalité et l’empiètement négligeable ne sera plus automatiquement sanctionné par la remise en l’état antérieur.

Aux termes de l’article 545 du Code civil : « Nul ne peut être contraint de céder sa propriété, si ce n’est pour cause d’utilité publique, et moyennant une juste et préalable indemnité ». L’alinéa premier de l’article 555 du même code dispose : « lorsque les plantations, constructions et ouvrages ont été faits par un tiers et avec des matériaux appartenant à ce dernier, le propriétaire du fonds a le droit, sous réserve des dispositions de l’alinéa 4, soit d’en conserver la propriété, soit d’obliger le tiers à les enlever ».

Le juge judiciaire se montre un excellent protecteur de la propriété privée d’autant que celle-ci figure au nombre des droits de l’homme consacrés par les articles 2 et 17 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 et, à ce titre, demeure constitutionnellement protégée (Cons. const., 27 nov. 2015, déc. n° 2015-500 QPC, Société Foot Locker France SAS).

Garant du droit de propriété, le juge en sanctionne de longue date toute privation avec rigueur (Cass. 3e civ., 14 mars 1973 : Bull. civ. 1973, III, n° 206 – 26 juin 1979 : Bull. civ. 1979, III, n° 142).

En 1990, la troisième chambre civile considérait, au visa de l’article 545 du Code civil, que la défense du droit de propriété contre un empiétement ne saurait dégénérer en abus (Cass. 3e civ., 7 juin 1990, n° 88-16.277 ; Bull. civ. 1990, III, n° 140. – Cass. 3e civ., 7 nov. 1990, n° 88- 18.601 ; Bull. civ. 1990, III, n° 226). La Haute juridiction censurait donc régulièrement les juges du fond qui, en raison du caractère négligeable de l’empiètement par le propriétaire du fonds voisin, déboutaient le propriétaire victime, de sa demande en démolition.

C’est ainsi par exemple que pour un empiétement d’une partie de la clôture de 0,5 centimètre, la Cour estimait en 2002 que sa mesure importait peu, et cassait en conséquence l’arrêt d’une cour d’appel ayant débouté un propriétaire de sa demande en démolition (Cass. 3e civ., 20 mars 2002, n° 00-16.015, Bull. civ. 2002 III n° 71 p. 61 : « Attendu qu’en statuant ainsi, alors que peu importe la mesure de l’empiétement, la cour d’appel a violé le texte susvisé »).

Le caractère absolu et exclusif du droit de propriété primait donc sur les autres intérêts privés en présence, sans qu’il n’y ait lieu de faire une balance entre les droits.

Toutefois, un frémissement dans la doctrine de la Cour s’est ressenti depuis peu. Elle a pu ainsi, en janvier 2016, approuver une cour d’appel qui avait rejeté la demande en démolition dans la mesure où les empiétements imputables aux voisins étaient minimes, qu’ils ne diminuaient pas l’usage de la servitude et n’en rendaient pas l’exercice plus incommode (Cass. 3e civ., 14 janv. 2016, n° 14-20.247, inédit). Jugé de même que si l’empiétement est dû au seul enduit de façade de l’immeuble, sans que les semelles de cet immeuble débordent sur la parcelle voisine, la réparation de l’empiètement par un simple grattage de l’enduit suffit (Cass. 3e civ., 23 juin 2015, n° 14-11.870, inédit).

Enfin, par un arrêt du 10 novembre 2016 qui sera publié au bulletin, les Hauts magistrats consacrent l’avènement d’un contrôle de proportionnalité et subséquemment la disparition de l’ancienne rigueur jurisprudentielle. Exit la démolition systématique…

En l’espèce, des propriétaires assignent leur voisin, propriétaire d’une parcelle contiguë, en enlèvement d’un bâtiment constituant un atelier-garage empiétant sur leurs fonds. Selon le rapport d’expertise, l’angle Nord-Ouest de la parcelle empiétait de 2 cm sur l’héritage des demandeurs, soit une superficie de 0, 04 m².

En première instance ils sont déboutés, tandis que les juges de la cour d’appel de Bourges font droit à leur demande et ordonnent la démolition totale du bâtiment, au motif que les considérations de l’expert selon lequel l’empiétement représenterait une bande d’une superficie de 0, 04 m² sont inopérantes au regard des dispositions des articles 544 et 545 du code civil et que cet empiétement fonde la demande de démolition de la construction litigieuse.

Conscient de l’aléa qu’il représente au vu de la jurisprudence rigoureuse de la Cour de cassation, le voisin (auteur de l’empiètement) forme pourtant un pourvoi. Bien lui en a pris, puisque la Haute Cour censure la décision des juges du fond au visa des articles 544 et 545 du code civil. La troisième chambre civile estime : «  qu’en statuant ainsi, sans rechercher, comme il le lui était demandé, si un rabotage du mur n’était pas de nature à mettre fin à l’empiétement constaté, la cour d’appel n’a pas donné de base légale à sa décision  ».

Dans ce cas, la sanction consistant à démolir l’entier bâtiment pour deux centimètres d’empiètement eût bien été disproportionnée. La solution de la Cour de cassation est donc judicieuse. Il en résulte que les juges auront le pouvoir de rejeter une demande en démolition au regard du caractère négligeable d’un empiètement.

Attention, cette décision ne doit pas ouvrir la porte à des actions inconsidérées. En effet, la propriété demeure constitutionnellement protégée et les juridictions y veilleront. Si la Cour de cassation atténue depuis quelque temps la rigueur de sa jurisprudence, elle ne pose pas pour autant une règle de tolérance. Les juges du fonds continueront d’apprécier au cas par cas l’atteinte portée à la propriété ; la démolition restant en principe « la sanction du droit réel transgressé ».

Reste enfin à s’interroger sur la constitutionnalité de l’article 545 du Code civil. Par son arrêt du 11 février 2016, la Cour a refusé de transmettre une question prioritaire de constitutionnalité ainsi rédigée : « L’article 545 du code civil, tel qu’interprété par une jurisprudence constante de la Cour de cassation, selon lequel l’action en démolition de la partie d’une construction reposant sur le fonds d’un voisin ne peut jamais dégénérer en abus de droit, méconnait-il les articles 2, 4 et 17 de la Déclaration de 1789 garantissant le droit de propriété, le droit au respect de la vie privée et de domicile et le principe selon lequel la liberté consiste à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui ? ». Mais cette décision de non-transmission résultait seulement du fait que la disposition contestée n’était pas applicable au litige (Cass. 3e civ., 11 févr. 2016, n° 15-21.949).

La Cour de cassation a, sans doute de manière préventive, souhaité amorcer une atténuation de sa jurisprudence en appréhendant globalement le débat doctrinal posé par la question...

Eric VERMOT-GAUCHY
Juriste en Droit privé

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Discussions en cours :

  • Je vous remercie pour votre article.
    Toutefois, sans rajouter pour le faire, il me semble que la conclusion que vous tirez des arrêts cités, ne reprenne pas la position de la cour de cassation. En effet, il n’est pas question de proportionnalité mais bien au contraire d’application aboutie des articles 544 et 545 C.civ. notamment dans le dernier arrêt cité (nov.16) la CA est sanctionnée parce qu’elle n’a pas recherché comme il le lui était demandé, s’il était possible de faire cesser le « trouble ». La 3ème chambre civile considère potentiellement la violation du droit de propriété comme un « trouble » donc susceptible de cesser, c’est en cela que la cour de cassation infléchit sa jurisprudence.
    Partant, poursuivant son raisonnement elle permet de le faire cesser par tout moyen, la démolition n’étant qu’un moyen parmi d’autres…L’essentiel étant que le droit de propriété soit strictement respecté. Il n’y a donc aucune proportionnalité dans le résultat juste dans la manière de l’atteindre.
    Merci encore pour votre article.
    Bien à vous,

    • par Eric VERMOT-GAUCHY , Le 7 décembre 2016 à 13:16

      Cher Monsieur,

      Votre commentaire est édifiant et je vous en remercie.

      Il est manifeste que la Cour de cassation infléchit sa position en la matière. Alors qu’antérieurement, l’alternative "Démolition intégrale/Seule cessation de l’empiètement" n’était pas envisagée par la Haute Cour ; désormais, la question d’une disproportion de la sanction pourra être retenue par les juges du fond.

      L’évocation d’un "contrôle de proportionnalité" - même s’il est "stricto sensu" différent de celui qu’opère par exemple la juridiction strasbourgeoise s’agissant des droits fondamentaux - demeure acceptable compte tenu de son caractère polysémique et non exclusivement juridique.

      Bien à vous,

      Eric VERMOT-GAUCHY

    • par Camille , Le 19 mai 2017 à 10:36

      J’abonde dans le sens d’Oliveira Antonio.

      Il ne s’agit en aucun cas d’un infléchissement de la jurisprudence de la Cour de cassation mais d’une simple application du droit .

      La sanction de l’empiètement est la suppression de l’empiètement (démolition de la partie de la construction édifiée sur le terrain du voisin), peu importe que cette suppression ait techniquement pour conséquence la démolition du bâtiment entier. Bien évidemment, il n’y a pas lieu de faire démolir la partie du bâtiment qui n’empiète pas : seule la partie qui empiète est illicite. C’est ce que rappelle la cour de cassation en l’espèce. Ordonner la démolition de l’ensemble n’est pas seulement prononcer une mesure "disproportionnée", c’est méconnaitre purement et simplement le droit de propriété de celui qui bâtit sur un terrain qui lui appartient.

      Il n’y a donc pas de contrôle de proportionnalité quant à la sanction. Il y aurait eu contrôle de proportionnalité si la cour de cassation avait estimé qu’il n’y avait pas lieu de supprimer l’empiètement du fait de l’incidence de cette sanction.

      La solution n’a d’ailleurs rien d’inédite : Civ. 26 nov. 1975, 74-12036 https://www.legifrance.gouv.fr/affichJuriJudi.do?oldAction=rechJuriJudi&idTexte=JURITEXT000006994240&fastReqId=1521394439&fastPos=1

      Je vous invite par ailleurs à prendre connaissance du 2e arrêt rendu le même jour (Civ. 3, 10 nov. 2016 , 15-19561) qui confirme cette analyse.

    • par Eric VERMOT-GAUCHY , Le 19 mai 2017 à 14:47

      Voir l’intéressant avis de l’avocat général Bruno Sturlese (B. Sturlèse, Avis : JCP G 2016) ;
      Également la note de Périnet-Marquet, Constr-Urb., 2016-3, p. 2. "Empiétement et droit constitutionnel" ;

      Le débat reste donc ouvert, d’autant que la question de la constitutionnalité de l’article 545 du Code civil, tel qu’interprété par la Cour, n’est pas encore tranchée...

      Bien à vous

    • par Camille , Le 19 mai 2017 à 17:39

      Je vous rejoins lorsque vous dites que le débat reste ouvert. L’opportunité de cette solution ne fait pas l’unanimité et la question est complexe. D’autres espèces seront nécessairement portées devant la Cour de cassation et les plaideurs soulèveront de nouveaux arguments, auxquels la Cour de cassation sera peut être sensible … un jour ( cf Civ. 3e 10 nov. 2016 n°15-21.949 relatif à l’abus de droit). A moins que le législateur ne tranche la question entre temps.

      En attendant, dans les arrêts du 10 nov. 2016, la Cour de cassation réaffirme sa position : le propriétaire du terrain empiété est en droit d’obtenir que la construction soit rétablie dans ses limites, nonobstant les conséquences pour l’ouvrage qui doit être "raboté". (V. : empiétements : la Cour de cassation maintient le cap – William Dross – RTD civ. 2017. 191 ; H. Pérniet-Marquet Démolition pour empiètement : la Cour de cassation persiste et signe, JCP G doctr. 454 ; La sanction de l’empiétement de constructions sur le terrain d’autrui – Jean-Louis Bergel – RDI 2017. 124 ; Ch. Sizaire, Constr-Urb. 2017. Comm 38 ; Lionel Bosc Empiètement : la Cour de cassation « casse »-t-elle encore « la baraque » ? JCP N 2017. 1001 …).

      Sincèrement

    • par Kuppens , Le 16 août 2017 à 11:02

      Bonjour,
      Je souhaiterai un conseil sur un sinistre qui est intervenu sur mon mur d’habitation. En effet, lors de la construction de sa maison, mon voisin a versée directement sa terre sur mon mur d’habitation sur une hauteur d’environ 1m50 (maison en surplomb par rapport à mon habitation). Il me semble que c’est interdit selon les articles 544 et 545 du CV.
      Seulement, des infiltrations ont été constatées (par une entreprise spécialisée) dans mon mur intérieur. J’ai donc été dédommagé par l’assurance pour mon mur. Néanmoins, le problème ne sera réglé définitivement que lorsque mon voisin décaissera sa terre et réalisera des travaux d’étanchéité sur mon mur, ou le cas échéant, procédera à la réalisation d’un mur de soutènement.
      Nous souhaitons le mettre en demeure de réaliser ces travaux. j’aimerai avoir vos conseils quant à ce courrier de mise en demeure.
      Je vous en remercie par avance.
      Cordialement,

  • Dernière réponse : 18 novembre 2016 à 10:57
    par Francis Mallol , Le 17 novembre 2016 à 21:05

    Très intéressant.
    Bien argumenté.
    A suivre...
    Francis Mallol

    • par Vermot-Gauchy , Le 18 novembre 2016 à 10:57

      Votre commentaire me touche.

      Bien cordialement

      Éric Vermot-Gauchy

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