Contrat d’entreprise : le pouvoir de résiliation unilatérale du maître de l’ouvrage (article 1794 du Code civil).

Par Margaux Machart.

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Explorer : # résiliation unilatérale # contrat d'entreprise # dédommagement # pouvoir discrétionnaire

Outre les causes générales de résiliation du contrat d’entreprise (inexécution, force majeure..) et la mort de l’entrepreneur (art 1795), l’article 1794 autorise le maître de l’ouvrage à résilier, par sa seule volonté, le marché à forfait (I), quoique l’ouvrage soit déjà commencé, en dédommageant l’entrepreneur de toutes ses dépenses, de tous ses travaux, et de tout ce qu’il aurait pu gagner dans cette entreprise (II). Analysons cet article, plutôt délaissé par les commentateurs, à tort.

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I. La reconnaissance du pouvoir de résiliation unilatérale du maître de l’ouvrage

La faculté de résiliation unilatérale du maître est un droit discrétionnaire et exclusif comparable à celui du mandant (A), mais son domaine semble limité aux marchés au forfait (B).

A. Une prérogative discrétionnaire et exclusive de rompre le contrat

Pouvoir discrétionnaire de résiliation. L’art 1794 accorde au maître le pouvoir de rompre unilatéralement le marché, sans raison, ni préavis donnés (« par sa seule volonté » c’est-à-dire ad nutum, comme dans le mandat à l’art 2003). Cette prérogative ultime est très puissante «  quand même l’ouvrage serait fort avancé, l’ouvrier doit s’arrêter devant cet obstacle qui met fin à la convention » (Troplong). Aucune faute de l’entrepreneur n’est exigée (Civ 3e 6 février 1973) mais le maître peut toujours s’en prévaloir (Civ 3e 9 mars 1988). Ce pouvoir cesse dès que l’ouvrage est achevé (Civ 3e 18 février 1976). La faculté de résiliation unilatérale est exclusive, elle n’appartient qu’au maître de l’ouvrage, l’entrepreneur n’en bénéficie pas. Les parties sont traitées inégalement par la loi.

Dérogations au droit commun. La faculté du maître de se dégager de la convention déroge au principe d’immutabilité du contrat, de la force obligatoire des conventions et au mutuus dissensus (« Les conventions ne tiendraient plus lieu de loi à ceux qui les ont faites, si chacune d’elles pouvait à son gré s’en départir » Demolombe).

Deux justifications : protection du maître de l’ouvrage et nature du contrat d’entreprise. Alors que l’art 1793 protège le maître de l’ouvrage du paiement de travaux supplémentaires au forfait convenu, l’art 1794 va encore plus loin en accordant un pouvoir très fort au maître de l’ouvrage. L’anomalie au regard de la force obligatoire trouve sa raison dans la nature du contrat d’entreprise et le principe même de la maîtrise d’ouvrage. Ce contrat est un « contrat de commandement » et l’art 1794 assoit « le rôle de chef » du maître (Demogue). Une des parties s’engage à faire quelque chose pour l’autre (art 1170), le contrat est dans l’intérêt d’autrui, il se distingue radicalement du contrat d’échange qui fait converger deux intérêts antagonistes (P. Didier). C’est précisément l’intérêt d’autrui qui est la cause d’instabilité de ce contrat. Puisque le contrat est focalisé sur l’intérêt du maître, il est logique que ce dernier puisse y mettre fin ou le modifier selon l’évolution de ses besoins et de sa volonté. « Il a pu me subvenir depuis la conclusion de notre marché, de bonne raisons pour ne pas bâtir, dont je ne suis pas obligé de rendre compte, il a pu me subvenir des pertes dans mes biens, qui me mettent hors d’état de faire la dépenses que je m’étais proposé » écrivait Fenet dans les travaux préparatoire du Code civil. Dans le même sens Huc énonce que « si l’art 1794 n’existait pas, un puisatier qui se serait chargé de creuse un puits, aurait le droit acquis de creuser ce puits malgré la volonté du propriétaire qui aurait trouvé de l’eau ailleurs. Cela n’est pas soutenable ».

B. Le domaine de la résiliation unilatérale limité aux marchés au forfait :

Le pouvoir du maître d’ouvrage de résilier unilatéralement le contrat concerne tout type de marchés (pas uniquement la construction), allant du réaménagement de chambres d’hôtel (Civ 3e 14 mars 2012) à l’organisation d’une croisière (CA Paris 23 mai 1961). Le seul cas où l’art 1794 n’est pas admis vise les droits d’auteurs (Civ 1ére 16 mars 1983, Dubuffet c/ Régie Renault). Une controverse a émergé au sujet de la limitation de cet article ou non au cas des marchés au forfait.
L’interprétation exégétique de l’article tend à admettre cette limitation (« Le maître de l’ouvrage peut résilier, par sa seule volonté, le marché à forfait »). De plus, puisque l’art 1794 est une exception au droit commun des contrats, il doit être interprété strictement. C’est cette conception qui l’emporte en droit positif (Civ 1ére 13 janv 1958). Seuls les marchés au forfait sont résiliables unilatéralement par le maître. Un autre argument peut être avancé, l’art 1794 serait dans la continuité de l’art 1793 qui ne vise que les marchés au forfait. Cependant cette continuité doit être nuancée, l’art 1794 n’est pas limité à la construction immobilière à rebours de l’art 1793. Le domaine de la résiliation unilatérale est plus large que celui de l’art 1793 : la faculté est admise autant en matière mobilière qu’ immobilière (affaire de la machine à vapeur Civ 5 janvier 1897), que le prestataire fournisse ou non la matière. L’application a même été acceptée dans le cas du client d’une agence de voyage résiliant sa réservation de croisière (CA Paris 1961).

Une autre interprétation voudrait étendre l’art 1794 à l’ensemble des contrats d’entreprise. La ratio legis milite en ce sens : si le maître n’a plus besoin de l’ouvrage il résilie, peu importe le mode de paiement, « le motif d’équité est le même » que le marché soit au forfait ou non (F. Laurent). A ce titre, la faculté de résilier est encore plus justifiée lorsque le prix n’est pas fixé par avance car pendant l’exécution les coûts peuvent augmenter si bien que le maître trouve un intérêt à arrêter les frais. Selon Aubry et Rau « l’article ne parle expressément que des marchés à forfait, mais ce qu’il en dit s’applique a fortiori aux marchés à la pièce ou à la mesure ». L’art 1794 aurait pour seule vocation d’édicter une règle spécifique d’indemnisation lorsque le prix est au forfait. L’expression « marché à forfait » ne serait qu’énonciative et non limitative (Huc). Pour Demogue la faculté de l’art 1794 doit être étendue à tout les « contrats d’aide » (il cite le contrat de transport et le contrat d’édition). J. Huet s’inscrit dans ce giron, estimant qu’il est souhaitable de reconnaître une portée générale à la faculté de résiliation unilatérale « ce qui en ferait une règle caractéristique du louage d’ouvrage, participant de sa spécificité » (même idée dans la thèse de G. Durand Pasquier, 2005). A rebours du droit positif, nous sommes du même avis. Il est logique prendre en considération la nature du contrat d’entreprise, tourné vers l’intérêt d’autrui, en accordant la résiliation unilatérale indépendamment du mode de rémunération.
Au droit de résiliation unilatérale du maître correspond un droit au dédommagement du prestataire. La règle de l’art 1794 n’aurait que pour utilité d’encadrer le dédommagement de l’entrepreneur, spécifique en raison du forfait.

II. Le droit au dédommagement de l’entrepreneur comme contrepartie du pouvoir du maître

A la différence du mandat (art 2004), la résolution unilatérale du contrat de louage de services débouche sur un dédommagement de l’entrepreneur (A) dont l’étendue est délimitée par la loi (B).

A. Les éléments justifiant le dédommagement de l’entrepreneur

Cornu énonce que la règle de l’art 1794 « veut la liberté pour le maître, sans le dommage pour l’entrepreneur » (RTD Civ 1962). L’idée est que le changement de volonté du maître de l’ouvrage ne doit pas être préjudiciable à l’entrepreneur, cela justifie que la résiliation soit subordonnée à l’indemnisation des dépenses, travaux et de tout ce que l’entrepreneur aurait pu gagner dans l’entreprise. Personne n’y perd et tout le monde y gagne « l’entrepreneur aura donc à la fois ce bénéfice (dédommagement), et en plus la disposition de son temps qu’il pourra utiliser à faire d’autres travaux, et en fin il évitera le travail qu’il aurait dû fournir pour l’achèvement de l’ouvrage, la résiliation lui est donc avantageuse » (A. Bénard, Du contrat de marché, Thèse, 1897). En outre, dédommager l’entrepreneur diminue l’atteinte à ses prévisions, entrainée par la résiliation. On précise que l’art 1794 n’est pas d’ordre public, les parties peuvent renoncer au dédommagement ou l’organiser conventionnellement (faculté de dédit).

Si l’art 1794 déroge au principe du mutuus dissensus (anc. art 1134 al 2, nouv. art 1193), il se conforme aux textes régissant l’inexécution des obligations. En effet selon certains auteurs (Merlin, Colmet, Santerre et Delvincourt) le dédommagement n’est pas uniquement fondé sur l’équité. Il dérive de la règle qui obligeant la partie à verser des dommage-intérêts si elle refuse de tenir ses engagements (cette réparation comprend « la perte qu’il a faite et le gain dont il a été privé » art 1231-2). L’indemnité est regardée comme la conséquence de l’inexécution. L’art 1382 peut également être invoqué pour justifier le dédommagement (nouvel art 1240), considérant que la rupture cause un préjudice à l’entrepreneur, celui-ci doit être réparé. Enfin, certains ont postulé que l’allocation versée constitue une exécution par équivalent des engagements contractuels : J. Borricand estime que le pouvoir exorbitant du maître d’ouvrage est « illusoire » (Observations sur le marché à forfait, 1965), puisque le dédommagement revient à une exécution par équivalent. Mais cette dernière analyse doit être écartée car la loi a pris soin de distinguer entre trois chefs de dédommagements, distincts du prix forfaitaire fixé à la conclusion du contrat de louage d’ouvrage. Selon nous, il s’agit plutôt d’une indemnité de rupture unilatérale comparable à celle que l’on trouve en droit public en contrepartie du pouvoir exorbitant de l’administration de résilier les marchés publics pour motif d’intérêt général.

B. L’encadrement légal de l’étendue du dédommagement

En vertu de l’art 1794, le maître d’ouvrage doit dédommager l’entrepreneur au titre des dépenses réalisées, des travaux effectués (damnum emergens) et de tout ce qu’il aurait pu gagner dans l’exécution du marché (lucrum cessans). La formulation de l’article 1794 est surprenante. Si le dédommagement est aussi étendu, pourquoi ne pas exiger directement le versement du prix forfaitaire fixé dans le contrat ? De plus l’expression « tout ce qu’il aurait pu gagner » semble faire référence à des bénéfices, or le prix est fixé de façon intangible avant l’exécution. On peut penser que l’article vise en réalité les intérêts négatifs, mais la doctrine est unanimement contre, selon R-T Troplong « il ne faudra pas prendre pour élément le bénéfice que l’ouvrier aurait pu faire dans d’autres entreprises qu’il a refusées, mais celui qu’il aurait fait dans l’entreprise avortée » (De l’échange et du louage).

Il faut comprendre que l’indemnité versée n’est pas égale au forfait fixé dans le contrat. A l’instant où le maître résilie, puisque seule une partie de l’ouvrage est accomplie, le maître ne dédommage que celle-ci. Il s’agit de l’achat des matériaux, des frais d’installation, de l’embauche des employés, du coût des travaux déjà réalisés etc. L’ouvrage étant arrêté avant son achèvement complet, le montant sera potentiellement inférieur au prix forfaitaire du contrat (il peut aussi être supérieur en cas de sous-évaluation du prix). La deuxième partie du dédommagement concerne « ce que l’entrepreneur aurait pu gagner dans l’exécution du marché ». Il ne s’agit pas d’une perte de chance de percevoir le prix forfaitaire. Il faut évaluer le bénéfice que le marché aurait réellement procuré s’il avait été exécuté jusqu’à son terme (le rapport entre les dépenses, les peines, les facilités de l’entrepreneur versus le prix forfaitaire). Ainsi, un arrêt Civ 3éme 14 mars 2012 n° 11-13.266 a cassé et annulé une solution de la cour d’appel qui évaluait le lucrum cessans en se fondant sur une perte de chance de percevoir la somme prévue par le marché, sans rechercher le gain qu’aurait procuré le marché s’il avait été exécuté jusqu’à son terme.

Les chefs de dédommagement posés par l’art 1794 sont conformes à la nature du marché au forfait. Si la fixation du prix par avance donne l’impression d’éviter tout aléa, il n’en est rien. C’est justement parce que le contrat au forfait est aléatoire que les règles de dédommagement sont spécifiques (« l’entrepreneur prend contractuellement le risque d’assumer sans modification de prix tous les obstacles imprévus qu’il est susceptible de rencontrer dans l’exécution du travail (...) cette nature aléatoire du contrat à forfait entraine notamment l’impossibilité de lui appliquer le pouvoir judiciaire de révision des prix excessifs reconnu en principe en matière de contrat d’entreprise » A. Bénabent). Puisque le prix est fixé à l’avance, le forfait suppose que l’entrepreneur et le maître d’ouvrage risquent de payer ou de recevoir un prix supérieur ou inférieur au coût réel de l’ouvrage. Il est rare que forfait corresponde exactement au prix de l’entreprise, le plus souvent il est sous-évalué ou sur-évalué. Peut être que l’ouvrage sera plus facile à réaliser que prévu, c’est justement par cette variable que l’entrepreneur peut réaliser des gains. En cela le marché au forfait peut indirectement produire des bénéfices pour l’entrepreneur s’il dépense moins que prévu. Or si le marché est résilié de façon anticipée, l’entrepreneur subi un manque à gagner qui doit être réparé (B. Boubli – RDI 2012 la privation du «  gain qu’aurait procuré le marché s’il avait été exécuté jusqu’à son terme », présenté comme s’entendant du bénéfice net). Au cas où le prix était sur-évalué, il aurait procuré un gain à l’entrepreneur s’il avait été exécuté jusqu’à son terme. L’indemnité doit prendre en compte ces éléments pour calculer le lucrum cessans. C’est la signification la plus logique de l’art 1794 lorsqu’il énonce « tout ce qu’il aurait pu gagner ».

Margaux Machart
Avocat au Barreau de Lille
https://www.machart-avocat.fr/

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