La volonté d'abolir la prostitution en France et au Canada. Par Caroline T. Vallet, Docteur en droit.

La volonté d’abolir la prostitution en France et au Canada.

Par Caroline T. Vallet, Docteur en droit.

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Explorer : # abolition de la prostitution # violence et exploitation # législation et politique publique # droits des travailleuses du sexe

Actuellement en discussion dans plusieurs pays, la prostitution fait couler beaucoup d’encre. La grande question est celle de savoir s’il faut ou non l’abolir en pénalisant les clients des travailleuses du sexe ? Chacun apporte ses arguments qu’ils soient favorables ou non. Ce qui est sûr, c’est que le thème de la prostitution est, et reste au centre des discussions gouvernementales, aussi bien en France qu’au Canada.

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D’ailleurs, la position française sert d’exemple aux préoccupations canadiennes, ainsi que la Résolution du Parlement européen du 26 février 2014 sur l’exploitation sexuelle et la prostitution et leurs conséquences sur l’égalité entre les hommes et les femmes.

Ainsi, l’abolition de la prostitution serait justifiée par le fait qu’elle porterait atteinte à la sécurité des personnes et à la dignité de la personne humaine. En effet, « 80 à 95 % des personnes prostituées ont souffert d’une forme de violence avant d’entrer dans la prostitution (viol, inceste, pédophilie), 62 % d’entre elles déclarent avoir été violées et 68 % souffrent de troubles de stress post-traumatique – un pourcentage similaire à celui des victimes de la torture » [1].

- En droit Français

Suite à un rapport d’information de l’Assemblée Nationale en date du 13 avril 2011 (A), le Parlement a présenté deux propositions de loi (B).

A. Point de départ : un rapport d’information du 13 avril 2011

Un rapport d’information en conclusion des travaux d’une mission d’information sur la prostitution en France en date du 13 avril 2011 a été déposé à l’Assemblée Nationale. Ce document dresse un bilan de la situation relative à la prostitution en France. Il établit « un état des lieux objectif et aussi partagé que possible, d’une part, de la réalité de la prostitution aujourd’hui en France, et, d’autre part, de l’ensemble des politiques publiques menées en la matière », puis il constate que « la prostitution est exercée à plus de 80 % par des personnes étrangères dans nos villes, alors qu’au début des années 1990, elles n’étaient que 20 % », et que « l’apparition d’Internet facilite incontestablement la rencontre entre la personne prostituée et son client, sans que cette réalité puisse être numériquement quantifiée », pour enfin, remarquer que « La traite des êtres humains est la première pourvoyeuse de personnes prostituées, associée à la vulnérabilité et à la précarité financière. » (page 16)

La mission d’information parlementaire de l’Assemblée Nationale considère la prostitution « comme une violence, en majorité subie par des femmes et aux conséquences souvent considérables ». C’est ainsi qu’elle préconise l’abolition de la prostitution, et elle estime « qu’il fallait s’intéresser au client, longtemps passé sous silence mais acteur central de la prostitution, afin de lui faire prendre conscience des implications de ces actes ». (page 17)

Un parallèle est effectué par ce rapport avec la politique pénale choisie par la Suède, « premier pays au monde à avoir incriminé l’achat de services sexuels » (page 222). La législation suédoise a une portée pédagogique et dissuasive sur les clients. Elle a permis de faire « régresser tant la prostitution que la traite des êtres humains » (page 224). Enfin, « alors que l’opinion publique suédoise était initialement réticente à la pénalisation des clients, elle lui est désormais acquise, de même que l’ensemble des formations politiques » . (page 229)

Dans ce rapport, la mission a développé une liste de trente propositions divisées en quatre parties :

  • Coupler la pénalisation des clients à une politique ambitieuse en matière d’éducation et de prévention ;
  • Mettre en œuvre un accompagnement intégral des personnes prostituées ;
  • Systématiser la lutte contre la traite et le proxénétisme ;
  • Donner un cap clair et cohérent aux politiques publiques, du plan national à l’échelle locale.

Par conséquent, la mission d’information préconise, par exemple :

« Proposition n°1 : Créer un délit sanctionnant le recours à la prostitution » ;

« Proposition n°20 : Informer les hébergeurs de sites Internet de leur responsabilité pénale au regard des annonces à caractère prostitutionnel qu’ils publient et développer un partenariat avec ces derniers afin de limiter cette pratique » ;

« Proposition n°23 : Renforcer la protection des victimes de la traite en :
– envisageant l’instauration d’un programme de protection des victimes et des témoins (ministères de la Justice et de l’Intérieur) ;
– facilitant l’arrivée en France des membres de leur famille restés dans leur pays d’origine (loi) ;
– rendant de droit le huis clos au procès, sur la demande des victimes de traite et de proxénétisme aggravés (loi) »

Suite à ce rapport, une Résolution réaffirmant la position abolitionniste de la France en matière de prostitution, le 06 décembre 2011, puis, une Proposition de loi visant à responsabiliser les clients de la prostitution et à renforcer la protection des victimes de la traite des êtres humains et du proxénétisme était déposée le 07 décembre 2011, et enfin, une Proposition de loi renforçant la lutte contre le système prostitutionnel déposée le 10 octobre 2013, ont été présentées, dans le but d’agir et de lutter contre la prostitution.

B. Conséquence : deux propositions de lois

La prostitution devient un sujet de plus en plus préoccupant pour les pouvoirs publics. Dans un premier temps, une proposition de loi visant à l’abrogation du délit de racolage public est déposée (1), puis dans un deuxième temps, une proposition de loi renforçant la lutte contre le système prostitutionnel (2).

1. La Proposition de loi visant à l’abrogation du délit de racolage public

Le 02 octobre 2012, une proposition de loi visant à l’abrogation du délit de racolage public était déposée devant le Sénat, puis en première lecture à l’Assemblée Nationale le 29 mars 2013.

Cette proposition, toujours pas adoptée, « abroge le délit de racolage public prévu par l’article 225-10-1 du code pénal qui a eu pour effet de sanctionner les victimes exploitées par la prostitution au lieu de les protéger et qui a abouti à la stigmatisation et à l’isolement des personnes prostituées, les maintenant dans une situation d’extrême vulnérabilité et de précarité. »

Par conséquent, le racolage public devrait être abrogé pour trois raisons : la première est l’inefficacité de la loi dans la lutte contre les réseaux de proxénétisme, la deuxième est la stigmatisation et la précarisation des personnes prostituées, notamment dans l’accès aux soins et la vulnérabilité face aux violences, et enfin, la troisième raison est l’existence de dispositifs légaux de droit commun pour lutter contre la traite des êtres humains et les réseaux de proxénétisme.

Cette abrogation est demandée par le STRASS, le Syndicat du Travail Sexuel, puisqu’il considère que l’article 225-10-1 du Code pénal ne « lutte en rien contre le proxénétisme de contrainte, précarise les prostitué(e)s et permet la chasse des prostitué(e)s victimes de réseau plutôt que leur protection et il augmente les risques d’infection au VIH-sida et autres IST (Infections Sexuellement Transmissibles). »

Le STRASS souhaite également
- « que les lois concernant le proxénétisme soient modifiées pour ne punir uniquement que le proxénétisme de contrainte ;
- qu’une meilleure défense des personnes victimes de proxénétisme soit mise en place, leur garantissant une protection sans délation, sans subordonner leur protection à la reconnaissance de la culpabilité de leur souteneur ;
- que les prostituées, pour des raisons évidentes de sécurité et de prévention, puissent exercer sans craindre la répression des forces de l’ordre. »

2. La Proposition de loi renforçant la lutte contre le système prostitutionnel

La Proposition de loi renforçant la lutte contre le système prostitutionnel déposée le 10 octobre 2013 par l’Assemblée Nationale qui l’a adoptée, est en première lecture devant le Sénat le 04 décembre 2013.

Cette proposition « vise à renforcer les moyens d’enquête et de poursuite contre la traite des êtres humains et le proxénétisme ; à améliorer la prise en charge globale des personnes prostituées et la protection dont peuvent bénéficier les victimes de la traite des êtres humains et du proxénétisme, et donc à abolir le délit de racolage
– lequel a pour effet de conduire à qualifier les personnes prostituées de délinquantes ; à mettre en place une prévention plus importante des pratiques prostitutionnelles et du recours à la prostitution ; à responsabiliser les clients qui par leur action permettent la pérennité du système prostitutionnel. »

Ainsi, ce texte suit les recommandations du Rapport d’information en conclusion des travaux d’une mission d’information sur la prostitution en France en pénalisant les clients de travailleuses du sexe par la création d’un nouvel article dans le Code pénal :

« Art. 225-12-1. - Le fait de solliciter, d’accepter ou d’obtenir des relations de nature sexuelle d’une personne qui se livre à la prostitution, y compris de façon occasionnelle, en échange d’une rémunération, d’une promesse de rémunération, de la fourniture d’un avantage en nature ou de la promesse d’un tel avantage, est puni de l’amende prévue pour les contraventions de la cinquième classe.
« Les personnes physiques coupables de la contravention prévue au présent article encourent également une ou plusieurs des peines complémentaires mentionnées à l’article 131-16 et au second alinéa de l’article 131-17.
« La récidive de la contravention prévue au présent article est punie de 3 750 € d’amende, dans les conditions prévues au second alinéa de l’article 132-11.
« Est puni de trois ans d’emprisonnement et de 45 000 € d’amende le fait de solliciter, d’accepter ou d’obtenir, en échange d’une rémunération, d’une promesse de rémunération, de la fourniture d’un avantage en nature ou de la promesse d’un tel avantage, des relations de nature sexuelle de la part d’une personne qui se livre à la prostitution, y compris de façon occasionnelle, lorsque cette personne est mineure ou présente une particulière vulnérabilité, apparente ou connue de son auteur, due à une maladie, à une infirmité, à un handicap ou à un état de grossesse. »

Le Sénat a supprimé cet article par un amendement, puisqu’il considère que « pénaliser le client n’aurait d’effets que sur la prostitution visible. Les contraventions des clients de personnes prostituées ne changeront pas le drame de la traite des êtres humains. Elles ne permettront pas de remonter les filières ».

Il décide également de supprimer l’article sur le « stage de sensibilisation aux conditions d’exercice de la prostitution ».

Finalement, malgré la volonté d’agir sur la traite des êtres humains et la prostitution, le Gouvernement Français ne semble pas encore prêt à prendre certaines positions concernant « le plus vieux métier du monde », fameuse phrase pour justifier son maintien. Or, depuis quand vendre des services sexuels est un métier ?

- En droit Canadien

Le thème de la prostitution est également au centre des débats au Canada, suite à une décision de la Cour Suprême (A), pour finalement donner lieu à un projet de loi toujours en discussion devant le Parlement du Canada (B).

A. Point de départ : une décision de la Cour suprême

La Cour Suprême du Canada rendait une décision importante relative à la prostitution. Il s’agit de l’affaire CANADA (PROCUREUR GÉNÉRAL) c. BEDFORD . Celle-ci concernait trois femmes travaillant dans l’industrie du sexe qui plaidaient devant la Cour suprême du Canada que les dispositions du Code criminel interdisant la tenue d’une maison de débauche (article 210 du Code criminel), le proxénétisme (article 212 (1) j) du Code criminel) et la sollicitation (article 213 (1) c) du Code criminel) étaient inconstitutionnelles, parce qu’elles portaient gravement atteinte au droit à la sécurité de la personne garanti par l’article 7 de la Charte canadienne des droits et libertés.

C’est ainsi que la Cour Suprême reconnaissait que « Le législateur ne se contente pas d’encadrer la pratique de la prostitution. Il franchit un pas supplémentaire déterminant qui l’amène à imposer des conditions dangereuses à la pratique de la prostitution : les interdictions empêchent des personnes qui se livrent à une activité risquée, mais légale, de prendre des mesures pour assurer leur propre protection contre les risques ainsi courus [par. 60] […]
Le fait que le comportement des proxénètes et des clients soit la source immédiate des préjudices subis par les prostituées n’y change rien. Les dispositions contestées privent des personnes qui se livrent à une activité risquée, mais légale, des moyens nécessaires à leur protection contre le risque couru. La violence d’un client ne diminue en rien la responsabilité de l’État qui rend une prostituée plus vulnérable à cette violence [par. 89]. »

Toutefois, les juges ont décidé de suspendre « l’effet de l’invalidation pendant 12 mois », jusqu’à ce que le Gouvernement fédéral légifère pour encadrer la prostitution.

B. Conséquence : le projet de loi C-36

Suite à la décision de la Cour Suprême, le Parlement du Canada légiférait par le biais du Projet de loi C-36 intitulé Loi modifiant le Code criminel pour donner suite à la décision de la Cour suprême du Canada dans l’affaire Procureur général du Canada c. Bedford et apportant des modifications à d’autres lois en conséquence qui a été adopté par la Chambre des communes le 06 octobre 2014.

Il prévoit une modification du Code criminel afin
« a) de créer une infraction visant à interdire, en tout lieu, l’achat de services sexuels et la communication à cette fin ;
b) de créer une infraction visant à interdire l’obtention d’un avantage matériel provenant de la perpétration de l’infraction visée à l’alinéa a) »
c) de créer une infraction visant à interdire la publicité de services sexuels offerts moyennant rétribution et d’autoriser le tribunal à ordonner la saisie du matériel comportant une telle publicité et sa suppression de l’Internet ;
d) de moderniser l’infraction visant à interdire le proxénétisme ;
e) de créer une infraction visant à interdire la communication, en vue de vendre des services sexuels, dans un endroit public ou situé à la vue du public qui est une garderie, un terrain d’école ou un terrain de jeu ou qui est situé à côté d’une garderie ou de l’un ou l’autre de ces terrains ;
f) d’harmoniser les infractions visant la prostitution avec celles visant la traite des personnes. »

Ce texte vise clairement toutes les personnes qui profitent des fruits de la prostitution, tels que les proxénètes et les clients des travailleuses du sexe.

Comme en France, ce projet de loi ne fait pas l’unanimité, puisqu’une des travailleuses du sexe étant à l’origine de la décision de la Cour suprême du Canada (CANADA PROCUREUR GÉNÉRAL c. BEDFORD 2013 3 R.C.S 1101), considère que les travailleuses du sexe ne seront pas mieux protégées puisqu’elles les pousseraient à se cacher.

Le Conseil du statut de la femme, dans un Mémoire sur le projet de loi C-36 du 7 juillet 2014, est favorable à ce projet de loi, mais émet certaines réserves, notamment il considère que la disposition « de créer une infraction visant à interdire la communication, en vue de vendre des services sexuels, dans un endroit public ou situé à la vue du public s’il est raisonnable de s’attendre à ce que s’y trouvent – ou se trouvent à côté de cet endroit - des personnes âgées de moins de dix-huit ans » devrait être retirée du projet de loi.

L’Association canadienne des centres contre les agressions à caractère sexuel, dans son Mémoire intitulé « L’abolition : une étape à la fois » du 27 juin 2014, applaudit l’initiative du projet de loi C-36 de traiter la prostitution comme une violence faite aux femmes.

Pour le moment, ce projet de loi C-36 amène de nombreuses interrogations au sein de la société canadienne.

- Conclusion

Il est indéniable que la prostitution est un thème qui reste récurrent depuis des années pour de nombreux pays, comme la France et le Canada. La question reste toujours la même, à savoir faut-il ou pas abolir la prostitution ? Et si oui, comment cela est-il possible ?

Pour le moment, il semblerait que la solution soit celle de pénaliser les clients des travailleuses du sexe.

Toutefois, malgré des projets ou des propositions de loi actuellement devant les Parlements Français et Canadiens, il n’en reste pas moins que la solution ne fait pas l’unanimité, et les débats restent encore très houleux. En effet, il ne faut pas oublier que le Sénat en France ne semble pas vouloir choisir cette voie.

À suivre !

Caroline T. Vallet
Docteur en droit

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