Le tatouage au travail : jusqu’où le salarié peut-il faire ce qu’il veut de sa peau ?

Par Arthur Tourtet, Avocat.

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Explorer : # tatouage au travail # discrimination # liberté individuelle # code du travail

Il faut être fermé d’esprit pour penser que le tatouage est signe de délinquance ou de rébellion. Le tatouage s’est démocratisé depuis quelques décennies.
Un retour aux sources, car le tatouage est un art qui a toujours existé, peu importe les époques ou les milieux sociaux.
Il n’y a donc pas de raison pour que les salariés soient privés de cette belle modification corporelle.

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1. Principe : le salarié a le droit de se faire tatouer ce qu’il veut.

Je suis tombé par hasard sur un arrêt de la Cour d’appel d’Aix-en-Provence particulièrement complet sur la question du tatouage, quand on est salarié [1].

Les faits sont les suivants : un chauffeur ambulancier arrive un jour au travail avec des tatouages. Il s’était fait graver des lettres sur les doigts, ainsi qu’un beau dragon sur le cou.

L’employeur licencie le salarié tatoué, pour faute simple, puis se fait condamner pour licenciement discriminatoire.

La Cour n’a fait qu’utiliser des règles et des raisonnements, qui peuvent s’appliquer à n’importe quelle autre situation dans laquelle un salarié se ferait tatouer.

L’article L1132-1 du Code du travail prohibe les discriminations en raison de l’apparence physique.

Si cette prohibition n’interdit pas toute différence de traitement, c’est à la condition de démontrer une exigence professionnelle essentielle, déterminante et proportionnée et un objectif légitime.

L’apparence physique peut être définie comme l’ensemble des caractéristiques physiques et des attributs visibles propres à une personne.

Or, le tatouage fait partie intégrante de l’apparence physique, puisqu’il s’agit de se faire injecter de l’encre dans la peau, afin de former un dessin ou un message.

Le tatouage d’un salarié est donc fortement protégé en droit du travail.

Plus qu’on ne le croit.

Il faut aussi préciser que porter atteinte à la liberté d’un salarié de se tatouer, c’est porter atteinte à son droit à la vie privée ainsi qu’à son droit de disposer de son corps.

Or, l’article L1121-1 du Code du travail prohibe toute restriction aux droits des personnes et aux libertés individuelles et collectives, si lesdites restrictions ne sont pas justifiées par la nature de la tâche à accomplir, ni proportionnées au but recherché.

Avec de telles normes, interdire à des salariés de se tatouer relève presque de la mission impossible.

Il ne serait pas non plus possible d’imposer à un salarié, des zones de tatouages ou des motifs précis, sauf à s’immiscer sans légitimité dans la vie privée des employés.

Pire, il serait particulièrement attentatoire à la liberté individuelle du salarié, de l’inciter à se faire effacer ses tatouages.

Dans l’arrêt de la Cour d’appel que je cite, c’est pourtant ce que l’employeur a tenté de faire, sans se soucier du fait qu’enlever des tatouages est un acte à la fois très douloureux et onéreux.

Autre point à retenir : les interdictions habituellement invoquées en matière de tenue vestimentaire, ne fonctionnent pas si l’employeur souhaite bannir les tatouages de son entreprise.

En effet, l’obligation d’avoir une tenue correcte et une apparence soignée ne peut servir de prétexte pour dissuader des salariés de se faire tatouer.

Sans compter que certains tatouages sont très esthétiques et élégants.

En termes d’hygiène et de sécurité, le tatouage ne fait courir aucun risque dans le cadre du travail.

L’image de l’entreprise ne saurait non plus servir de fondement à une interdiction du tatouage en général.

En soi, le tatouage est entré dans les mœurs et aucune entreprise ne peut affirmer de manière crédible, qu’un salarié tatoué pourrait choquer la clientèle.

C’est simple, il est devenu quasiment impossible de ne pas croiser des personnes tatouées dans notre quotidien. Difficile d’être choqué par ce qui est habituel.

Parmi certaines personnalités tatouées, on peut même citer Monsieur Justin Trudeau, Premier ministre du Canada, et qui n’est pas connu pour être un voyou ou un punk.

Mais encore, la volonté de l’employeur de tenir compte de souhaits de clients, ne peut justifier des restrictions concernant l’apparence physique [2].

Si des clients n’aiment pas les tatouages, leurs préjugés ne suffiront pas à justifier une mesure de licenciement à l’égard d’un salarié tatoué.

Si en plus, un employeur s’en prend à un salarié tatoué alors que d’autres collègues tatoués n’ont jamais été inquiétés, autant dire que la défense devant le Conseil de prud’hommes va être sportive...

Il serait temps de se rendre compte que le cliché du voyou tatoué a surtout été imposé par quelques personnes n’ayant aucune légitimité pour faire de leurs goûts une norme.

Le tatouage est aussi vieux que l’humanité elle-même.

Encourager les discriminations concernant cette pratique, qui est un art, c’est comme renier une partie d’un patrimoine commun à tous.

2. Exception : seuls quelques tatouages extrêmes peuvent valoir un licenciement (et encore).

Aucune liberté n’est totale.

Qu’un salarié puisse se faire tatouer sans risquer le licenciement, cela relève de l’évidence.

Mais pas question non plus de se faire tatouer n’importe quoi.

Dans l’arrêt de la Cour d’appel du 29 janvier 2021 qui a inspiré cet article, les magistrats ont quand même tenté de comprendre le point de vue de l’employeur, en essayant de vérifier si les motifs tatoués sur le salarié étaient objectivement choquants.

En l’occurrence, le salarié s’était fait tatouer des lettres discrètes sur les doigts, sans message provoquant, ainsi qu’un dragon sur le cou, dragon qualifié de "pacifique".

Pour la Cour, impossible de justifier le licenciement, les tatouages étant dépourvus de caractère violent, offensant, raciste ou antisémite.

La Cour a également vérifié si les tatouages étaient contraires à la morale ou à l’ordre public. En l’espèce, ce n’était pas le cas.

On touche du doigt, ce qui peut être une limite au droit du salarié d’être tatoué : le respect d’autrui.

C’est une obligation non écrite, mais applicable à la relation de travail : un salarié n’a pas à manquer de respect envers ses collègues, ses supérieurs et les clients.

Et il existe des tatouages dont la signification visent à produire le même effet qu’un bras d’honneur.

Le tatouage ne doit pas non plus être constitutif d’une infraction pénale.

Par exemple, nul doute que porter une croix gammée ou tout autre tatouage de ce style, pourra justifier un licenciement pour faute, à partir du moment où la prescription de deux mois en matière disciplinaire est respectée.

Un licenciement pour trouble objectif causé à l’entreprise pourra également être envisageable.

Bien entendu, à la condition que le tatouage extrême (de chez extrême) soit visible et que le salarié soit potentiellement susceptible d’être en contact avec des clients ou des collègues.

Attention, les principes de laïcité et de neutralité sont applicables aux salariés d’employeurs chargés d’un service public. À partir du moment où le salarié participe à l’exécution du service public, il doit s’abstenir de manifester ses opinions politiques ou religieuses.

Ces salariés sont donc tenus de respecter un devoir de réserve [3].

Il ne leur est donc pas possible de porter un tatouage apparent contenant un symbole ou un message à caractère religieux ou politique.

Concernant les employeurs qui ne sont pas en charge d’un service public, L’article L1321-2-1 du Code du travail leur donne la faculté d’introduire dans le règlement intérieur une obligation de neutralité, obligation qui pourrait conduire à limiter le port de certains tatouages religieux ou politiques.

Bien entendu, cette obligation de neutralité devra être justifiée et proportionnée par rapport au but recherché.

Suite à un arrêt récent de la CJUE, [4], la clause de neutralité doit répondre à une véritable nécessité, et ne pas servir de prétexte pour s’en prendre à une catégorie précise de salariés.

Au regard des restrictions sensibles que peut apporter une obligation de neutralité, l’employeur ne peut évidemment pas se permettre de l’imposer par caprice et sans discernement, juste parce qu’il ne supporte pas la vue des tatouages.

Arthur Tourtet
Avocat au Barreau du Val d’Oise

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Notes de l'article:

[1CA Aix-en-Provence, ch. 4-6, 29 janv. 2021, n° 17/18160

[2Cass Soc. 8 juill. 2020, n° 18-23.743 et Cass Soc. 14 avr. 2021, n° 19-24.079.

[3Article 1er de la loi n° 2021-1109 du 24 août 2021 et Cass. Soc., 19 octobre 2022 n° 21-12.370.

[4CJUE, 13 octobre 2022, n° C344/20.

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