« Héros du quotidien », « Soldats du feu », ...
Ces qualificatifs élogieux masquent une réalité plus complexe et sombre. Les sapeurs-pompiers, quel que soit leur statut (militaires, fonctionnaires, contractuels, volontaires, services civiques) sont de plus en plus souvent confrontés à des situations de violence, qu’ils en soient victimes ou auteurs.
L’ampleur de cette escalade soulève de nombreuses questions juridiques et éthiques.
Les vécus professionnels des deux auteurs, en tant que pompiers (volontaire et réserviste pour l’un, militaire et volontaire puis professionnel pour l’autre), en témoignent. Les chiffres de l’Observatoire national de la délinquance et des réponses pénales (ONDRP) indiquent une croissance constante des agressions déclarées contre les sapeurs-pompiers :
Année | Nombre d’agressions déclarées | Évolution par rapport à 2008 | |
2008 | 899 | - | |
2012 | 1035 | +15% | |
2016 | 1613 | +79% | |
2020 | 1767 | +96% |
Et ces chiffres, déjà alarmants, ne reflètent qu’une partie de la réalité. En effet, moins de 10 % des agressions font l’objet d’une plainte, laissant supposer que la situation est encore plus grave qu’elle n’y paraît. Face à cette réalité complexe, examinons les différentes facettes de la violence dans le monde des sapeurs-pompiers, ainsi que les recours et protections dont ils disposent.
I. En première ligne : la montée des violences dans l’activité opérationnelle.
Si l’image du sapeur-pompier est associée au courage et au dévouement, elle implique par ailleurs une confrontation récurrente à la violence, qu’elle soit verbale, physique ou psychologique, voire les trois à la fois. Comme le reste de la société, le soldat du feu a vu cette violence évoluer et croître.
Les pompiers sont tantôt victimes lors d’interventions, tantôt auteurs dans des contextes spécifiques ; ils évoluent alors dans un environnement où la gestion de la violence devient un véritable enjeu.
Dans ce contexte, il importe de mettre en lumière l’arsenal juridique existant pour protéger les pompiers (I.1), tout en soulignant par ailleurs les situations où c’est le pompier qui recourt à la violence (I.2).
I.1. Arsenal juridique face à la croissance des violences subies en intervention.
L’explosion des actes de malveillance envers les sapeurs-pompiers ces dernières années a conduit à un renforcement du cadre juridique de leur protection. Parmi les mesures notables :
- L’article 433-3 du Code pénal prévoit des peines aggravées en cas de menaces ou d’actes d’intimidation commis contre un sapeur-pompier dans l’exercice de ses fonctions
- La loi du 18 mars 2003 a introduit une circonstance aggravante pour les infractions commises contre des sapeurs-pompiers, qu’ils soient professionnels ou volontaires. Cette protection s’étend également à leurs proches, reconnaissant ainsi la gravité des menaces qui peuvent peser sur l’entourage des pompiers
- Une proposition de loi adoptée par le Sénat le 6 mars 2019 [1] vise à renforcer davantage la sécurité des sapeurs-pompiers, notamment en facilitant l’anonymat des témoins pour les protéger contre d’éventuelles représailles
En cas d’agression, les sapeurs-pompiers disposent de plusieurs recours et outils, à savoir : la protection fonctionnelle (a), le dépôt de plainte individuel (b), le signalement de l’agression (c).
a. La protection fonctionnelle : un bouclier pour les soldats du feu.
La protection fonctionnelle oblige l’administration à prendre en charge les frais de procédure et de réparation des préjudices subis par l’agent dans l’exercice de ses fonctions. Pour bénéficier de la protection fonctionnelle, le sapeur-pompier doit suivre ces étapes :
- Adresser une demande écrite à son autorité hiérarchique, détaillant les faits et joignant les justificatifs nécessaires (certificat médical, témoignages, etc.)
- L’administration dispose d’un délai de 2 mois pour répondre à cette demande
- Si la demande est acceptée, la protection fonctionnelle peut prendre plusieurs formes : prise en charge de frais d’avocat, prise en charge de frais médicaux non couverts par la Sécurité sociale, réparation des préjudices matériels, soutien psychologique.
Il est important de noter que l’administration ne peut refuser la protection fonctionnelle que dans des cas très limités, notamment si les faits constituent une faute personnelle de l’agent.
L’avocat choisit, dont les honoraires sont pris en charge en tout ou en partie par la protection fonctionnelle, peut ensuite accompagner le pompier victime dans la réalisation d’une plainte avec constitution de partie civile.
b. Le dépôt de plainte individuel : une nécessité pour être indemnisé.
Déposer une plainte pénale personnelle permet au sapeur-pompier de maîtriser la procédure judiciaire, de choisir son propre avocat, et de demander réparation pour l’intégralité de son préjudice, y compris moral.
Cette démarche, complémentaire à la protection fonctionnelle, renforce la position de la victime et peut avoir un effet dissuasif sur les agresseurs potentiels.
Un sapeur-pompier victime d’une agression ne doit pas se contenter de la plainte déposée par son employeur (SDIS, BSPP ou BMPM) : pour être indemnisé pleinement, il est essentiel qu’il porte plainte en son nom propre.
En effet, la plainte du SDIS, ou de l’armée, vise principalement et logiquement la défense de l’intérêt de l’institution et non la reconnaissance individuelle du préjudice subi par le pompier.
Seule une démarche personnelle permet d’obtenir une réparation complète, incluant le préjudice moral, et de faire valoir ses droits en tant que victime ; c’est une étape clé pour assurer sa protection juridique et obtenir une indemnisation appropriée. Par ailleurs, il convient, en plus de la plainte pénale, de signaler l’agression.
c. Le signalement de l’agression : un devoir pour soi et pour les autres.
Il est crucial que tout sapeur-pompier victime d’une agression n’hésite pas à signaler l’incident ; la procédure recommandée est la suivante :
- Informer immédiatement son supérieur hiérarchique direct (N+1)
- Si nécessaire, escalader l’information à son N+2
- Continuer à remonter la chaîne hiérarchique jusqu’au sommet si la situation n’est pas prise en compte de manière satisfaisante
- Rendre compte de l’agression et de ses circonstances dans le compte-rendu d’intervention
- Consulter un avocat pour obtenir des conseils juridiques personnalisés et envisager les recours possibles.
Le signalement systématique des agressions permet non seulement de protéger les droits individuels des sapeurs-pompiers, mais contribue également à une meilleure compréhension et gestion du phénomène au niveau national.
I.2. De l’autre côté de la ligne : quand le pompier recourt à la violence.
Si les sapeurs-pompiers sont le plus souvent victimes, il arrive qu’ils soient eux-mêmes auteurs de violences ; la question de la légitime défense, comme cause d’exonération de la responsabilité pénale, se pose alors.
La légitime défense, définie par l’article 122-5 du Code pénal, permet de s’exonérer de sa responsabilité pénale lorsque l’on commet un acte de violence pour se défendre ou défendre autrui.
Cinq conditions cumulatives doivent impérativement être respectées :
- L’attaque doit être injustifiée, sans motif valable
- La défense doit se faire pour soi ou pour une autre personne
- La défense doit être immédiate
- La défense doit être nécessaire, la seule solution possible doit être la riposte
- La défense doit être proportionnelle, égale à la gravité de l’attaque.
En dehors des cas de légitime défense, toute violence commise par un sapeur-pompier constitue une faute grave passible de sanctions pénales.
Auxquelles sont encore susceptibles de s’ajouter des sanctions judiciaires et disciplinaires (sur la responsabilité disciplinaire, voir l’article : Sapeurs-pompiers professionnels et volontaires : comment se défendre dans une procédure disciplinaire ?).
Le statut de sapeur-pompier étant une circonstance aggravante…
Un arrêt de la Cour de cassation du 26 avril 2000 illustre bien cette responsabilité [2] : dans cette affaire, un pompier conduisant un véhicule prioritaire en intervention a été tenu responsable pour homicide et violences involontaires. La Cour a rappelé que le droit de priorité ne dispense pas les conducteurs de véhicules prioritaires de respecter les règles générales de prudence.
II. A huis clos : les violences au sein de la caserne.
Si les violences en intervention sont largement médiatisées, celles qui se déroulent au sein même des casernes restent trop souvent taboues.
Malgré la noblesse de leur mission, le corps des sapeurs-pompiers est encore trop souvent confronté à des défis internes persistants, tels que les harcèlements moraux et sexuels, les discriminations, ainsi que des pratiques comme le bizutage.
Ces problèmes, sans doute partiellement liés à la nature communautaire de l’institution, à sa résistance au changement, et à la difficulté de remettre en question certains rapports de pouvoir établis, demeurent parfois irrésolus, ce d’autant plus lorsque ces comportements sont mis sous silence.
Or ces derniers sont contraires aux valeurs de solidarité et d’exemplarité qui caractérisent cette profession, et peuvent avoir de lourdes conséquences pour les victimes comme pour les institutions.
Il est donc essentiel de mettre en lumière ces problématiques internes afin d’encourager une meilleure prévention et une prise de conscience collective, tant à l’égard des différentes formes de harcèlement (II.1), que des traditions toxiques, comme les bizutages, les discriminations, les diffamations (II.2).
II.1. Poisons silencieux : comment lutter contre les harcèlements moraux et sexuels.
Des affaires judiciaires ont mis en lumière la gravité de ces comportements, qu’il est indispensable de combattre.
Un arrêt de la Cour de cassation du 14 janvier 2014 [3] illustre la complexité de ces situations : dans cette affaire, un fonctionnaire territorial responsable d’un service départemental d’incendie et de secours (SDIS) a été accusé de harcèlement moral. La cour a jugé que bien que commis à l’occasion du service, le harcèlement constituait une faute détachable du service.
Concernant le harcèlement sexuel, une décision du Tribunal administratif de Châlons-en-Champagne [4] a confirmé la sanction disciplinaire infligée à un sapeur-pompier professionnel accusé de harcèlement sexuel envers une candidate à un emploi. Le tribunal a rejeté l’argument selon lequel il s’agissait de simples « plaisanteries grivoises », soulignant la gravité de tels comportements.
Face aux harcèlements et discriminations, agir avec rigueur et détermination est essentiel.
Comme le soulignait Michel Foucault : « Il faut faire apparaître les relations de pouvoir, là où elles sont les moins visibles ; il faut les rendre plus manifestes, mieux connues, de façon à ce que la lutte puisse s’engager contre elles ».
Dans cette optique, il est essentiel que tout témoin ou victime de tels agissements effectue un signalement écrit, en étant précis et factuel, aussi bien auprès du supérieur hiérarchique que directement auprès du procureur de la République. Cette double démarche permet non seulement d’engager les mesures internes nécessaires mais aussi d’assurer une réponse judiciaire adaptée, garantissant ainsi la protection des victimes et la responsabilisation des auteurs.
II.2. Traditions toxiques : bizutage, discrimination et diffamation en ligne de mire.
Malgré son interdiction légale depuis 1998, le bizutage persiste parfois sous couvert de « tradition » ou « d’intégration ». L’article 225-16-1 du Code pénal est pourtant clair sur l’interdiction de ces pratiques.
Il en va de même pour les situations de discrimination, pourtant clairement prohibées par l’article 225-1 du Code pénal ; ainsi que pour la diffamation (dire d’un pompier, ou écrire à son propos, qu’il est « nul », « stupide » et « incompétent » dans le seul but de nuire à sa réputation peut constituer, par exemple, une infraction pénale…).
Ces pratiques, strictement interdites, et gravement nuisibles à la cohésion et au bien-être des pompiers en caserne, sont néanmoins tenaces.
Encore aujourd’hui, « humiliation », « manque de bienveillance », « propos sexistes », constituent des causes de ruptures d’engagement des pompiers qui en sont victimes [5], au lieu de quoi ces situations devraient entraîner les sanctions de leurs auteurs.
Les discriminations, sous toutes leurs formes, restent un enjeu majeur dans les services d’incendie et de secours. Qu’elles soient liées au genre, à l’origine, à l’orientation sexuelle ou à tout autre critère, elles nuisent à la cohésion et à l’efficacité des équipes.
À l’image de la politique de tolérance zéro instaurée pour lutter contre la consommation d’alcool en caserne, ces comportements doivent être traités avec la même rigueur. Toute personne témoin d’une situation illégale (harcèlement, bizutage, discrimination, diffamation, etc.) doit impérativement en faire un signalement écrit, par e-mail ou compte-rendu, à son supérieur hiérarchique direct (N+1).
Cette démarche est essentielle pour permettre à l’autorité compétente d’agir rapidement et de prendre les mesures adaptées ; mettre en place cette exigence de signalement systématique, c’est garantir un environnement de travail respectueux et équitable, tout en responsabilisant l’ensemble des acteurs du service.
Pour permettre aux responsables hiérarchiques de mettre en place un système efficace de traitement de ces situations en interne, le Défenseur des droits a élaboré un guide pratique [6] sur la mise en place de dispositifs d’écoute et de signalement accessibles, structurés et impartiaux, ainsi que l’instauration d’une réaction rapide et rigoureuse aux signalements, incluant la protection des victimes et la conduite d’enquêtes internes adaptées [7].
En conclusion, les violences (verbale, physique, psychologique), qu’elles soient externes ou internes, n’ont pas leur place dans le monde des sapeurs-pompiers. Les outils juridiques existent pour les combattre, mais leur efficacité dépend aussi de la volonté de chacun de les utiliser et de briser le silence ; combattre la violence n’est pas l’apanage des chefs mais bien de la responsabilité de tous.
Il est crucial que les autorités de tutelle renforcent la prévention et la formation des sapeurs-pompiers pour faire face à ces situations, tout en préservant leur mission première de secours ; la vigilance constante et une action déterminée sont nécessaires pour protéger ceux qui nous protègent au quotidien.