Le gel des avoirs, une mesure drastique mais attaquable. Par Renaud de L'Aigle, Avocat.

Un sujet proposé par la Rédaction du Village de la Justice

Le gel des avoirs, une mesure drastique mais attaquable.

Par Renaud de L’Aigle, Avocat.

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Explorer : # gel des avoirs # sanctions économiques # lutte contre le terrorisme # recours juridique

Le gel des avoirs est justifié par des impératifs de sécurité collective. Il peut cependant être contesté notamment dans le cas où il porterait une atteinte excessive au droit de propriété.

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Le gel des avoirs fait partie de l’arsenal de mesures prises actuellement par l’Union européenne à l’encontre de la Russie dans le différend ukrainien. Il rend indisponibles les fonds et les ressources économiques de certaines personnalités, entreprises et banques russes [1].

Le gel des avoirs est apparu sous sa forme actuelle en 1999 durant la lutte contre les Talibans. Le Conseil de sécurité des Nations unies a ainsi ordonné le gel de leurs avoirs sur le fondement du chapitre VII de la Charte [2]. À cet effet, il a créé un comité des sanctions chargé de dresser une liste de personnes impliquées dans le terrorisme islamiste [3]. Dans le cadre de sa politique de sécurité commune (PESC), l’Union européenne a ordonné le gel des avoirs des personnes figurant sur la liste onusienne [4].

Le Conseil de sécurité a ensuite chargé les États de geler les avoirs des personnes impliquées dans d’autres mouvements terroristes [5]. L’Union européenne met en œuvre cette décision des Nations unies en établissant ses propres listes de personnes et entités visées par le gel [6].

Par la loi du 23 janvier 2006 relative à la lutte contre le terrorisme, la France s’est dotée à son tour d’une procédure de gel des avoirs criminels [7]. Ainsi, le ministre de l’Économie peut geler les avoirs des personnes impliquées dans des actions prohibées par les Nations unies au titre du chapitre VII de la Charte ou par l’Union européenne au titre de la PESC [8].

De plus, le ministre de l’Économie met en œuvre sans délai les résolutions du Conseil de sécurité ordonnant une mesure immédiate de gel, et ce sans attendre leur transcription européenne [9].

Surtout, les ministres de l’Économie et de l’Intérieur peuvent conjointement ordonner une mesure de gel contre toute personne compromise dans des actes de terrorisme non sanctionnés par les Nations unies ou l’Union européenne [10].

Pour l’information du public, le ministre de l’Économie tient un registre national sur lequel figure l’ensemble des personnes visées par les décisions de gel onusiennes, européennes et françaises [11].

Les particuliers et les professionnels qui détiennent les avoirs de personnes visées par le gel sont chargés d’appliquer la mesure [12]. Les banques, les assureurs, les experts-comptables et les notaires en supportent principalement la charge [13]. Ils doivent détecter ceux de leurs clients qui figureraient sur le registre national de gel, immobiliser leurs avoirs et en informer le ministre de l’Économie.

En cas de manquement à leurs obligations, les professionnels encourent une sanction disciplinaire prise par l’autorité administrative chargée de la surveillance de leur profession.

Les banques peuvent ainsi être condamnées par l’ACPR à un avertissement, un blâme, une radiation ainsi qu’à une sanction pécuniaire [14].

De plus, en cas de contournement d’une mesure de gel, les professionnels comme les particuliers encourent des sanctions pénales allant jusqu’à cinq ans d’emprisonnement, la confiscation de l’objet du délit et une amende du double de la somme concernée [15].

Mobilisant la puissance publique et les professionnels de la finance, le gel permet d’appréhender l’entier patrimoine des personnes visées, ce qui en fait une mesure drastique (I). Cependant, la décision de gel doit être fondée et motivée, elle est donc attaquable (II).

I. Une mesure drastique.

Les personnes visées par une décision de gel sont privées de la disposition de leurs fonds, de leurs ressources économiques, et de tout service financier [16]. Elles ne peuvent utiliser leurs biens, corporels ou incorporels, mobiliers ou immobiliers [17]. Il leur est ainsi interdit de débiter leurs comptes, tirer des chèques, décaisser des prêts, vendre ou louer leurs immeubles.

De plus, les personnes visées sont privées de leurs avoirs pour une durée indéfinie. En effet, les décisions de gel européennes ne sont pas limitées dans le temps, ne faisant l’objet que d’un réexamen périodique [18]. Quant aux décisions de gel françaises, leur durée est certes limitée à six mois mais elles sont renouvelables à volonté [19].

Les personnes visées par le gel peuvent néanmoins obtenir un déblocage partiel de leurs avoirs pour couvrir leurs besoins essentiels [20]. À cet effet, elles sollicitent le ministre de l’Économie pour régler les dépenses courantes du foyer familial, maintenir une activité économique compatible avec l’ordre public, et régler leurs frais d’avocat [21]. Elles peuvent également être autorisées à céder un bien à condition que le gel soit reporté sur le prix de vente [22].

II. Une mesure attaquable.

Devant être fondée et motivée, la décision de gel peut faire l’objet de différents types de recours suivant qu’elle a été prise par les Nations unies, l’Union européenne ou la France.

Au niveau des Nations unies, le Comité des sanctions, qui dresse une liste des personnes impliquées dans le terrorisme islamique, peut recevoir des demandes de radiation. Un médiateur est chargé d’instruire ces demandes [23]. Il recueille l’avis des États concernés et des organismes des Nations unies compétents, et demande éventuellement des précisions au requérant. Il dresse enfin un rapport sur la base duquel le Comité accède à la demande de radiation ou la rejette [24].

À l’échelon européen, le Conseil de l’Union veille à ce que les motifs de ses décisions de gel soient communiqués aux personnes visées [25]. Il veille également à ce que ces dernières puissent en demander le réexamen [26]. Dans le différend ukrainien, le Conseil a prévu que les personnes visées par le gel auraient la possibilité de lui « présenter des observations » [27].

Surtout, les juridictions de l’Union européenne peuvent accueillir des recours en annulation contre les décisions de gel [28]. Le Tribunal de l’Union a ainsi annulé une décision de gel en raison de l’insuffisance de sa motivation [29].

Sur le fond, les juridictions de l’Union européenne veillent au juste équilibre entre les impératifs tenant à la sécurité collective européenne et les exigences en matière de respect de la propriété privée. La Cour de justice a ainsi considéré que le gel pouvait porter une atteinte excessive au droit de propriété au regard notamment de sa portée générale et de sa persistance [30].

En France, les arrêtés ministériels de gel peuvent faire l’objet d’un recours gracieux devant les ministres de l’Économie ou de l’Intérieur, ou d’un recours contentieux devant le Tribunal administratif de Paris qui est compétent en la matière [31].

Le tribunal administratif contrôle notamment la précision des documents produits par le ministre de l’Intérieur, qui sont généralement des notes non signées émanant des services de renseignement, dites « notes blanches ». Il a ainsi considéré que de telles notes ne peuvent justifier une mesure de gel qu’à condition qu’elles fassent état « de faits suffisamment précis et circonstanciés » [32].

De même, la Cour administrative d’appel de Paris a évalué la précision et la crédibilité de « notes de renseignement » concernant une collecte de fonds destinés au djihad effectuée par une association cultuelle musulmane dont les avoirs avaient été gelés [33].

Fruit d’un choix politique drastique, la mesure de gel peut être tempérée ou annulée dans le cadre de recours garantissant un débat contradictoire. De ce point de vue, la personne visée par le gel n’est pas reléguée au rang d’ennemi au sens schmittien du terme, elle demeure au contraire un sujet de droit [34].

Renaud de L’Aigle
Avocat au barreau de Paris

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Notes de l'article:

[1Le gel européen des avoirs russes remonte à l’annexion de la Crimée en 2014 : Conseil de l’Union européenne, règlement n° 269/2014 du 17 mars 2014 concernant des mesures restrictives eu égard aux actions compromettant ou menaçant l’intégrité territoriale, la souveraineté et l’indépendance de l’Ukraine, art. 2.

[2Conseil de sécurité des Nations unies, résolution n° 1267 du 15 octobre 1999, § 4 : « les États devront […] geler les fonds et autres ressources financières, tirés notamment de biens appartenant aux Taliban ou contrôlés directement ou indirectement par eux, ou appartenant à, ou contrôlés par, toute entreprise appartenant aux Taliban ou contrôlée par les Taliban ».

[3Conseil de sécurité des Nations unies, résolution n° 1333 du 19 décembre 2000, § 16 : « prie le Comité de […] dresser et tenir à jour, à partir des informations communiquées par les États et les organisations régionales, des listes concernant les individus et entités identifiés comme étant associés à Usama bin Laden ».

[4Conseil de l’Union européenne, règlement n° 881/2002 du 27 mai 2002, art. 2 : « tous les fonds et ressources économiques appartenant à, en possession de ou détenus par une personne physique ou morale, un groupe ou une entité désignés par le comité des sanctions ».

[5Conseil de sécurité des Nations unies, résolution n° 1373 du 28 septembre 2001 : « les États doivent […] geler sans attendre les fonds et autres avoirs financiers ou ressources économiques des personnes qui commettent, ou tentent de commettre, des actes de terrorisme, les facilitent ou y participent ».

[6Conseil de l’Union européenne, règlement n° 2580/2001 du 27 décembre 2001, art. 2, § 3 : « le Conseil, statuant à l’unanimité, établit, révise et modifie la liste de personnes, de groupes et d’entités auxquels le présent règlement s’applique ». Voir Jean-Christophe Martin, « Le respect des droits fondamentaux dans la lutte contre le terrorisme devant le juge de l’Union européenne, in L’union européenne et la lutte contre le terrorisme - État des lieux et perspectives, Josiane Auvret-Finck (dir.), Bruxelles : Larcier, 2010, p. 111-113.

[7Loi n° 2006-64 du 23 janvier 2006 relative à la lutte contre le terrorisme.

[8Code monétaire et financier, art. L562-3.

[9Code monétaire et financier, art. L562-3-1.

[10Code monétaire et financier, art. L562-2.

[11Code monétaire et financier, art. R562-2.

[12Code monétaire et financier, art. L562-4.

[13Initialement, seuls les professionnels mentionnés à l’article L561-2 du Code monétaire et financier étaient tenus d’appliquer les mesures de gel. Depuis l’ordonnance n° 2022-230 du 15 février 2022 modifiant l’article L562-4 du code précité, toute personne physique ou morale se trouvant en France en est tenue.

[14Code monétaire et financier, art. L561-36-1 V.

[15Code monétaire et financier, art. L574-3 renvoyant au Code des douanes, art. 459 1.

[16Sur l’atteinte du gel des avoirs aux libertés publiques, voir Renaud Alméras, « Les procédures administratives de détection et de gel des avoirs criminels  » in La confiscation des avoirs criminels - Nouveaux enjeux juridiques, Lionel Ascensi et alii (dir.), Paris : LGDJ, 2021, p. 33-44.

[17Conseil de l’Union européenne, règlement n° 2580/2001 du 27 décembre 2001, art. 1 et 2, dispositions reprises à l’article L562-1 du Code monétaire et financier.

[18Conseil de l’Union européenne, position commune n° 2001/931/PESC du 27 décembre 2001, art. 1, § 6 : « les noms des personnes et entités reprises sur la liste figurant à l’annexe feront l’objet d’un réexamen à intervalles réguliers, au moins une fois par semestre, afin de s’assurer que leur maintien sur la liste reste justifié ».

[19Code monétaire et financier, art. L562-2 et L562-3.

[20Conseil de l’Union européenne, position commune n° 2001/931/PESC du 27 décembre 2001, art. 5 et 6, dispositions reprises à l’article L562-11 du Code monétaire et financier.

[21Lignes directrices conjointes de la direction générale du Trésor et de l’Autorité de contrôle prudentiel et de résolution sur la mise en œuvre des mesures de gel des avoirs, n° 211.

[22Code monétaire et financier, art. R562-5.

[23Conseil de sécurité des Nations unies, résolution n° 1904 du 17 décembre 2009, § 21 : « le Bureau du Médiateur recevra les demandes des personnes et entités qui souhaitent être radiées de la Liste ».

[24Id., annexe 2.

[25Conseil de l’Union européenne, avis n° 2007/C90/01 publié au JOUE du 25 avril 2007 : « les personnes, groupes ou entités concernés peuvent adresser au Conseil une demande en vue d’obtenir l’ex- posé des motifs pour lesquels ils ont été inclus dans la liste susmentionnée ».

[26Ibid. : « les personnes, groupes et entités concernées peuvent également adresser au Conseil une demande de réexamen de la décision par laquelle ils ont été inclus dans la liste en question, en y joignant les pièces justificatives requises. Toute demande de ce type doit être soumise dans un délai d’un mois à compter de la date de publication du présent avis ».

[27Conseil de l’Union européenne, règlement n° 269/2014 du 17 mars 2014 précité, art. 14.

[28Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne, art. 263.

[29Tribunal de première instance des Communautés européennes, 12 décembre 2006, Organisation des Modjahedines du peuple d’Iran (OMPI), n° T-228/02, § 137 : « le principe général de respect des droits de la défense exige, à moins que des considérations impérieuses touchant à la sûreté de la Communauté ou de ses États membres ou à la conduite de leurs relations internationales ne s’y opposent, que les éléments à charge […] soient communiqués à l’intéressé, dans toute la mesure du possible, soit concomitamment à, soit aussitôt que possible après l’adoption d’une décision initiale de gel des fonds ».

[30Cour de justice des Communautés européennes, 3 septembre 2008, Kadi et Al Barakaat, n° C-402/05 P et n° C-415/05 P, § 358 : « cette mesure de gel constitue une mesure conservatoire qui n’est pas censée priver lesdites personnes de leur propriété. Toutefois, elle comporte incontestablement une restriction à l’usage du droit de propriété de M. Kadi, restriction qui, au surplus, doit être qualifiée de considérable eu égard à la portée générale de la mesure de gel et compte tenu du fait que celle-ci lui a été applicable depuis le 20 octobre 2001 ».

[31Code de justice administrative, art. R312-8 7°.

[32TA Paris, 21 octobre 2013, n° 1216525/7-1, AJDA, 2014, p. 168. Dans cette espèce, par jugement avant dire droit, le tribunal avait ordonné au ministre de produire « les pièces et éléments d’information qui pouvaient être versés au dossier, dans le respect des exigences liées à la sûreté et à la sécurité de l’Etat ou de personnes physiques » lui permettant de se prononcer sur les décisions de gel litigieuses.

[33CAA Paris, 27 avril 2017, n° 15PA01986, n° 10.

[34Carl Schmitt, « La notion de politique » in La notion de politique - Théorie du partisan, Paris : Calmann-Lévy, 1972, p. 67, définit l’ennemi politique comme celui avec lequel les conflits « ne sauraient être résolus ni par un ensemble de normes générales établies à l’avance, ni par la sentence d’un tiers, réputé non concerné et impartial ».

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