La Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) est actuellement saisie d’un recours en manquement formé par la Commission contre la Pologne (affaire C 448/23) en réaction à la décision rendue par la Cour suprême polonaise le 14 juillet 2021, au terme de laquelle cette dernière a jugé sans valeur et de nul effet, dans l’ordre juridique étatique, la précédente condamnation en manquement de la Pologne, par la Cour de Luxembourg, du fait de la réforme de la magistrature et du régime des tribunaux [1].
Résistant à la condamnation infligée par la Cour de justice, laquelle avait ordonné des mesures provisoires, la Cour suprême polonaise affirme clairement que : « en prescrivant des mesures provisoires relatives à la structure organisationnelle et au fonctionnement des juridictions polonaises ainsi qu’au mode de procédure devant ces juridictions », la Cour de justice de l’Union européenne « impose ultra vires des obligations à la République de Pologne », en violation des traités européens, en particulier de l’article 4 du TUE, en vertu duquel l’Union doit respecter la structure constitutionnelle des États membres.
La Cour suprême en déduit que l’arrêt ultra vires de la CJUE n’a aucun effet dans l’ordre juridique polonais, puisqu’il viole en réalité les traités, selon elle.
Autrement dit, la Cour suprême polonaise considère que la CJUE s’est arrogée des compétences et pouvoirs que les traités ne lui confèrent pas, de façon illégitime et contra legem, et que, par conséquent, son arrêt ne vaut rien.
C’est à la suite de cette décision que la Commission poursuit à nouveau la Pologne.
Dans le cadre de cette procédure, l’avocat général à la CJUE, M. Spielmann, vient de conclure à la condamnation renouvelée de la Pologne (conclusions de l’Avocat général présentées le 11 mars 2025).
Il qualifie la décision polonaise de « rébellion sans précédent » et de « jurisprudence contestant l’autorité de la Cour en invoquant une prétendue incompatibilité avec la Constitution nationale ».
Le mot rébellion mérite d’être relevé ici, tant son emploi est éloquent dans la sémantique jurisprudentielle.
Rappelons que la Cour de justice de l’Union considère que la Constitution est soumise au droit de l’UE est que ce dernier a entièrement primauté sur elle (CJUE Energotehnica (2024) C 792/22).
Dès lors, sur le fondement du droit européen, et en interprétant celui-ci, la Cour peut remettre en cause le droit constitutionnel des États ; et même, au demeurant, les matières réservées à ces derniers en vertu du traité, telles que la propriété privée ou la défense.
Ainsi, l’article 4 du TUE dispose que l’UE respecte l’identité constitutionnelle des États, ainsi que leur compétence en matière de sécurité nationale. De même, l’article 345 du TFUE dispose que les traités ne préjugent en rien du régime de la propriété en vigueur dans les États membres.
Pourtant, la Cour a invité les magistrats roumains à écarter une jurisprudence de la Cour constitutionnelle qu’elle jugeait contraire à une directive de l’Union, en matière de sécurité au travail, les invitant au besoin à désobéir à leur hiérarchie juridictionnelle, en leur reconnaissant pour ce faire une immunité disciplinaire. De la même manière, elle a jugé qu’une directive sur le temps de travail s’appliquait dans les forces armées des États, en dehors des missions opérationnelles. Elle s’est de même prononcée sur des questions de pur droit de la propriété, sur le fondement de la libre circulation des capitaux, en examinant la conformité à ce dernier principe du régime des charges de chauffage collectif dans un immeuble en copropriété , ou encore le droit des successions [2].
C’est dans le sillage de cette évolution jurisprudentielle de la CJUE, qui fait pénétrer le droit européen sans cesse plus profond dans le droit des États, que la Cour suprême polonaise est venue résister, ou comme dirait l’Avocat général, se rebeller contre l’autorité de la Cour. La Cour polonaise estime que la CJUE a outrepassé ses prérogatives, et qu’il convient de s’opposer à ce qu’elle considère comme un abus d’autorité manifeste.
Pour mieux comprendre ce dont il s’agit, un examen historique de ce qui s’est passé aux États-Unis en droit fédéral, lorsque le même type de question s’est posée, en tous cas sur le plan formel, est loin d’être inutile.
De précieux enseignements pourraient en être tirés pour l’époque contemporaine, ici, en Europe.
Aux États-Unis, la répartition des compétences entre l’État fédéral et les États fédérés apparaît de façon relativement claire dans la Constitution. L’État fédéral dispose des compétences qui lui sont explicitement attribuées par la Constitution, telles que la défense, la monnaie, le commerce interétatique, les grands programmes nationaux, les postes, les brevets, notamment. Le reste, c’est-à-dire ce qui n’est pas attribué à l’État fédéral, revient et reste en principe de la compétence des États fédérés (Article 1er Section 8).
Au XIXᵉ siècle, il est arrivé que l’État fédéral empiète sur les compétences des États, et le cas le plus connu est celui, évidemment fort heureux, de l’abolition de l’esclavage. Mais, ces empiètements ont donné lieu, sur le plan juridique, à trois types de réactions, ou de rébellion, pour reprendre l’expression de l’Avocat général Spielmann.
La première réaction possible est ce que l’on a appelé l’ interposition .
Le mécanisme fut en partie conçu par Thomas Jefferson et James Madison, respectivement 3ᵉ et 4ᵉ Président des États-Unis. Il consiste, pour l’État fédéré qui estimerait que le pouvoir fédéral s’est arrogé des pouvoirs en violation de la Constitution, à respecter l’autorité de l’État fédéral, et donc ses actes, législatifs ou juridictionnels, tout en protestant politiquement de ladite violation. Ceci, en vue de provoquer une réforme du droit fédéral par la voie parlementaire ; aux fins, à terme, de rétablir l’initiale et juste répartition des compétences.
Ce mécanisme a inspiré, notamment, une Résolution de l’État de la Virginie de 1799 qui proclame que : « l’État fédéral n’est pas devenu le juge exclusif ou final de l’étendue des pouvoirs qui lui sont délégués, car cela aurait fait de son pouvoir discrétionnaire, et non de la Constitution, la mesure de ses pouvoirs ». Dès lors, le texte ajoute solennellement que : « en cas d’exercice délibéré, manifeste et dangereux d’autres pouvoirs, non accordés par ledit pacte, les États, qui y sont parties, ont le droit et le devoir d’intervenir pour arrêter les progrès du mal, et pour maintenir, dans leurs limites respectives, les autorités, les droits et les libertés qui leur sont propres » [3].
L’“interposition” a parfois été utilisée avec succès, par exemple en 1809, lorsque le Massachussetts et le Connecticut obtinrent par interposition l’abrogation de l’Embargo Act (1807) qui limitait le commerce entre les États de l’Union et les pays tiers, et qui fut finalement abrogé par le Congrès, lequel fit droit aux États interposants. Son usage est toutefois resté exceptionnel.
La seconde réaction est beaucoup plus radicale. Elle consiste en ce que l’on a appelé la nullification . Par ce procédé, il est cette fois question, pour l’État fédéré qui s’estime victime d’une intrusion inconstitutionnelle de l’État fédéral dans ses compétences réservées, de se reconnaître un pouvoir d’annulation (“nullification”) de l’acte fédéral qu’il juge manifestement contraire à la Constitution.
Par la “nullification”, l’État fédéré annule purement et simplement l’acte fédéral dans son ordre juridique fédéré, tout en soulignant politiquement son caractère inconstitutionnel.
À l’évidence, ce mécanisme met en danger l’unité de l’Union, puisqu’autant il peut être légitimement contesté que l’État fédéral s’arroge des pouvoirs qu’il ne devait pas avoir, autant il peut l’être aussi de reconnaître à chaque État fédéré une compétence pour en juger unilatéralement, au risque d’aller jusqu’à l’éclatement de l’Union.
C’est la raison pour laquelle James Madison, qui avait conçu la possibilité de l’interposition, rejeta en revanche catégoriquement la théorie de la “nullification” lorsque la Virginie en fit usage en 1809 [4]. Aujourd’hui, la théorie de la nullification est largement abandonnée aux États-Unis, principalement en raison de la victoire de l’État fédéral dans la Guerre de Sécession (1861-1864), qui avait bien failli mener les États-Unis à la disparition.
Pour autant, les Américains ont gardé le souvenir du danger politique qu’il y avait eu à enfreindre la Constitution, fût-ce pour une juste cause en l’occurrence, du fait des réactions, voire des crises que cela peut déclencher. C’est pourquoi la Cour suprême a jugé, après la victoire de l’Union, dans l’arrêt Texas v/ White (1869) que cette dernière constituait une « union indestructible composée d’États indestructibles », ce qui revient à sanctuariser à la fois l’Union et les compétences des États fédérés, et non à consacrer une victoire de l’Union elle-même sur les États.
C’est aussi pourquoi le Président Abraham Lincoln rappela dans son célèbre discours de Gettysburg (1863), en pleine guerre de Sécession, que la légitimité du pouvoir vient de ce qu’il constitue « un Gouvernement du peuple, par le peuple et pour le peuple » qui ne doit pas « disparaître de la surface de la Terre » .
Autrement dit, si la “nullification” est inadmissible, c’est parce que les compétences des États sont respectées, d’une part, et, d’autre part, parce que l’État fédéral à la légitimité du peuple. Telles sont les deux colonnes qui soutiennent le fronton fédéral. Que l’une d’elles se fissure, et l’édifice retrouvera immanquablement une fragilité ; d’où la veille constante, et le souci sans cesse entretenu et ravivé de ne pas briser l’équilibre des compétences, qui doivent idéalement animer les représentants des institutions.
Enfin, la troisième réaction présente un caractère intermédiaire. Il s’agit de l’ imparticipation .
Dans ce dernier cas, l’État fédéré ne prête aucun concours à l’exécution de l’acte fédéral, législatif ou juridictionnel, qu’il estime avoir été pris en violation manifeste de ses compétences et de la Constitution. Autrement dit, aucun service du Gouvernement fédéré ne met en œuvre l’acte fédéral en question. En revanche, les autorités fédérales peuvent se charger elles-mêmes de cette mise en œuvre, car l’État fédéré ne s’y opposera pas. Mais, il n’y participera pas lui-même.
Au sein de l’Union européenne, à l’époque contemporaine, une difficulté persiste : celle de la faiblesse du contre-pouvoir à la Cour de justice.
En effet, la Cour interprète les traités, et donc en particulier sa propre compétence, pour connaître d’une question de droit national. Or, si son interprétation des traités s’avérait contestable, il serait quasiment impossible de remettre en cause celle-ci dans le système institutionnel actuel. Il y a le même vice institutionnel que celui qu’avait identifié, deux siècles plus tôt, Thomas Jefferson et James Madison, en Amérique.
En principe, selon la philosophie de Montesquieu, qui a présidé à la construction des Républiques modernes, tout pouvoir doit être arrêté par un contre-pouvoir. Le pouvoir en lui-même génère nécessairement, tôt ou tard, des abus.
En République, ce n’est évidemment pas une question de personnes, mais un phénomène institutionnel inéluctable. Il faut donc que chaque pouvoir soit contrebalancé par un autre pouvoir potentiellement antagoniste, même si cet antagonisme reste exceptionnel.
Ainsi que l’écrit Montesquieu lui-même : « Pour qu’on ne puisse abuser du pouvoir, il faut que, par la disposition des choses, le pouvoir arrête le pouvoir » [5].
Ainsi, en France, le pouvoir exécutif, en l’occurrence le Gouvernement, peut être renversé par le pouvoir législatif, à travers la motion de censure. À l’inverse, l’Assemblée nationale peut être dissoute. Quant au pouvoir judiciaire, il ne confère aucune immunité à ceux qui le représentent, les magistrats, qui sont soumis aux mêmes lois et au même Gouvernement, et en répondent comme n’importe quel citoyen.
Si une Cour suprême, la Cour de cassation ou le Conseil d’État, adopte une jurisprudence jugée inacceptable par les représentants du peuple, le Parlement peut la briser en adoptant une loi spéciale. Il en va de même du Conseil constitutionnel, dont il est advenu, par exemple en matière de parité homme-femme, que sa jurisprudence fût brisée par une réforme expresse de la Constitution, votée par le Congrès, à la majorité des 3/5 ; le pouvoir législatif, en l’occurrence constituant, reprenant la haute main et exerçant une fonction législative de contre-pouvoir au pouvoir judiciaire [6].
C’est ce que Philippe Malaurie appelait « la jurisprudence combattue par la loi » [7].
Il n’en va pas de même au sein de l’UE, car la CJUE interprète les traités européens, TUE et TFUE, qui ne peuvent être modifiés que par une réforme voulue et adoptée à l’unanimité des États membres. À l’évidence, la possibilité de briser une jurisprudence de la Cour de justice apparaît surtout théorique, tant l’exigence politique de l’unanimité est, comme chacun sait, très difficile à satisfaire. Ici, la loi ne peut pas combattre la jurisprudence, même si cela se justifierait, car les règles de votations rendent le combat quasiment impossible à livrer.
La situation aboutit à ce paradoxe : la jurisprudence est plus puissante que la loi, et le pouvoir judiciaire supérieur au pouvoir délibérant.
De ce point de vue, la CJUE est dépourvue de contre-pouvoir effectif. On peut s’en féliciter, y être indifférent, ou le déplorer. Mais, c’est un fait objectif.
Si l’on adhère à la philosophie de Montesquieu, telles qu’il l’expose dans L’Esprit des lois, il y a là une faille dans la structure de l’Union européenne.
De ce point de vue, l’affaire polonaise dont il est question rappelle curieusement –sur le plan institutionnel, et à défaut de toute ressemblance de fond– les frictions entre les États fédérés et l’État fédéral américains.
La formulation retenue par la Cour polonaise ressemble en effet, à bien y regarder, à un arrêt de "nullification" au sens américain. La réaction de l’Avocat général présente un caractère politique non entièrement dissimulé, tant le terme de rébellion et de contestation de l’autorité laisse transparaître un agacement, voire une sidération, dans les cercles de la Cour de Luxembourg face à un État qui lui conteste frontalement les compétences et pouvoirs qu’elle s’est reconnue.
Dès lors, pour éviter que l’Union ne connaisse de crise, comme il a pu en survenir aux États-Unis dans le passé, il pourrait être envisagé de créer un mécanisme nouveau en droit de l’UE, que nous appellerions la cassation interprétative .
Ce mécanisme consisterait à reconnaître au pouvoir délibérant, c’est-à-dire au Parlement européen et au Conseil, représentations des peuples et États, selon la procédure de codécision, donc par un vote à la majorité qualifiée, la faculté extraordinaire de casser l’interprétation des traités ou du droit dérivé par la Cour pour l’avenir.
Il ne s’agirait pas d’une cassation juridictionnelle, car les décisions rendues par la Cour conserveraient leur autorité dans le passé et leurs conséquences acquises. Il n’y aurait pas de remise en cause de l’autorité de la chose jugée.
En revanche, la solution jurisprudentielle frappée de “cassation interprétative” n’aurait plus d’autorité à l’avenir. De cette manière, il ne serait pas question de réviser les traités eux-mêmes ; mais seulement, à titre exceptionnel, de fixer le sens précis d’une disposition déjà écrite, si la Cour de justice était venue à en retenir une interprétation jugée incorrecte par les membres de l’Union, gouvernements et représentants des peuples. Ceci, pour éviter, en Europe, ce que l’on a appelé en France les arrêts de règlement (article 2 du Code civil).
Par exemple, à la suite de l’arrêt EVN précité, par lequel la Cour a jugé le régime des charges de copropriété comme relevant du régime de la libre circulation des capitaux, une cassation interprétative mettrait fin à l’interprétation restrictive par la Cour de l’article 345 du TFUE, dont la lettre précise très clairement que la propriété privée relève de la seule compétence nationale. Elle aurait pour effet d’exclure qu’à l’avenir la solution de l’arrêt ne soit reproduite dans des contentieux ultérieurs.
De la même manière, lorsque la Cour juge que la directive sur le temps de travail s’applique aux forces armées, alors que la défense relève de la compétence exclusive des États en vertu de la lettre même de l’article 4 du TUE, une cassation interprétative, si elle existait et venait à être mise en œuvre, mettrait fin à cette irruption jurisprudentielle dans la compétence nationale, si Parlement et Conseil la jugeaient comme telle, en excluant une réitération de la solution jurisprudentielle dans tout contentieux futur.
Le risque de crise institutionnelle s’en trouverait réduit, car point ne serait plus besoin d’aller s’aventurer, pour les États qui s’estimeraient, à raison ou à tort, atteints illégitimement dans leurs compétences, sur les terres de la “nullification” –autrement plus dangereuse– faute de solution alternative.
La solution existerait, par la voie légale, légitime, équilibrée et efficace. Elle ne serait pas nécessairement la seule, la voie politique n’étant pas exclue, mais elle aurait le mérite de constituer un véritable contre-pouvoir. Les États resteraient libres d’en user, mais ils auraient la faculté non illusoire de le faire, et ainsi de corriger les solutions de la Cour, sans remettre en cause le système institutionnel lui-même, s’ils n’en avaient l’intention. La légitimité de ce mécanisme serait indiscutable, puisque ce sont les États qui fondent et constituent l’UE, et non l’inverse.
Bien sûr, tout ceci nécessiterait une réflexion plus approfondie, car en pareille matière, toute précipitation doit être exclue. Mais, il nous semble que l’idée mérite d’être étudiée. Le système institutionnel de l’UE se doterait par là d’une meilleure séparation des pouvoirs, dans le sillage de la philosophie de Montesquieu, renforçant indéniablement, pour reprendre l’expression de l’immense Abraham Lincoln, la légitimité de tout « Gouvernement du peuple, par le peuple et pour le peuple ».