Quelle responsabilité de l'État pour les dommages causés lors de manifestations ? Par Alex Ouvrelle, Avocat.

Quelle responsabilité de l’État pour les dommages causés lors de manifestations ?

Par Alex Ouvrelle, Avocat.

7527 lectures 1re Parution: Modifié: 1 commentaire 5  /5

Explorer : # responsabilité de l'État # dommages manifestations # indemnisation # crimes et délits

L’important mouvement de mobilisation contre le projet de réforme des retraites, et de récentes décisions de justice rendues dans ce domaine, sont l’occasion de faire un point sur l’application du régime de responsabilité de l’État du fait des attroupements ou de rassemblements aux dommages causés lors de manifestations.

-

Depuis janvier 2023 de nombreuses manifestations sont organisées partout en France et ont pu engendrer des dégradations, causées à des biens appartenant à des personnes privées (voitures, vitrines et devantures de commerces, etc.) ou publiques (mobilier urbain, monuments, éclairage public, etc.).

La responsabilité de l’État peut être recherchée pour ces dommages, et les décisions rendues depuis plusieurs années et condamnant ce dernier montrent qu’il s’agit d’un recours pouvant être utilement mis en œuvre par les victimes pour obtenir une indemnisation.

Ce régime de responsabilité trouve son fondement dans l’article L211-10 du Code de la sécurité intérieure qui dispose que :

« L’Etat est civilement responsable des dégâts et dommages résultant des crimes et délits commis, à force ouverte ou par violence, par des attroupements ou rassemblements armés ou non armés, soit contre les personnes, soit contre les biens (…) ».

Selon ce texte et la jurisprudence en la matière, la responsabilité de l’État peut être engagée lorsque trois conditions sont réunies.

1 - L’existence d’un dommage.

Pour pouvoir demander une indemnisation sur ce fondement, il est nécessaire de justifier de l’existence d’un dommage chiffrable causé à des biens ou à des personnes.

S’agissant des dommages aux biens, ceux-ci sont nombreux et les exemples ne manquent pas : dommage au mobilier urbain [1], à des véhicules [2], dégradation de vitrines [3], d’équipements publics [4], voire une toiture incendiée par une « fusée parachute » lancée par un manifestant [5].

Il peut aussi s’agir de dommages indirects, comme les frais de nettoyage des voies publiques engagés par une collectivité suite à la manifestation [6].

Ce régime de responsabilité permet aussi d’indemniser les dommages causés à des personnes.

À ce titre, il a récemment été rappelé que les dispositions de l’article L211-10 visent non seulement les dommages causés directement par les auteurs de ces crimes ou délits, mais aussi ceux que peuvent entraîner les mesures prises par l’autorité publique pour le rétablissement de l’ordre [7].

Les manifestants blessés par les mesures prises par les forces de l’ordre peuvent ainsi être indemnisés sur ce fondement. Cela implique notamment les dommages causés par : des tirs de flashball [8], l’explosion d’une grenade lacrymogène [9], voire de grenades offensives lancées par les forces de l’ordre [10].

2 - Le dommage doit avoir été causé par des crimes ou délits commis à force ouverte ou par violence.

Le dommage doit avoir été causé par des crimes ou délits commis à force ouverte ou par violence.

Ce critère exclut donc les dommages causés par des dégradations non volontaires résultant d’accidents ou de mouvements de foules [11].

Il demeure que les délits venant sanctionner les atteintes aux biens et invocables dans ce régime de responsabilité sont nombreux : dégradation par des inscriptions [12] ; la destruction de biens [13], l’incendie [14], le vol [15], etc.

Il faudra cependant veiller à ce que ces agissements ne soient pas de nature contraventionnelle, car ceux-ci sont exclus de ce régime [16].

Ces crimes ou délits doivent avoir été commis par force ouverte ou par violence, ce qui ne pose généralement pas de difficulté si les dommages résultent d’une infraction dont le caractère violent ne fait pas de doute.

3 - L’existence d’un lien entre les crimes ou délits commis et l’attroupement ou le rassemblement.

Ces crimes ou délits doivent avoir été commis par un attroupement ou un rassemblement.

L’attroupement et le rassemblement peuvent se définir comme un groupe de personne qui se rassemblent, de manière prévue et organisée (pour une manifestation ou une réunion) ou de manière spontanée à la suite d’un évènement (victoire sportive, catastrophe, attentat, accident etc.), et qui agissent de manière collective [17].

Ce groupe de personne doit avoir une certaine taille, les petits groupes isolés n’étant pas considérés comme constituant un attroupement ou rassemblement [18].

Sont toutefois exclus de ce régime de responsabilité les dommages causés par des groupes constitués et organisés à seul fin de commettre un délit [19].

Les juges vont donc s’attacher à étudier la spontanéité de la commission des infractions.

Le Conseil d’État a récemment réaffirmé ces critères en jugeant que les actes délictuels devaient procéder d’une action spontanée, dans le cadre ou le prolongement d’un attroupement ou d’un rassemblement, et non pas d’une action préméditée et organisée par un groupe structuré à seule fin de les commettre [20].

Dans trois arrêts récents, la Cour administrative d’appel de Toulouse a repris ces règles dans le considérant de principe suivant [21] :

« 3. Ne peuvent être regardés comme étant le fait d’un attroupement ou rassemblement au sens de ces dispositions les actes délictuels commis sur des biens privés alors qu’ils ne procédaient pas d’une action spontanée dans le cadre ou le prolongement d’un attroupement ou rassemblement mais d’une action préméditée, organisée par un groupe structuré à seule fin de les commettre ».

4 - Application de ces principes à des dommages causés lors de manifestations.

L’application de ces critères à des dommages causés lors d’une manifestation conduit à distinguer trois cas de figure.

Le premier cas et le plus simple est celui où les dégradations sont commises sur des biens situés sur le parcours de la manifestation [22] ou à proximité de celui-ci [23].

Dans ce cas, il existe une forte présomption permettant d’affirmer que les dommages ont été causés par des manifestants qui, agissant de manière spontanée au cours de la manifestation, ont commis un délit « dans le feu de l’action ».

Cependant, est presque systématiquement discuté le rôle dans la commission de l’infraction de certains groupes isolés présents dans la manifestation ou en marge de celle-ci (black-block, « casseurs », délinquance locale, etc.), qui s’y seraient rendus de manière organisée et structurée dans l’intention de commettre des infractions.

Pour exclure une indemnisation en pareille circonstance, les juridictions exigent des éléments précis et circonstanciés pour établir que les faits auraient été commis par ces groupes isolés constitués et organisés dans le seul but de commettre des délits [24].

Les décisions récemment rendues en la matière dénotent de la rigueur de ces exigences puisque ne sont pas suffisants pour exclure une indemnisation :

  • Le fait que certains des individus participant à la manifestation aient agi le visage dissimulé ou munis de projectiles [25] ;
  • Le fait qu’aient été identifiés par les forces de l’ordre parmi les manifestants de « jeunes individus appartenant à la délinquance locale », de « jeunes individus, visages dissimulés » et que la presse ait relaté la présence de « casseurs qui se seraient introduits parmi les manifestants » [26].
  • La circonstance que les dommages aient été causés à l’aide d’une disqueuse. Cela ne suffisant pas à considérer que les dommages auraient été causés par des « casseur » animés par la seule intention de commettre des délits [27] ;

Le second cas est celui où les dommages sont commis par un groupe se détachant du cortège principal de la manifestation pour commettre des violences.

Ces dommages pourront être indemnisés s’il est démontré qu’ils ont été causés par un prolongement spontané du rassemblement initial [28].

Ce critère sera étudié selon des éléments très concrets : l’éloignement des lieux où ont eu lieu les dégradations par rapport au trajet de la manifestation, l’heure à laquelle sont survenues les dégradations par rapport à ce passage, tout élément objectif permettant de démontrer que les personnes ayant commis les infractions faisaient partie du rassemblement initial, etc.

Par exemple il a très récemment été jugé que malgré le fait que la boutique vandalisée était située à 15 minutes à pied du trajet de la manifestation, les images de vidéosurveillance permettant de constater la présence de manifestants « gilets jaunes » en son sein ont permis de retenir l’existence d’un lien entre les dégradations et la manifestation [29].

A l’inverse, des dégradations commises loin du cortège par des personnes masquées et vêtues de noir dont rien n’indique qu’elles faisaient parties de la manifestation ne peuvent être indemnisées sur le fondement de ce régime de responsabilité [30]. De la même façon, dans un contexte particulier de violence urbaine à Grenoble, des dégradations bien que commises concomitamment à une manifestation « gilets jaunes » ont été jugées comme résultant d’actions préméditées d’individus en vue de la destruction de bien d’autrui [31].

Le troisième et dernier cas est celui où le rassemblement est organisé à l’avance avec une intention délictuelle.

Cette qualification n’est généralement plus donnée par les juridictions aux manifestations classiques consistant en un défilé de personnes organisé sur la voie publique (y compris si celles-ci ne sont pas déclarées), et pas même pour des actions plus virulentes comme celles entreprises dans le cadre de ZAD [32].

Outre les cas précédemment évoqués de groupes organisés à seule fin de commettre un délit (« commando », braquage, etc.), seules certaines manifestations à des fins de revendication ont été considérées par les juridictions comme ayant été organisées dans une intention délictuelle : cela concerne particulièrement les barrages routiers réalisés pour manifester.

De récentes décisions ont en effet été rendues concernant des opérations de blocage et de filtrage de la circulation sur l’autoroute [33], autour de plateformes logistiques [34], ou au niveau de ronds-points [35], et qui excluent la mise en œuvre de ce régime de responsabilité de l’État.

Ces récentes décisions marquent une rupture avec la jurisprudence antérieure qui acceptait par exemple l’indemnisation des dommages causés par des barrages routiers organisés par des manifestants du secteur des transports routiers [36].

Il ressort de ces récentes décisions que ce type de rassemblement est considéré comme ayant été organisé dans la seule intention de commettre un délit, notamment celui d’entrave à la circulation [37].

La commission de l’infraction n’est donc pas intervenue spontanément à l’occasion d’un rassemblement ou d’un attroupement. Il en résulte que les dommages causés par un barrage routier ne pourront être pris en charge sur le fondement de l’article L211-10 du Code de la sécurité intérieure.

Alex Ouvrelle,
Avocat en droit public et droit de la construction
Barreau de Saint-Etienne
https://www.arego-avocats.fr/

Recommandez-vous cet article ?

Donnez une note de 1 à 5 à cet article :
L’avez-vous apprécié ?

19 votes

Cet article est protégé par les droits d'auteur pour toute réutilisation ou diffusion (plus d'infos dans nos mentions légales).

Notes de l'article:

[1CAA de Paris, 21 mars 2023, n021PA00078.

[2CAA de Douai, 9 mars 2023, n°21DA02613.

[3CAA de Toulouse, 7 mars 2023, n°21TL03780.

[4Eclairages, espaces verts, etc. TA, 21 avr. 2022, n°1904438.

[5TA de Paris, 7 mars 2023, n°2105534.

[6CE, 18/11/1999, Cme de Roscoff, req. n°17318, récemment pour la Métropole de Toulouse : TA de Toulouse, 21 avr. 2022, n°1904448.

[7CAA de Toulouse, 21 février 2023, n° 22TL20296.

[8TA de Bordeaux, 21 fév. 2023, n°2004349.

[9CAA de Nantes, 19 Mai 2021 - n° 20NT02603.

[10CAA de Toulouse, 21 fév. 2023, 22TL20296.

[11CE, 19 mai 2000, Région Languedoc-Roussillon, 203546.

[12Article 322-1 alinéa 2 du Code Pénal.

[13Article 322-1 alinéa 1 du Code Pénal.

[14Article 322-6 alinéa 1 du Code Pénal.

[15Article 311-3 du Code Pénal.

[16Par exemple pour des dégradations de peinture n’entrainant que des dommages légers : art. 322-1 alinéa 2 du Code pénal ; Conseil d’État, 26/03/2004, req. n°192795.

[17L. Dutheillet de Lamotte et G. Odinet AJDA 2017 p. 524 « L’introuvable attroupement ».

[18en l’occurrence des groupes de 3-4 personnes : CE, 3 mars 2003, 242720.

[19Par exemple pour un « commando » : CE, 12 nov. 1997, compagnie d’assurances générales de France et autre, n°150224.

[20CE, 28 oct. 2022, n°451659.

[21CAA de Toulouse, 17 janv. 2023, 21TL01451, 21TL01452, 21TL01453.

[22Pour une manifestation « gilet jaune » : CAA de Lyon, 23/02/2023, n°21LY00665 ; pour les manifestations contre la loi El Khomri : CAA de Paris, 21 mars 2023, n°21PA00078.

[23CAA de Toulouse, 17 janv. 2023, n°21TL01451.

[24CAA de Toulouse, 17 janv. 2023, n°21TL01451.

[25CAA de Toulouse, 7 mars 2023, n°21TL03780.

[26CAA de Lyon, 4ème chambre, 23/02/2023, 21LY00665.

[27CAA de Paris, 12 mai 2022, n°21PA04931.

[28CE, 30 décembre 2016, 386536.

[29TA de Paris, 28 mars 2023, n°2018293.

[30TA, 7 fév. 2023, n°2009060.

[31TA de Grenoble, 20 sept. 2022, 2006704.

[32Par exemple CAA de Toulouse, 21 fév. 2023, 22TL20296.

[33CE, 28 oct. 2022, n°451659.

[34CE, 30 déc. 2016, n°389835.

[35CAA de Toulouse, 7 mars 2023, n°21TL04565.

[36Ex : CE, 27 mai 2009, n° 305232, Société Zurich Intel France.

[37Art. L412-1 du Code de la route.

Commenter cet article

Discussion en cours :

  • par cris , Le 19 octobre 2023 à 20:40

    Bonjour
    Qui paie les indemnisations lorsque l’état est reconnu responsable ?
    Le ministère de l’intérieur ?
    Le ministère de l’économie ?
    Le fonds de garantie renfloué par une part des contrats dassurances ?
    Dans l’attente, bonne continuation.

A lire aussi :

Village de la justice et du Droit

Bienvenue sur le Village de la Justice.

Le 1er site de la communauté du droit: Avocats, juristes, fiscalistes, notaires, commissaires de Justice, magistrats, RH, paralegals, RH, étudiants... y trouvent services, informations, contacts et peuvent échanger et recruter. *

Aujourd'hui: 156 340 membres, 27854 articles, 127 257 messages sur les forums, 2 750 annonces d'emploi et stage... et 1 600 000 visites du site par mois en moyenne. *


FOCUS SUR...

• Assemblées Générales : les solutions 2025.

• Avocats, être visible sur le web : comment valoriser votre expertise ?




LES HABITANTS

Membres

PROFESSIONNELS DU DROIT

Solutions

Formateurs