Le lundi 31 mars 2025 restera marqué d’une pierre blanche dans l’histoire politique française. La condamnation de Marine Le Pen à cinq ans d’inéligibilité, assortie de l’exécution provisoire, dans l’affaire des assistants parlementaires européens du Front National vient en effet de secouer le paysage politique hexagonal.
Alors que tous les sondages la plaçaient en position de favorite pour l’élection présidentielle de 2027, avec des intentions de vote atteignant les 37% dès le premier tour selon le dernier sondage Ifop, la présidente du groupe Rassemblement National à l’Assemblée nationale se voit désormais privée de la possibilité de briguer la magistrature suprême.
Cette décision de justice, qui condamne également huit autres élus ou anciens élus du parti, suscite des réactions passionnées et ravive un certain nombre de questionnements à la frontière du juridique et du politique.
Parmi eux, on dénombre celui sur le point de savoir si une personne déclarée inéligible est - ou non - susceptible d’entrer au gouvernement.
En effet, l’article 131-26 du Code pénal contient la disposition terminale suivante :
« L’interdiction du droit de vote ou l’inéligibilité prononcées en application du présent article emportent interdiction ou incapacité d’exercer une fonction publique ».
Deux lectures peuvent être faites de cette norme.
D’une part, une interprétation stricto sensu de la notion de fonction publique conduit à circonscrire celle-ci à celle des agents de l’Administration. Cette lecture restrictive pourrait conduire à considérer qu’il n’existe ni interdiction, ni incapacité à nommer au gouvernement un individu qui ferait l’objet d’une peine d’inéligibilité.
D’autre part, une interprétation plus extensive est toutefois envisageable, puisque l’article 433-3 du Code pénal est inséré dans une section intitulée « Des menaces et actes d’intimidation commis contre les personnes exerçant une fonction publique » et dispose en son alinéa premier que :
« Est punie de trois ans d’emprisonnement et de 45 000 euros d’amende la menace de commettre un crime ou un délit contre les personnes ou les biens, proférée à l’encontre d’une personne investie d’un mandat électif public, d’un magistrat, d’un juré, d’un avocat, d’un officier public ou ministériel, d’un militaire de la gendarmerie nationale, d’un fonctionnaire de la police nationale, des douanes, de l’inspection du travail, de l’administration pénitentiaire ou de toute autre personne dépositaire de l’autorité publique, d’un sapeur-pompier professionnel ou volontaire, d’un gardien assermenté d’immeubles ou de groupes d’immeubles ou d’un agent exerçant pour le compte d’un bailleur des fonctions de gardiennage ou de surveillance des immeubles à usage d’habitation en application de l’article L271-1 du Code de la sécurité intérieure, dans l’exercice ou du fait de ses fonctions, lorsque la qualité de la victime est apparente ou connue de l’auteur ».
Or, cet inventaire à la Prévert retient la catégorie des « personnes dépositaires de l’autorité publique » et l’on sait, notamment à l’aune d’une décision rendue en Assemblée plénière dans le cadre de l’affaire Lagarde - Tapie, qu’un ministre relève bel et bien de cette qualification juridique (Cass. Plén., 22 juillet 2016, n° 16-80.133).
Cette seconde branche de l’alternative a pour elle l’avantage d’assurer la cohérence interne du Code pénal. Il serait en effet paradoxal que le législateur ait entendu exclure les ministres du champ d’application de l’article 131-26, alors même qu’ils figurent implicitement parmi les personnes dépositaires de l’autorité publique visées par d’autres dispositions du même code.
Deux nuances significatives doivent toutefois être apportées à ce raisonnement.
En premier lieu, si séduisante soit-elle sur le plan théorique, cette interprétation extensive n’a, à notre connaissance, jamais été expressément consacrée par la jurisprudence. Le vide jurisprudentiel en la matière laisse subsister une zone d’ombre juridique dont pourrait se prévaloir un exécutif désireux de s’affranchir des conséquences d’une condamnation à l’inéligibilité.
En second lieu, cette absence de précédent nous invite à reconsidérer la formulation même du problème. Il convient de rappeler ce principe fondamental : une norme juridique dépourvue d’autorité de contrôle et de mécanisme de sanction perd de facto son caractère contraignant.
Cette position trouve un écho dans les réflexions de la Professeure Véronique Champeil-Desplats qui soulève des interrogations fondamentales quant à l’effectivité des normes juridiques. Dans son analyse publiée aux Cahiers du Conseil constitutionnel (n° 21, janvier 2007), elle observe que « la normativité d’un énoncé est souvent liée à sa structure déontique » mais la simple formulation d’un impératif « n’implique pas nécessairement la normativité d’un énoncé ».
Plus topiquement encore, elle met en évidence que « les ressorts normatifs d’un énoncé [...] sont étroitement liés aux usages argumentatifs des acteurs au moment de la phase de l’application de l’énoncé ». Cette perspective corrobore notre argument selon lequel l’absence de mécanisme d’application vide la norme de sa substance contraignante.
Or, la nomination d’un ministre s’inscrit dans la catégorie des « actes de gouvernement », une jurisprudence séculaire et constante les rendant insusceptibles de recours juridictionnel. Cette doctrine, consacrée dès 1875 avec l’arrêt fondateur Prince Napoléon (CE, 19 février 1875), a été récemment réaffirmée dans la décision du 3 août 2021 (n° 443899) concernant la contestation de la nomination d’Éric Dupond-Moretti comme garde des Sceaux. Le juge administratif suprême a alors rappelé sa position traditionnelle : le choix des ministres constitue un domaine réservé où le contrôle juridictionnel ne saurait s’immiscer.
En d’autres termes, si à l’issue des opérations électorales de 2027, le nouveau président de la République décidait de faire entrer Marine Le Pen au gouvernement en dépit de sa condamnation à l’inéligibilité, aucune juridiction ne serait, en l’état actuel du droit positif, susceptible d’être saisie pour s’y opposer.
Les seules contraintes pesant sur le chef de l’État seraient d’ordres moral et politique, mais la légitimité conférée par les urnes suffirait vraisemblablement à lever cette dernière. Quant aux considérations morales, l’histoire récente des démocraties occidentales a suffisamment démontré leur fragilité face aux assauts du pragmatisme politique.
La décision rendue ce 31 mars 2025 dépasse donc largement le simple sort judiciaire de Marine Le Pen. Elle révèle une faille systémique dans l’articulation entre justice pénale et fonctionnement institutionnel de notre République. Cette affaire met en exergue les limites inhérentes à notre État de droit face aux zones grises juridiques où le droit positif achoppe sur l’exercice du pouvoir exécutif.
Discussions en cours :
Ce commentaire ne manque pas d’intérêt, mais ne peut passionner les foules qui, profanes en matière juridique, veulent simplement comprendre si Marien Le Pen relève d’une incrimination pénale solide. Pour qui a fait l’effort de lire toute la décision et qui nest un praticien confirmé, il n’y a guère de doute. On ne voit pas en quoi la Cour d’Appel pourrait ne pas entrer dans les liens de la prévention, comme on dit. Les infractions ont été caractérisées avec soin par le Tribunal et les faits sont incontournables. Dès lors, l’issue judiciaire est inéluctablement négative et l’arrêt sera confirmatif même en cas de changement de stratégie pour atténuer les peines principales des divers prévenus. Dans ce contexte, la question de l’inéligibilité avec exécution provisoire n’est qu’une péripétie, puisque ce qui compte c’est d’obtenir in fine un élargissement, ce qui s’avère hors de portée !
L’article de Me Romain Geoffret démontre de façon magistrale les failles et les limites du jugement du 31 mars dernier du tribunal correctionnel de Paris ! Son analyse est claire et pédagogique, elle montre la grande incertitude qu’à créée ce jugement qui , à mon sens sera certainement largement remanié en appel ! Qu’il soit remercié pour son commentaire qui me rappelle mes jeunes années d’étudiant en droit.