Religion et travail, que dit le droit ?

Par Liora Benhamou, Avocat.

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Explorer : # liberté et pratique religieuse # entreprise # réglementation # discrimination

En ces temps troublés par l’activisme religieux, la radicalisation, et les tensions intra et extra-communautaires, l’employeur peut faire face à des manifestations religieuses dans l’entreprise.

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Selon le baromètre du fait religieux en entreprise réalisé par l’Observatoire du fait religieux (édition 2019), 70% des sondés rencontrent régulièrement ou occasionnellement des problématiques liées au fait religieux au travail.

Cela prouve bien la recrudescence de l’expression religieuse sur le lieu de travail.

La liberté de religion peut se heurter à l’intérêt de l’entreprise. Ainsi, l’expression de la pratique religieuse peut-elle être limitée dans la sphère professionnelle ?

Dans l’entreprise, non soumise au principe de laïcité, la liberté de religion est la règle et le salarié est en droit de manifester ses convictions.

La question est donc de savoir comment l’employeur peut réguler ces pratiques sur le lieu de travail en appliquant la loi, afin de pouvoir maintenir un climat social serein, et permettre le bon fonctionnement de l’entreprise.

Peut-on interdire à un salarié d’exprimer sa conviction religieuse sur le lieu de travail ?

La réponse est non.

En France, la liberté d’expression religieuse en entreprise est pleine et entière, élevée au rang de liberté fondamentale.

Après de multiples débats politiques, et décisions jurisprudentielles controversées [1], il a été acté que la laïcité imposée dans l’espace public s’arrêtait aux portes de l’entreprise.

Il s’agit aujourd’hui d’une règle générale et impérative, applicable à toutes les entreprises sur le sol français.

Le principe est que le salarié peut exprimer ses idées, convictions, croyances philosophiques, politiques, culturelles et religieuses dans l’entreprise, sans craindre une procédure disciplinaire à son égard, ou une mesure discriminatoire. Ce principe a d’ailleurs été intégré dans le Code du travail [2].

La seule limite à ce principe reste le prosélytisme, autrement dit la volonté du salarié d’imposer ses idées et ses convictions, par pression et violence. Mais il ne faut pas tomber dans le cliché banalisé : le port de vêtements religieux, que ce soit le foulard, la kippa, la croix ou le turban n’est qu’une expression d’une pratique religieuse, et pas l’expression publique de l’appartenance à une religion. Ce n’est donc pas en soi un comportement prosélyte.

Comment peuvent se manifester les pratiques religieuses en entreprise ? Quel est leur impact sur l’exécution du contrat de travail ?

La plupart du temps, l’expression des convictions religieuses est plutôt passive, et se manifeste par le port d’un signe ou d’un vêtement religieux.

Sont apparues ensuite les demandes particulières des salariés en rapport avec leur religion : la demande de congé pour fête religieuse, la demande d’aménagement d’horaires pour pratique religieuse, ou la prière durant la pause déjeuner sur le lieu de travail.

Plus récemment, d’autres problématiques inquiétantes ont vu le jour, encore plus lourdes de conséquences pour l’entreprise : la pratique du jeûne religieux entraînant un risque sécuritaire du fait de la fatigue en découlant pour le salarié concerné, le refus de se soumettre à la visite médicale obligatoire pour les femmes, ou encore l’insubordination aux ordres du fait d’un manager appartenant au sexe opposé.

Dans toutes ces hypothèses, il est interdit de limiter le salarié dans sa liberté de se vêtir, de s’exprimer, et d’aller et venir, sans craindre un risque d’action en discrimination.

Néanmoins, la religion n’autorise pas le salarié à se soustraire aux obligations qui découlent de son contrat de travail. Ainsi, le refus par le salarié d’accomplir entièrement la tâche pour laquelle il a été embauché constitue une faute susceptible d’être sanctionnée.

Une jurisprudence rappelle qu’un employé au rayon boucherie d’un magasin alimentaire ne peut refuser de toucher à de la viande de porc en raison de sa confession [3]. Il a également été jugé que les refus répétés de se soumettre aux directives d’une femme relèvent de l’insubordination, et peuvent être sanctionnés.

En résumé, le refus d’exécuter une mission contractuelle pour un motif religieux peut entraîner une sanction disciplinaire, voire un licenciement.

Par ailleurs, si un salarié fait une demande de congé (peu important le motif), l’employeur peut la refuser pour des impératifs liés à l’organisation du service.

L’employeur devra procéder de la même façon que pour une demande de congé classique, même s’il connaît le motif religieux de cette absence. Néanmoins, il faudra garder à l’esprit que s’il n’existe aucun inconvénient à ce que la demande du salarié soit satisfaite, l’employeur devra y donner une suite favorable.

Naturellement, si le salarié s’absente alors qu’il n’y a pas été autorisé par l’employeur, il s’agira d’une faute pouvant mener à licenciement, même si l’absence a pour motif une fête ou un rite religieux.

De même, si un salarié fait une demande d’aménagement d’horaires pour permettre l’accomplissement de rites religieux (prière, cérémonie, etc), l’employeur est en droit de la refuser pour le bon fonctionnement de l’entreprise et du service.

Autrement dit, le pouvoir de direction de l’employeur reste plein et entier, même si la demande du salarié est liée à l’exercice de sa religion.

En revanche, en ce qui concerne le jeûne, il est interdit aux employeurs de licencier un salarié pour « désorganisation de l’entreprise » si ce dernier fait une pause pour s’alimenter aux heures autorisées [4]. Il est également interdit de contraindre un salarié à rompre un jeûne motivé pour des raisons religieuses.

En revanche, si la santé du salarié ou celle de ses collègues est en péril (faiblesse, hypoglycémie, etc), l’employeur est en droit de prendre les mesures nécessaires pour les préserver. Dans ce cas, il est possible de retirer le salarié à jeun de son poste de travail.

Ces exemples intéressent la bonne exécution des missions contractuelles du salarié, malgré l’exercice de sa religion sur le lieu de travail, et les règles qui en découlent relèvent du bon sens et de la loi.

Mais en pratique, il existe des leviers à la disposition des employeurs pour clarifier et concilier les impératifs professionnels liés à l’activité de l’entreprise, et le vivre ensemble.

Dans quelle mesure les employeurs peuvent-ils mettre en place des procédures internes pour concilier religion et missions contractuelles ?

La première mesure à mettre en place est le règlement intérieur, et sa clause de neutralité [5]. Peu importe l’effectif de la structure, (même si cet effectif est inférieur à 50 salariés, seuil rendant obligatoire le règlement intérieur), il est possible de le mettre en place.

Une telle clause permet aux entreprises d’encadrer la liberté religieuse de leurs salariés, à condition que ces restrictions soient justifiées par l’exercice d’autres libertés fondamentales, par les nécessités du bon fonctionnement de l’entreprise et si elles sont proportionnées au but recherché.

Dans le cadre d’un éventuel contentieux prud’homal, les conseillers devraient donc avoir le raisonnement suivant : existe-t-il une clause dans le règlement intérieur justifiant de telles restrictions ? Cette clause est-elle justifiée et proportionnée ?

Ainsi, la restriction sera parfaitement justifiée si elle permet d’éviter un risque sanitaire, ou un danger pour la santé du salarié concerné et/ou celles de ses collègues (dans le cas notamment de manipulations d’engins dangereux, de produits chimiques, de ports de charges lourdes). Il ne faut pas que le port d’un vêtement religieux ou d’une manifestation religieuse en général annihile l’utilité des équipements de protection.

Dans une affaire récente de la Cour de cassation, la chambre sociale rappelle à ce titre que l’employeur ne peut pas licencier un salarié pour faute grave du fait du port d’une barbe (le salarié en l’espèce ayant refusé de la tailler), si cela n’entraîne pas réellement un risque sécuritaire pour le salarié ou ses collègues [6].

Le second levier à la disposition des employeurs (en complément du règlement intérieur) serait la rédaction d’une charte ou d’un guide, afin de transmettre sereinement aux salariés la politique de neutralité mise en place dans l’entreprise. A elle seule, sans règlement intérieur, elle n’aura pas de valeur normative et ne pourra pas servir de fondement légal à une sanction disciplinaire.

En revanche, une telle charte permettra d’exposer aux salariés le but de cette nouvelle politique de neutralité, sans froisser les susceptibilités et sans éveiller les craintes de discrimination.

Ce qui est recherché est le mieux vivre ensemble.

Grâce à une telle clause de neutralité, l’employeur aura la possibilité de sanctionner des comportements inadaptés et contraires à la cohésion d’équipe, à l’exercice des missions, et à la sécurité.

Qu’entraîne une violation de cette clause de neutralité pour les salariés ?

En présence d’une clause de neutralité dans le règlement intérieur, les contrevenants s’exposent à une sanction disciplinaire pouvant mener au licenciement pour faute.

Et les cas sont nombreux !

Le refus d’une cuisinière de goûter aux plats de viande non hallal et de toucher les bouteilles de vin, le refus par un salarié d’une nouvelle affectation sur du matériel de guerre sous prétexte que son appartenance aux témoins de Jéhovah s’y oppose, ou encore le refus d’un psychothérapeute salarié de conseiller les couples homosexuels en raison de ses convictions religieuses.

Ces cas ont entraîné des licenciements pour faute, validés par la Cour de cassation, voire par la Cour européenne des droits de l’homme.

Mais il convient d’être réfléchi, de favoriser le dialogue et de prendre toujours des décisions mesurées.

Sans règlement intérieur et, par conséquent, sans clause de neutralité, les sanctions prises à l’encontre d’un salarié, pour avoir manifesté ou défendu ses convictions religieuses, peuvent être lourdes de conséquences dans le cadre d’un contentieux prud’homal (action en discrimination, licenciement nul, etc).

Néanmoins, que les employeurs soient rassurés, la Cour de cassation a eu l’occasion de juger que la restriction à la liberté religieuse sans clause de neutralité peut être légitime si elle répond à une exigence professionnelle essentielle et déterminante.

Cette exigence doit être objectivement dictée par la nature ou les conditions d’exercice de l’activité professionnelle. A l’employeur de démontrer ces derniers éléments qui sont strictement appréciés par les juges [7].

Les employeurs auront donc à jouer un rôle important pour concilier l’intérêt de l’entreprise et la liberté religieuse des salariés.

Liora BENHAMOU
Avocat en droit social/ Employment law attorney

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Notes de l'article:

[1On se souviendra notamment de l’affaire Babylou, Cass. soc., 19 mars 2013, n°11-28845 ; Cass., ass. plen., 25 juin 2014, n° 13-28369.

[2Articles L1121-1 et L1132-1.

[3Cass. Soc. 24 mars 1998, n°95-44738.

[4CA Paris, 6 juin 1991, n°37011/90.

[5Article L1321-2-1 du Code du travail.

[6Cass. Soc. 8 juillet 2020, 18-23743.

[7Cass. Soc. 8 juillet 2020, 18-23743.

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