La Quadrature du Net recadrée par la CJUE. Par Arnaud Dimeglio, Avocat.

La Quadrature du Net recadrée par la CJUE.

Par Arnaud Dimeglio, Avocat.

3990 lectures 1re Parution: Modifié: 3.63  /5

Explorer : # protection des données # droits fondamentaux # conservation des adresses ip # jurisprudence européenne

À propos de l’arrêt de la CJUE du 30 avril 2024, La Quadrature du Net e.a contre Premier ministre et ministère de la Culture, n° C-470/21 [1].

-

À la veille des élections européennes, après tant d’années d’égarement, cet arrêt marque le retour de notre droit et de notre démocratie.
La Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) vient de préciser ses précédentes jurisprudences, lesquelles avaient profondément affecté notre droit [2].

Dans ce nouvel arrêt, la CJUE vient en effet de reconnaître que la conservation généralisée et indifférenciée des adresses IP par les fournisseurs de services de communications électroniques ne constitue pas nécessairement une ingérence grave dans les droits fondamentaux des personnes concernées.

Le fait d’utiliser l’adresse IP afin d’identifier l’auteur d’une infraction, en l’espèce au droit d’auteur, permet non pas de le « surveiller » comme le prétend l’association la Quadrature du Net, mais de faire respecter la loi !

Cela implique qu’une autorité telle que la HADOPI puisse utiliser cette donnée, même lorsqu’il ne s’agit pas d’une infraction grave.

La Cour souligne néanmoins que des conditions doivent être respectées afin de ne pas porter atteinte aux droits des personnes concernées :

  • La conservation par les fournisseurs de services de communications électroniques des données d’identité, des adresses IP, de trafic et de localisation doit être effectuée de manière séparée et effectivement étanche,
  • Dans le but que les autorités qui y accèdent ne puissent établir le profil détaillé des personnes soupçonnées d’avoir commis une infraction,
  • Le contrôle préalable par une juridiction ou une entité administrative indépendante, en cas de nouvelle récidive de la personne concernée, de la mise en relation de son identité avec le titre de l’œuvre protégée,
  • Le contrôle du système de traitement de données utilisé par l’autorité, par un organisme indépendant ayant la qualité de tiers par rapport à celle-ci afin de vérifier son intégrité, son efficacité et sa fiabilité.

Cet arrêt ne valide pas ainsi « la fin de l’anonymat en ligne » comme le prétend, dans son communiqué, l’association à tendance libertaire. Il marque au contraire le retour du droit après la déconstruction massive à laquelle nous avons assisté ces dernières années.

Cet arrêt n’est pas non plus un « signe très fort lancé aux pays autoritaires » comme le dénonce la fameuse association : il met fin au risque d’« impunité généralisée » souligné dans ses conclusions par l’Avocat général Szpunar de la CJUE.

En dépit des apparences, la Quadrature du Net n’est pas carrée. Elle ne défend pas le droit, elle le déconstruit. L’adresse IP est la clé de voûte du droit de l’Internet. Supprimez-la, et tout s’écroule.

Mais ne vous inquiétez pas : si une personne continue de télécharger illégalement une œuvre protégée par droit d’auteur malgré le fait qu’elle ait reçu deux recommandations de l’autorité, cette dernière ne pourra pas mettre en relation l’identité de cette personne et les fichiers illicites sans un contrôle préalable d’une autre autorité administrative indépendante ou judiciaire.

Cela fait partie des nombreuses concessions obtenues par la Quadrature du net dans ce contentieux. Ce qui prouve son utilité, même si nous pensons que cette condition est davantage théorique que pratique.

Il ne faudrait pas croire que toutes les revendications de cette association sont justifiées. Il en est certaines qui vont trop loin. Il est bien que la CJUE ait réussi ainsi à la recadrer.

Le travail de reconstruction ne fait que commencer.

Il va falloir réviser nos lois à la lumière de cette nouvelle jurisprudence afin que l’on puisse accéder à l’adresse IP des auteurs d’infractions pénales réprimées d’une peine d’emprisonnement de moins d’un an, et d’auteurs d’infractions civiles.

Comme le reconnaît dans son arrêt la CJUE :

« l’accès aux adresses IP peut constituer le seul moyen d’investigation permettant l’identification effective de la personne à laquelle cette adresse était attribuée au moment de la commission de l’infraction » (point 117).

Il faut souligner ici le réalisme, le pragmatisme de la Cour qui reconnaît implicitement que les données d’identité communiquées par les internautes aux hébergeurs peuvent être fantaisistes, et empêcher ainsi l’identification des auteurs d’infractions qu’elles soient pénales ou civiles.

Depuis la loi du 30 juillet 2021 et la loi du 2 mars 2022, adoptées à la suite de l’arrêt de la CJUE « Quadrature du Net » du 6 octobre 2020 [3], il n’est plus possible d’identifier les auteurs d’infractions civiles, et d’obtenir l’adresse IP des auteurs d’infractions pénales réprimées d’une peine de moins d’un an de prison.

Espérons ainsi que le législateur français tire les conséquences de ce nouvel arrêt, et revienne sur ces deux lois que nous avons maintes fois dénoncées [4].

Cette affaire montre que la situation chaotique dans laquelle nous sommes plongés tient davantage à notre propre responsabilité qu’à l’interprétation dégagée en 2020 par la CJUE.

L’arrêt du 30 avril dernier de la CJUE ne constitue pas, en effet, un revirement de jurisprudence mais une simple évolution de cette dernière.

Qu’est-ce qui empêchait, à nous, juristes, parlementaires et juges, avant cet arrêt, d’effectuer une telle interprétation ?

Avant d’accuser nos institutions européennes, il convient par conséquent de nous interroger sur notre propre volonté et capacité à adapter notre droit au monde numérique.

Le combat doit ainsi continuer, contre l’anarchie en ligne, pour le respect de nos droits et de nos libertés.

Arnaud Dimeglio,
Avocat à la Cour, Docteur en droit, Titulaire des mentions de spécialisation en droit du numérique, de la communication, et de la propriété intellectuelle.
http://www.dimeglio-avocat.com

Recommandez-vous cet article ?

Donnez une note de 1 à 5 à cet article :
L’avez-vous apprécié ?

41 votes

Cet article est protégé par les droits d'auteur pour toute réutilisation ou diffusion (plus d'infos dans nos mentions légales).

Notes de l'article:

[4Outre l’article précité en note 2 « La fin du droit numérique ? », cf. l’article « le renforcement de l’anonymat sur Internet » et mes vidéos Youtube correspondantes à chacun de ces 2 articles : https://www.youtube.com/watch?v=OGl... et https://www.youtube.com/watch?v=_HI....
Enfin, je renvoie à un article écrit en avril 2021, dans lequel je dénonçais déjà le parcours du combattant pour lever l’anonymat. Je proposais quelques solutions : https://dimeglio-avocat.com/2020/08/27/anonymat/.
Jamais je n’aurais imaginé que notre droit allait supprimer la possibilité même de faire des identifications.

A lire aussi :

Village de la justice et du Droit

Bienvenue sur le Village de la Justice.

Le 1er site de la communauté du droit: Avocats, juristes, fiscalistes, notaires, commissaires de Justice, magistrats, RH, paralegals, RH, étudiants... y trouvent services, informations, contacts et peuvent échanger et recruter. *

Aujourd'hui: 156 320 membres, 27838 articles, 127 254 messages sur les forums, 2 750 annonces d'emploi et stage... et 1 600 000 visites du site par mois en moyenne. *


FOCUS SUR...

• Assemblées Générales : les solutions 2025.

• Voici le Palmarès Choiseul "Futur du droit" : Les 40 qui font le futur du droit.




LES HABITANTS

Membres

PROFESSIONNELS DU DROIT

Solutions

Formateurs