Une question légitime.
Cette question est légitime tant ce nouveau délit touche à la liberté d’expression :
« Art. 222-33-1-2. - I. - Est puni de 3 750 euros d’amende et d’un an d’emprisonnement le fait (…) de diffuser en ligne, tout contenu qui soit porte atteinte à la dignité d’une personne ou présente à son égard un caractère injurieux, dégradant ou humiliant, ou créant à son encontre une situation intimidante, hostile ou offensante ».
La tendance étant à la restriction de la liberté d’expression [1], cet article inquiète à juste titre les plus farouches défenseurs de la liberté d’expression, et de la loi du 29 juillet 1881 en particulier.
Cependant, à côté de cette tendance, une autre plus sournoise opère : l’impunité des personnes abusant de leur liberté d’expression sur Internet. La toile ressemble parfois à un véritable far west où règne davantage la loi du plus fort que les lois de la République.
Les griefs à l’encontre de ce nouveau délit doivent ainsi être examinés, et passés au crible de la jurisprudence du Conseil constitutionnel.
Un délit « macroniste » ?
Les opposants politiques à ce délit [2] l’ont tout d’abord qualifié de « macroniste », avec l’intention de le discréditer.
Pourtant le sénateur Loïc Hervé, à l’origine de l’introduction de cet article par un amendement, n’est pas membre du parti Renaissance mais du groupe Union Centriste au Sénat.
Comme il le rappelle lui-même lors de son interview sur Sud Radio [3], il s’est particulièrement opposé lors de la crise de Covid à la politique sanitaire du gouvernement.
Ce nouveau délit n’est pas en outre soutenu par le gouvernement de l’aveu même des déclarations de Marina Ferrari, secrétaire d’Etat chargée du Numérique :
« C’est un dispositif qui avait été supprimé à l’Assemblée puis rétabli à la demande du Sénat lors de la commission mixte paritaire, sans soutien du Gouvernement. Bien que l’objectif de lutter contre la haine en ligne soit louable, je reste dubitative sur l’opérationnalité et la constitutionnalité du dispositif mais aussi sur sa conformité avec le droit européen. J’ai donc alerté sur ce point » [4].
Il paraît ainsi difficile de suspecter ce nouveau délit de « macronisme ».
Un délit trop « large » ?
Ce nouveau délit serait ensuite trop large.
Néanmoins, comparé aux délits de diffamation et d’injure, il n’apparaît pas plus large :
- Diffamation : « Atteinte à l’honneur ou à la considération de la personne » [5] ;
- Injure : « Expression outrageante, terme de mépris ou invective » [6].
Il emprunte en outre la même terminologie que l’infraction d’outrage sexuel :
« Tout propos ou tout comportement à connotation sexuelle ou sexiste qui soit porte atteinte à sa dignité en raison de son caractère dégradant ou humiliant, soit créé à son encontre une situation intimidante, hostile ou offensante » [7].
Cet argument peut par conséquent être également écarté.
Un délit « subjectif » ?
Puis il a été reproché à ce délit d’être trop « subjectif » : la constitution de l’infraction dépendrait de la seule conception et du ressenti de la victime.
Le délit voisin d’outrage sexiste aurait pu faire l’objet de la même critique. Le Conseil constitutionnel l’a néanmoins « validé » [8].
De plus, la Cour de cassation a précisé que les délits de diffamation et d’injure doivent s’apprécier de manière objective :
« Pour déterminer si l’allégation ou l’imputation d’un fait porte atteinte à l’honneur ou à la considération de la personne visée, les juges n’ont pas à rechercher quelles peuvent être les conceptions personnelles et subjectives de celle-ci concernant la notion de l’honneur et celle de la considération » [9].
Par analogie, cette même objectivité pourrait être exigée pour l’appréciation du délit d’outrage en ligne.
Un délit « doublon » ?
Ce nouveau délit ferait enfin doublon avec d’autres infractions.
Or, il exclut en lui-même toute une série d’infractions :
« Art. 222-33-1-2. - I. - Est puni de 3 750 euros d’amende et d’un an d’emprisonnement le fait, hors les cas prévus aux articles 222-17, 222-18, 222-33-1 et 222-33-2 à 222-33-2-3 du présent code et aux troisième et quatrième alinéas de l’article 33 de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse (…) ».
Il s’agit des délits de menace [10], de harcèlement [11], d’outrage sexiste [12] et d’injure aggravée [13].
Ce délit ne peut pas faire en outre doublon avec le délit de diffamation puisqu’il n’emprunte pas la même terminologie, et qu’il n’apparaît pas nécessaire qu’il soit fondé sur un fait.
En revanche, l’utilisation du terme « injurieux » apparaît plus problématique :
« tout contenu qui soit porte atteinte à la dignité d’une personne ou présente à son égard un caractère injurieux (…) ».
Le Conseil constitutionnel a déjà jugé que les délits d’outrage simple [14] et d’outrage sexiste [15] se distinguaient respectivement de l’injure publique [16] et de l’injure aggravée [17].
Il considère en effet que les délits d’outrage concernent uniquement des propos adressés à la personne intéressée tandis que les délits d’injure exigent une publication [18].
Par analogie, il pourrait ainsi estimer qu’il n’y a pas « doublon » entre le délit d’outrage en ligne et le délit d’injure.
Un délit « nécessaire » ?
Dans une décision en date de 2004, le Conseil constitutionnel a par ailleurs reconnu que la différence de support papier/internet pour la commission d’une infraction pouvait justifier une différence de régime, non contraire au principe d’égalité [19].
Ce qui fait justement la spécificité de ce nouveau délit d’outrage, c’est qu’il doit être commis en ligne. Il se distingue par là des délits de diffamation, d’injure, d’outrage et de harcèlement.
Le délit d’outrage en ligne apparaît bien comme étant spécifique.
D’après cette décision du Conseil constitutionnel, la différence de régime ne doit pas néanmoins dépasser ce qui est
« manifestement nécessaire pour prendre en compte la situation particulière des messages exclusivement disponibles sur un support informatique » [20].
Le Conseil des sages avait alors jugé que le nouveau délai de prescription prévue par la LCEN pour les délits de diffamation et d’injure commis en ligne dépassait manifestement ce qui était nécessaire.
En effet, la loi prévoyait de faire courir ce délai à compter de la date à laquelle cessait la mise en ligne, et non à compter du premier acte de publication comme cela est prévu dans la loi de 1881.
La tentative d’adaptation des parlementaires de la loi de 1881 à Internet avait par conséquent échoué. Depuis, aucune différence de régime existe entre les délits de diffamation et d’injure commis en ligne ou hors ligne.
Quel que soit leur support, ces délits se prescrivent au bout de 3 mois à compter de leur publication.
Mais nous ne sommes plus au XIXᵉ siècle !
Internet, à la différence du papier a une portée universelle et imprescriptible. Le préjudice subi en ligne est bien plus grave que sur papier.
Le nouveau délit d’outrage en ligne permettrait ainsi de remédier à cette incohérence en permettant à la victime d’agir non plus pendant le délai de 3 mois mais de 6 ans à compter de la publication.
De ce point de vue-là, le nouveau délit d’outrage en ligne apparaît ainsi nécessaire et respectueux du principe d’égalité.
Un délit « proportionné et adapté » ?
Afin d’analyser la constitutionnalité du nouveau délit d’outrage en ligne, cette jurisprudence du Conseil constitutionnel doit être complétée avec celle relative aux atteintes à la liberté d’expression, lesquelles doivent être « nécessaires, adaptées et proportionnées à l’objectif poursuivi » [21].
Or il existe bien un « trou dans la raquette » pour reprendre l’expression du sénateur Loïc Hervé concernant la protection des personnes sur Internet.
Un vide juridique est né de l’inadaptation de la loi de 1881 à l’Internet. Comme nous l’avons vu précédemment, le délai de prescription de 3 mois est inadapté au monde numérique.
Cette inadaptation est d’autant plus prégnante depuis l’adoption de deux lois qui empêchent la levée de l’anonymat sur internet (Voir l’article La fin du droit (numérique)) :
- La loi du 30 juillet 2021 interdit la levée de l’anonymat à des fins de procédure civile, et donc la possibilité d’identifier l’auteur d’un dénigrement, d’une diffamation ou d’une injure pour agir devant les tribunaux civils à son encontre ;
- La loi du 2 mars 2022 empêche quant à elle l’obtention de l’adresse IP en cas de procédure pénale ayant notamment pour objet les délits de diffamation et d’injure lesquels ne sont sanctionnés que par une amende de 12 000 euros alors que pour obtenir cette donnée, il est nécessaire que la peine encourue soit au minimum d’un an de prison.
Il en résulte une forme d’impunité sur Internet, laquelle n’est pas un simple « sentiment » comme il est dit parfois, mais bien une réalité à laquelle sont confrontés nombreux de nos concitoyens.
Or le nouveau délit d’outrage en ligne est réprimé d’une peine d’un an de prison, ce qui permettrait d’obtenir l’adresse IP des auteurs anonymes.
La peine encourue est en outre comparable à celle des autres délits voisins de harcèlement [22], de diffamation et d’injure aggravée [23].
La violence verbale est souvent l’antichambre de la violence physique. Ce nouveau délit d’outrage en ligne devrait enfin permettre de mieux prévenir la commission d’infraction hors ligne.
Il apparaît ainsi adapté et proportionné.
La peine d’amende forfaitaire délictuelle (AFD).
Le délit d’outrage en ligne est enfin critiqué parce qu’il peut faire l’objet d’une procédure AFD [24].
Cette procédure permet de sanctionner par une peine d’amende forfaitaire l’auteur de l’infraction sans passer par un procès. Ce dernier peut néanmoins la contester, et exiger d’être entendu par un tribunal comme n’importe quel citoyen.
Le Conseil constitutionnel prévoit que cette procédure n’est possible que pour les délits aisément constatables [25].
S’il est vrai que certains outrages peuvent facilement être constatés, d’autres le sont moins. Pour des cas complexes, reste néanmoins la possibilité de saisir le juge. On peine ainsi à comprendre les critiques émises à l’encontre de l’AFD, laquelle apparaît davantage comme une procédure alternative qu’exclusive de toute procédure judiciaire.
En dépit des apparences, il n’est pas évident que l’article 19 de la SREN relatif au délit d’outrage en ligne soit déclaré inconstitutionnel. On peut même se demander s’il ne serait pas nécessaire de reconnaître sa constitutionnalité afin de combler le vide juridique auquel nous sommes confrontés. S’il n’y a pas de démocratie sans liberté d’expression, il n’y en a pas davantage sans limites à cette liberté. Il appartient désormais à chacun d’en débattre, et au Conseil constitutionnel de trancher.