Comme nous l’avions déjà constaté (Voir l’article Renforcement de l’anonymat sur Internet [1]), par une loi du 30 juillet 2021 [2], il n’est tout d’abord plus possible d’effectuer d’identification de personnes à des fins de procédure civile.
À la suite de plusieurs arrêts de la Cour de justice de l’Union européenne [3], puis du Conseil d’État [4], le législateur français a en effet dû modifier l’article L34-1 du Code des Postes et des Communications Electroniques [5].
Depuis cette loi du 30 juillet 2021, l’identification d’une personne sur Internet ne peut être effectuée qu’à des fins de procédure pénale.
Autrement dit, une impunité généralisée a été créé dans le domaine du droit civil.
Sous couvert d’anonymat, vous pouvez désormais commettre toutes les infractions civiles que vous souhaitez :
- Atteinte à la vie privée [6]
- Atteinte à la présomption d’innocence [7]
- Atteinte aux données personnelles [8]
- Concurrence déloyale [9]
- Dénigrement [10], etc.
Vous ne risquez rien.
Même si une personne commet en ligne une infraction pénale, son identification ne sera possible que lorsqu’elle aura commis une infraction grave, autrement dit supérieure à 1 an de prison.
La loi n° 2022-299 du 2 mars 2022 a en effet prévu qu’on ne pouvait obtenir les données permettant d’identifier la source de connexion, dont la fameuse adresse IP, que si le délit était puni d’au moins un an d’emprisonnement [11].
Si vous n’utilisez pour vous identifier que des données de fantaisie, vous pouvez commettre n’importe quelle infraction en ligne pourvu que la peine encourue n’est pas supérieure à un an de prison.
Ce qui signifie que vous pouvez commettre toutes les contraventions et délits inférieurs à 1 an de prison que vous souhaitez :
Vous ne risquez rien.
Pourquoi ?
Parce que la Cour de Justice de l’Union européenne à travers l’interprétation de la directive « e-Privacy » 2002/58/CE, a estimé que la conservation généralisée des données permettant l’identification des personnes sur internet [14], crée un risque grave d’établir leur profil détaillé.
Il existerait un sentiment de surveillance constante des personnes sur internet.
Sur quel fondement ? La CJUE invoque le droit à la vie privée, la protection des données personnelles et la liberté d’expression.
Des recours notamment sous la forme de QPC [15] ont été effectués pour essayer de juguler cette interprétation, mais ces derniers n’ont pas été jugés « sérieux » [16].
Nul doute qu’il est nécessaire de se protéger contre le risque de « surveillance généralisée » qui peut provenir non seulement des personnes publiques (Etats, administrations) comme des plateformes (GAFAM). Nul doute aussi qu’il faut préserver l’anonymat en ligne.
Mais faut-il pour autant sacrifier notre droit civil et une partie non négligeable de notre droit pénal sur Internet ?!
Cette impunité ne risque-t-elle pas de créer une atteinte massive à la vie privée, aux données personnelles, à la réputation et aux droits d’auteur ?
Déjà que de nombreuses personnes n’osent pas contribuer sur internet au risque de se faire insulter, il y a de fortes chances pour que cette impunité généralisée augmente leur insécurité.
Pas sûr que nos libertés d’expression, de création, et même de protection de nos vies privées en sortent renforcées.
Ces dernières décennies nous ont montré au contraire, comment l’internet, notamment au travers des notations et avis, impactait non seulement sur la réputation des personnes physiques, autrement dit sur la vie privée, mais aussi sur celle des personnes morales (entreprise).
Combien de personnes n’osent pas s’exprimer sur les réseaux sociaux de peur de se faire lyncher ?
Combien ont-elles dû supprimer leur compte ? Combien ont dû créer de faux comptes ?
Combien d’entreprises doivent se battre contre de faux avis ou tout simplement des avis dénigrants, insultants ou diffamants ?
Ce n’est pas en déresponsabilisant, en créant une zone de non-droit, une impunité généralisée sur internet, que l’on renforcera la liberté et la sécurité.
Pour qui a pratiqué le droit du numérique pendant plus de 20 ans, la réglementation actuelle apparaît ainsi complétement absurde et anachronique.
Un juste milieu est à trouver.
Conserver les adresses IP des personnes qui commettent des infractions, qu’elles soient civiles ou pénales, ne constitue pas en soi une surveillance de masse.
Surtout si on soumet l’accès à cette donnée à l’autorisation préalable d’un juge ou d’une autorité administrative indépendante.
Comme cela a été pratiqué pendant plus de ….20 ans, sans que cela crée le moindre souci, sauf à ceux, bien entendu, qui se sont fait condamner.
Espérons ainsi que notre droit réussisse à faire un peu plus preuve de « pragmatisme » comme l’appelle de ses vœux l’avocat général M. Maciej Szpunar dans ses dernières conclusions du 28 septembre 2023 [17].
Cette réforme pourrait notamment être possible dans le cadre de la révision de la Directive « e-privacy » 2002/58/CE par le projet de Règlement européen « e-privacy » [18].
A défaut, nul doute que le divorce entre nos concitoyens et l’Europe ne pourra que se renforcer. L’insécurité et la violence augmenter. L’internet se déshumaniser. Nos droits et libertés, ainsi que notre démocratie, gravement impactés.
Il va falloir ainsi se mobiliser. Le droit est mort, vive le droit ?