Publication d’information privilégiée : vers un changement de paradigme prévu par le Listing Act ?

Par Eole Rapone et Juliane Dessard Jacques, Avocats.

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Explorer : # publication d’information privilégiée # listing act # réglementation financière # sécurité juridique

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Le projet de loi Listing Act prévoit des changements importants pour la publication des informations privilégiées. Les étapes intermédiaires d'un processus complexe ne seraient plus tenues d'être publiées immédiatement, mais la confidentialité devrait être garantie. De plus, les critères pour bénéficier du différé de publication seraient précisés.
Description rédigée par l'IA du Village

Figurant parmi les priorités législatives 2023-2024 des institutions de l’Union Européenne, l’ensemble des propositions publiées en décembre 2022 par la Commission européenne, soit un règlement et deux directives, regroupées sous le nom de « Listing Act Package » (dit « Listing Act ») visent à rendre plus attractifs les marchés de capitaux de l’Union européenne.

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Alors que le Listing Act est actuellement en cours de première lecture au Parlement, Bruno Le Maire a annoncé début janvier 2024 lors de ses vœux aux acteurs économiques une loi sur l’attractivité financière de la France qui sera présentée au Parlement au printemps 2024, soulignant également cet enjeu au niveau national.

Parmi les textes constituant le Listing Act figure une proposition de règlement qui réviserait notamment le règlement Abus de Marché n° 596/2014 (dit « MAR ») de 2014 dans le but de diminuer le poids des obligations et formalités pesant sur les sociétés cotées et de limiter les sources d’insécurité juridique. Dans cette optique, la proposition entend réformer le régime de publication obligatoire et immédiate des informations privilégiées (sans pourtant en modifier la définition), ce qui représenterait une petite révolution pour les émetteurs, notamment dans le cadre d’opérations structurantes se déroulant en plusieurs étapes.

I. Régime actuel : publication et abstention d’opération sur titres en cas d’information privilégiée.

Le régime prévu par MAR, actuellement applicable, fait de l’information privilégiée le point déclencheur de deux principales obligations : l’abstention pour toute personne détenant une information privilégiée de toute opération sur les titres de la société concernée par cette information ; et la publication, dès que possible, par cette société de l’information privilégiée.

A) Information privilégiée : une publication immédiate par principe.

Pour être qualifiée de privilégiée, l’information doit être précise, non publique et, si elle était rendue publique, susceptible d’influencer sensiblement le cours des instruments financiers de la société concernée par cette information [1]. Une information est réputée remplir le critère de précision si elle fait mention « d’un ensemble de circonstances qui existe ou dont on peut raisonnablement penser qu’il existera ou d’un événement qui s’est produit ou dont on peut raisonnablement penser qu’il se produira, si elle est suffisamment précise pour qu’on puisse en tirer une conclusion quant à l’effet possible de cet ensemble de circonstances ou de cet événement sur le cours des instruments financiers […] » concernés [2]. L’influence sensible sur le cours s’apprécie quant à elle du point de vue des informations utilisées par un investisseur raisonnable lors de sa décision d’investissement [3].

La qualification d’information privilégiée entraîne trois conséquences principales.

En premier lieu, une obligation de confidentialité : le détenteur d’une information privilégiée a interdiction de la révéler à une autre personne, sauf « dans le cadre normal de l’exercice d’un travail, d’une profession ou de fonction » [4].

En deuxième lieu, une obligation d’abstention d’effectuer toute opération sur les titres financiers auxquels se rapportent l’information privilégiée détenue [5].

La violation de cette interdiction est susceptible de constituer un manquement d’initié ou un délit d’initié, tout comme le fait de recommander ou d’inciter une autre personne à passer des opérations sur les titres concernés.

En troisième lieu, une obligation de publication de l’information au marché « dès que possible » par l’émetteur concerné. La publication des informations privilégiées est régie par l’article 17 de MAR et constitue l’évènement qui met fin aux deux précédentes obligations, l’information perdant son caractère privilégié dès sa publication.

Dans le cadre d’une consultation réalisée en 2019 et 2020 sur la mise en œuvre de MAR, l’ESMA a relevé certaines difficultés rencontrées par les émetteurs dans l’appréciation du caractère privilégié des informations, notamment concernant le degré requis de précision de l’information ou l’évaluation de la probabilité de réalisation des évènements concernés par cette information.

La question des étapes intermédiaires d’un processus se déroulant en plusieurs étapes (principalement en référence aux opérations complexes comportant des phases de négociations importantes, telles que des opérations de fusions-acquisitions, la conclusion de partenariats stratégiques ou encore de transactions immobilières) a également été soulevée par les répondants dans le cadre de cette consultation. MAR prévoit que chacune de ces étapes intermédiaires est réputée constituer une information privilégiée si elle remplit les conditions susmentionnées [6]. MAR considère en effet que l’état d’avancement des négociations ou les modalités contractuelles temporairement acceptées dans un processus se déroulant en plusieurs étapes peuvent chacune être qualifiée d’information privilégiée car suffisamment précise et susceptible d’influencer le cours de l’émetteur concerné.

A la différence d’évènements ponctuels, lorsque l’information se construit petit à petit dans le cadre de tels processus étalés dans le temps, il est parfois difficile pour les émetteurs concernés d’identifier le moment précis auquel l’information acquiert son caractère privilégié.

B) Le différé : l’exception à la publication immédiate de l’information privilégiée.

Le principe d’immédiateté de la publication des informations privilégiées par les sociétés cotées peut se heurter à des situations dans lesquelles cette communication au public nuirait à leurs intérêts légitimes : par exemple, lorsque le sort de négociations en cours est susceptible d’être compromis par la publication, lorsque la publication est susceptible de porter atteinte aux droits de propriété intellectuelle de l’émetteur ayant mis au point un produit ou une invention, ou lorsque la publication des exigences administratives pour la délivrance d’une autorisation serait susceptible de détériorer la capacité de l’émetteur à obtenir ladite autorisation.

Pour prendre en compte cette tension entre plusieurs impératifs, MAR prévoit, sous certaines conditions cumulatives, la possibilité pour un émetteur de différer la publication d’une information privilégiée [7]. Ces conditions sont les suivantes : (i) la publication immédiate de l’information doit être de nature à porter atteinte aux intérêts légitimes de l’émetteur ; (ii) le retard de publication ne doit pas être susceptible d’induire le public en erreur ; et (iii) l’émetteur doit être en mesure de garantir la confidentialité de l’information jusqu’à l’issue du différé (si cette confidentialité est compromise, l’information doit immédiatement être révélée au marché).

II. Listing Act : décorrélation entre publication de certaines informations privilégiées et abstention d’opération sur titres.

A) Information privilégiée : une absence de publication dans certains cas.

Comme précédemment rappelé, l’article 7§3 de MAR relatif aux processus se déroulant en plusieurs étapes peut conduire à la publication obligatoire et immédiate de l’information relative à chacune des étapes intermédiaires alors même qu’elles peuvent n’être que provisoires et la réalisation du processus complet incertaine. Leur publication à un stade trop précoce est susceptible d’induire le marché en erreur au lieu de l’informer utilement en remédiant aux asymétries d’informations. Ce constat, couplé aux difficultés exprimées par les émetteurs pour déterminer le moment à partir duquel l’information acquiert son caractère privilégié dans le cadre d’un processus se déroulant en plusieurs étapes, a conduit la Commission européenne à proposer une révision des règles de publication dans ce type de situation.

Le projet de Listing Act vient restreindre le champ d’application de l’obligation de publication immédiate d’une information privilégiée dans le cas où celle-ci porte sur une étape intermédiaire d’un processus se déroulant en plusieurs étapes. Dans ce cas, l’émetteur ne serait plus tenu à aucune publication. Le projet révisé d’article 17§1 de MAR prévoit à cette fin que :

« L’obligation de publication immédiate ne s’applique pas aux étapes intermédiaires d’un processus se déroulant en plusieurs étapes au sens de l’article 7, paragraphes 2 et 3, lorsque ces étapes sont liées au fait de donner lieu à un ensemble de circonstances ou à un événement ».

Concrètement, cette révision permettrait aux émetteurs impliqués dans de telles opérations de ne plus devoir publier immédiatement ou prendre la décision de différer (si les conditions le permettant sont remplies) à chaque fois qu’ils franchissent une étape intermédiaire d’un processus se déroulant en plusieurs étapes et remplissant les conditions d’une information privilégiée. Leur confidentialité devra toutefois être garantie par l’émetteur. Si celle-ci venait à être compromise, l’émetteur devra immédiatement publier les informations concernées [8].

Afin d’aider les émetteurs dans leur exercice de qualification d’information privilégiée et de détermination du moment de leur publication, le projet de Listing Act prévoit que la Commission soit habilitée à adopter un acte délégué contenant une « liste non exhaustive d’informations pertinentes et, pour chaque information, le moment où l’on peut raisonnablement s’attendre à ce que l’émetteur la rende publique » [9].

Il est à noter que si une étape intermédiaire d’un processus se déroulant en plusieurs étapes est qualifiée d’information privilégiée, le projet de Listing Act ne la soumet plus à l’exigence de publication. En revanche, les autres obligations déclenchées par la qualification d’information privilégiée prévues par MAR (notamment l’abstention d’opération sur titres) demeurent. Ainsi, par exemple, toute opération passée sur les titres de l’émetteur par une personne ayant connaissance d’une étape intermédiaire (qualifiée d’information privilégiée) sera toujours sanctionnée conformément aux règles en matière de manquements d’initiés et délits d’initiés [10]. Pour cette raison, les sociétés concernées devront maintenir leurs procédures en matière de gestion de l’information privilégiée et de prévention des délits d’initiés.

B) Le différé : une clarification des conditions pour en bénéficier.

Les conditions de différé posées par l’article 17§4 de MAR sont parfois source de confusion et d’insécurité juridique pour les émetteurs, comme ils l’ont exprimé dans le cadre de la consultation menée par l’ESMA susmentionnée. En particulier, les résultats de cette consultation soulignent que le critère consistant à vérifier que le différé de l’information n’est pas susceptible « d’induire le public en erreur » apparait comme trop générique et insuffisamment clair et précis pour les émetteurs.

Dans le cadre du projet de Listing Act, pour répondre à cette préoccupation, la Commission propose de remplacer cette condition par une déclinaison de critères plus précis : l’information faisant l’objet d’un différé de publication ne doit pas différer substantiellement des précédentes annonces publiques de l’émetteur et ne doit pas entrer en contradiction avec les attentes du marché lorsque ces attentes reposent sur les signaux précédemment envoyés au marché par l’émetteur. La proposition vient préciser que l’information relative au risque de non atteinte des objectifs financiers d’un émetteur ne peut pas être différée [11].

Il est à noter que les critères précisés dans le projet de Listing Act figuraient déjà dans les recommandations de l’ESMA relatives à MAR depuis 2016 pour apprécier les situations dans lesquelles le différé de la publication des informations privilégiées était susceptible d’induire le public en erreur.

Par ailleurs, le projet de Listing Act prévoit que cette précision dans la définition des critères devant être remplis pour différer la publication d’information privilégiée s’accompagne d’une inversion dans la chronologie de la notification par l’émetteur concerné au régulateur compétent de l’information faisant l’objet du différé de publication. A date, l’émetteur est tenu d’informer le régulateur de sa décision de différer la publication d’une information privilégiée immédiatement après sa publication effective [12], c’est-à-dire a posteriori. Le projet de Listing Act prévoit une information a priori du régulateur du différé de publication : l’émetteur serait désormais tenu de notifier le régulateur dès sa décision de différer la publication de l’information privilégiée. Il sera également tenu à cette occasion d’expliquer par écrit la manière dont les conditions du différé susmentionnées sont remplies. La Commission semble en effet estimer que le travail de surveillance des émetteurs effectué par les autorités compétentes serait facilité et rationalisé par la réception de cette notification en amont - notifications qui devraient être moins nombreuses en raison de la suppression de l’obligation de publication des étapes intermédiaires. En tout état de cause, il s’agirait d’une simple notification et non d’un régime d’autorisation par le régulateur de la mise en œuvre du différé.

L’inversion chronologique de la notification du différé prévue par le projet de Listing Act n’est pas sans inquiéter les entreprises concernées. L’AFEP s’est en effet prononcée contre cette notification a priori : d’après les arguments avancés, ce changement de régime augmenterait la charge de travail à la fois du régulateur et des émetteurs en les contraignant à établir un dialogue permanent et à documenter sans délai une importante quantité de décisions. En outre, l’AFEP souligne les problématiques de rupture de confidentialité des informations et de possible ingérence du régulateur dans le déroulé de l’opération durant la période séparant la notification de différé et la publication au marché de l’opération concernée. En conséquence, l’AFEP considère que pour éviter ces difficultés les émetteurs pourraient être tentés de repousser au maximum dans le temps la qualification d’information privilégiée, ce qui irait à l’encontre des objectifs du projet de Listing Act et pourrait favoriser les abus de marché.

Conclusion.

En conclusion, le cadre conceptuel prévu par MAR et applicable aux émetteurs depuis une dizaine d’années pourrait connaître certaines évolutions impactantes prévues par le projet de Listing Act. Si certaines d’entre elles semblent bien accueillies par les acteurs de la place financière en remplissant l’objectif de simplification et d’amélioration de la sécurité juridique des émetteurs, telle l’absence de publication immédiate des étapes intermédiaires d’un processus se déroulant en plusieurs étapes (même si chacun de ces étapes constitue une information privilégiée, seul l’événement clôturant le processus ferait l’objet d’une publication), d’autres, telle l’information du régulateur par l’émetteur dès sa décision de procéder à un différé, rencontrent une certaine opposition auprès des émetteurs.

Ces derniers craignent notamment que les explications écrites devant être fournies au régulateur a priori pour justifier des conditions du différé de publication présentent une nouvelle charge administrative leur incombant. L’objectif de simplification de la vie des sociétés cotées poursuivi par le projet de Listing Act semble donc rencontrer quelques limites.

Cette analyse sera à affiner lors de la publication du texte final à la suite des négociations du trilogue européen.

Eole Rapone
Juliane Dessard Jacques
Avocats au Barreau de Paris
Emeriane Avocats
www.emeriane.com

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Notes de l'article:

[1Article 7§1 MAR.

[2Article 7§2 MAR.

[3Article 7§4 MAR.

[4Article 10 MAR.

[5Article 8 MAR.

[6Article 7§3 MAR.

[7Article 17§4 MAR.

[8Projet de nouvel article 17§1ter.

[9Projet de nouvel article 17§1bis.

[10Articles 8, 14 et 30 MAR.

[11Projet de nouvel article 17§4.

[12Article 17§4 MAR.

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