Le chef d’entreprise est amené de manière quotidienne à prendre des décisions qui pèsent sur le sort de son entreprise et celles de ses salariés. Il engage ainsi non pas une responsabilité mais une kyrielle de responsabilité parmi lesquelles une des plus graves : sa responsabilité pénale.
Dans le méandre des textes, il doit donc maîtriser certains outils afin de se préserver d’une comparution devant une juridiction répressive. La délégation de pouvoir est pour le dirigeant un de ces outils, qui, bien utilisé, peut prévenir l’engagement efficace de sa responsabilité pénale. Ayant vu le jour de manière prétorienne dans le cadre des règles d’hygiène et de sécurité, elle connaît aujourd’hui un développement conséquent mais dont l’analyse du contentieux s’y rapportant démontre la mauvaise maîtrise par ses usagers.
Pourtant la délégation de pouvoirs est avec la preuve de l’absence de faute, un des rares modes d’exonération de responsabilité pénale pour le dirigeant d’entreprise.
Le 11.03.1993 est une date clé dans la perception de la délégation de pouvoirs par les juridictions puisque la Cour de Cassation a rendu ce jour-là pas moins de cinq arrêts à travers lesquels elle est venue graver dans le marbre les conditions de son effectivité : une délégation de compétence doit être consentie à un délégataire détenteur de la compétence, de l’autorité et des moyens nécessaires à sa mission pour permettre au déléguant de s’exonérer de sa responsabilité.
Il s’agit d’un mécanisme de transfert de responsabilité pénale vers le délégataire et aux yeux de la Cour de Cassation, d’un moyen de défense dont un dirigeant peut user à tout stade de la procédure le concernant si sa responsabilité est mise en cause. Sous réserve toutefois qu’aucun texte (légal, réglementaire ou statutaire) ne l’exclue expressément.
Bien plus encore, il a déjà été considéré par les juridictions appelées à statuer en matière pénale que l’absence de délégation de pouvoir permettait d’envisager de retenir la responsabilité du dirigeant pour s’être abstenu de déléguer certains pouvoirs alors qu’à l’évidence, il ne pouvait matériellement pas assurer lui même la surveillance de l’entreprise.
Il est bien évident qu’au regard de ses conséquences, cette délégation prend tout son sens dans les entreprises d’une taille certaine et ne pourra valablement être invoquée dans les entreprises dans lesquelles le dirigeant a les moyens de tout contrôler seul, comme a pu le rappeler le ministre du Travail à l’occasion d’une réponse ministérielle du 29.07.1985 à propos des entreprises artisanales, lesquelles, selon ce texte, ne peuvent se prévaloir de la délégation de pouvoirs.
Pour exister une délégation de pouvoir doit donc obéir critères posées par cette jurisprudence constante : le dirigeant “a délégué ses pouvoirs à un préposé investi par lui et pourvu de la compétence, de l’autorité et des moyens nécessaires pour veiller efficacement à l’observation des prescriptions réglementaires”.
Le principe clé de la délégation veut qu’il existe entre celui qui délègue et le destinataire de la délégation une subordination salariale employé/employeur (avec toutefois des nuances dans le cadre des groupes de sociétés où le membre de la société filiale, délégataire, est placé sous une autorité hiérarchique mais non une subordination salariale : la délégation pourra ici aussi jouer).
Avec l’accroissement de la taille de l’entreprise, peut apparaître la nécessité de la subdélégation de pouvoir. Elle est admise et n’est plus soumise, comme par le passé, à un accord du chef d’entreprise pour qu’elle joue son rôle de bouclier sur le plan de la responsabilité pénale. Un dirigeant d’entreprise avisé et prudent aura cependant pris le soin de prévoir, par écrit, cette possibilité de subdélégation et ses modalités, pour ne laisser aucune place à la discussion si d’aventure il était invité à s’expliquer devant une juridiction pénale.
Il faut toujours rappeler que si les Tribunaux répressifs sont rodés au droit pénal général, les réflexes sont parfois moins aiguisés dans les autres branches, qu’il s’agisse du droit pénal des affaires ou droit pénal du travail par exemple. La sécurité commande donc d’anéantir toute forme de doute qui pourrait surgir en raison d’un manque de précision dans la rédaction du document en question.
D’autres conditions doivent également êtres observés pour ne pas réduire à néant l’efficacité de la délégation de pouvoir. Le dirigeant d’entreprise devra ainsi faire un choix éclairé quant au délégataire : une seule personne pour une tâche définie et surtout pas plusieurs au risque de voir cette délégation réduite à néant sur le plan de l’efficacité de la défense pénale.
Faire le choix de plusieurs personnes pour une même responsabilité doit donc être une attitude totalement proscrite (mais dans le respect de cette condition la co-délégation est possible pourvu que les diverses compétences déléguées ne se chevauchent pas). De la même manière, le délégataire sera un salarié disposant des compétences et des savoirs techniques requis pour remplir une tâche ou la faire remplir à des subalternes placés sous son autorité.
Il faut donc s’interroger avant de déléguer : quelles sont les formations reçues par le délégataire, ses missions habituelles, son expérience dans le domaine, son autorité hiérarchique, sa place dans l’organigramme de la société, sa capacité à sanctionner sur le plan disciplinaire... bref, autant de questions qui seront abordées par la juridiction répressive pour passer au microscope la délégation accordée.
On le voit, la délégation de pouvoir doit, pour produire toute son efficacité, faire l’objet d’une étude très poussée en amont pour éviter une éventuelle sanction pénale en aval.
Au-delà des règles générales, existent des règles particulières qui seront simplement évoqués pour mémoire. Ainsi en est-il de l’inopposabilité aux organes de sécurité sociale d’une délégation de pouvoir qui n’aura pas été porté à leur connaissance ou encore la limitation légale de la responsabilité pénale des collectivités territoriales et de leurs groupements par l’article L121-2 deuxième alinéa du Code pénal lequel prévoit que cette responsabilité ne peut s’envisager que pour des actes susceptibles de faire l’objet de convention de délégation de service public.
Une fois que le choix de la personne est convenablement établi, que règles générales et particulières ont été assimilées et vérifiées il faut encore s’assurer (et c’est le lit d’un contentieux très important) que le dirigeant a mis à disposition les moyens suffisant à la réalisation de la délégation. Point de règles exhaustives ici, si ce n’est que ces moyens doivent être à la hauteur de la mission déléguée. Là encore on le voit, une étude poussée de la mission et des règles en vigueur en la matière doit être menée pour n’omettre aucun point essentiel et permettre à la délégation d’être réellement opérationnelle sur le plan pénal.
En déléguant le dirigeant d’entreprise accepte donc de considérer qu’il remet absolument tous les outils décisionnels entre les mains de son délégataire : il en fait un décideur pourvu et efficace dans un domaine déterminé et, osons le dire, d’une certaine manière, indépendant de tout préalable hiérarchique dans les domaines concernés : il n’aura par exemple pas à demander d’autorisation au déléguant pour installer tel système préservant mieux la sécurité des salariés pour l’exécution d’une tâche déterminée. À l’inverse, il ne doit pas s’agir d’un « abandon de pouvoir » et la délégation doit rester limitée dans son champ d’application et dans le temps.
C’est entre ces deux curseurs qu’il faudra donc que le dirigeant se situe pour donner pleine et entière efficacité à sa délégation.
Le délégant intronise donc un subalterne dans un pouvoir conséquent puisque en mesure de décider seul sur un pan de compétence clairement identifié, voir d’engager au-delà de sa propre personne, la responsabilité pénale de la personne morale.
Eu égard à l’importance de la démarche, le délégataire devra accepter cette mission puisqu’il endosse le risque pénal. Un comportement avisé conduira le dirigeant déléguant à exposer clairement au délégataire le transfert du risque pénal même si cela ne constitue pas une obligation formelle.
L’étude de la délégation de pouvoir par la juridiction répressive place le dirigeant d’entreprise sur le terrain de la preuve. Elle peut se faire par tous moyens et repose sur les épaules de celui qui l’invoque. Mais il est évident que la logique commandant la délégation de pouvoir impose d’avoir recours à l’écrit (celui-ci n’est pourtant pas obligatoire...) pour exclure une trop grande latitude dans l’examen des faits par la juridiction : il faut verrouiller le mécanisme pour exclure le risque du rejet de transfert de responsabilité en cas de poursuites pénales.
Ainsi, lors de la rédaction de la délégation de pouvoir, le rédacteur aura toujours présent à l’esprit l’éventualité de son examen par le juge répressif. C’est un travail d’anticipation pénale qui nécessite de la part de l’avocat une bonne connaissance de la matière mais aussi un travail de collaboration étroit avec le dirigeant d’entreprise qui est le mieux placé pour mettre en mesure son conseil de comprendre le domaine d’activité concerné par cette démarche.
Il appartiendra alors au conseil rédacteur de la délégation d’être au fait de l’état de la jurisprudence en vigueur pour coller au mieux aux réalités des exigences prétoriennes ayant cours au jour de la rédaction.
De la même manière, tel un bon logiciel, cette rédaction suppose le cas échéant les mises à jour requises. Évolutions juridiques, mais aussi techniques et économiques devront être autant de signes alertant le chef d’entreprise de la nécessité de revoir ses délégations de compétence pour qu’elles conservent toute leur efficacité dans le temps : une délégation figée est source de risque pénal.
Pour ne prendre qu’un exemple, la crise économique actuelle amenant nombre d’entreprises à faire des coupes franches dans les budgets les plus divers a pu amener certains dirigeants à réduire à néant l’efficacité de leur délégation de pouvoir sans qu’ils en aient conscience, tout simplement en réduisant les marges de manoeuvre budgétaires ou humaines mise à la disposition de leur délégataire. Or nous l’avons vu, l’inadéquation entre les pouvoirs délégués et les moyens effectifs de leur mise en oeuvre empêchent le mécanisme protecteur de la délégation de pouvoir opérer...
Ainsi en conclusion, si la délégation de pouvoir est un outil permettant d’assurer une certaine forme de sérénité au décideur et apparaît aujourd’hui aux travers de l’étude de la jurisprudence comme une mesure de saine gestion de l’entreprise, encore faut-il l’envisager comme une opération délicate, technique et nécessitant des compétences plurielles pour pouvoir produire la quintessence de ses effets en cas de poursuites pénales.
Christophe LANDAT - Avocat Spécialiste en Droit Pénal
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