La prévention et la répression des conflits d'intérêts dans la fonction publique territoriale. Par Jacques Buès, Avocat.

La prévention et la répression des conflits d’intérêts dans la fonction publique territoriale.

Par Jacques Buès, Avocat.

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Explorer : # conflits d'intérêts # probité # fonction publique territoriale # répression pénale

La question des conflits d’intérêts demeure en France d’une particulière acuité en dépit d’une somme de textes. Cependant, ceux-ci, de nature répressive, se révèlent de nature insuffisante et de manière préventive. Une réforme ambitieuse s’impose.

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I. Conflit d’intérêts et probité dans la fonction publique territoriale.

Très tôt, le juge administratif a reconnu la nécessité de prévenir les conflits d’intérêts en considérant que « les fonctionnaires ne doivent pas se trouver dans une situation telle que leur intérêt personnel puisse être, le cas échéant, en contradiction avec les intérêts de l’État ou de la collectivité publique dont ils doivent assurer la défense » [1].

Consacré par le législateur en 2013 [2] et désormais codifié à l’article L121-5 du Code général de la fonction publique (CGFP), le conflit d’intérêts correspond à

« toute situation d’interférence entre un intérêt public et des intérêts publics ou privés qui est de nature à influencer, ou à paraître influencer, l’exercice indépendant, impartial et objectif d’une fonction ».

La loi n°2016-483 du 20 avril 2016 relative à la déontologie et aux droits et obligations des fonctionnaires a formalisé l’obligation qui incombe aux fonctionnaires de prévenir la survenance des conflits d’intérêts.

L’article L121-4 du CGFP dispose ainsi que :

« L’agent public veille à prévenir ou à faire cesser immédiatement les situations de conflit d’intérêts défini à l’article L121-5 dans lesquelles il se trouve ou pourrait se trouver ».

Une telle obligation a également été étendue aux membres du gouvernement et aux personnes titulaires d’un mandat électif local [3].

Le chapitre II du CGFP est dédié à la prévention des conflits d’intérêts et infractions pénales. Ainsi, il est prévu, à l’article L122-1, une obligation de déport incombant à l’agent public se trouvant dans une telle situation.

La nécessité de prévenir les conflits d’intérêts est étroitement liée à l’obligation de probité à laquelle l’agent public est tenu en vertu de l’article L121-1 du CGFP.

Le droit positif ne comprend pas de définition de la probité. Ce devoir peut toutefois s’analyser comme l’interdiction, pour les personnes publiques, de tirer un profit personnel de leur activité [4]. Ainsi, en tant qu’ils servent l’intérêt général, les agents publics sont tenus de préserver l’image de l’administration.

Consciente des enjeux d’autant plus prégnants de la question des conflits d’intérêts dans les marchés publics, l’Union européenne a défini la notion de manière circonstanciée dans la directive 2014/24/UE du 26 février 2014, article 24 :

« […] La notion de conflit d’intérêts vise au moins toute situation dans laquelle des membres du personnel du pouvoir adjudicateur ou d’un prestataire de services de passation de marché agissant au nom du pouvoir adjudicateur qui participent au déroulement de la procédure ou sont susceptibles d’en influencer l’issue ont, directement ou indirectement, un intérêt financier, économique ou un autre intérêt personnel qui pourrait être perçu comme compromettant leur impartialité ou leur indépendance dans le cadre de la procédure de passation de marché ».

La directive vise ainsi non seulement les agents publics, mais également les organismes privés chargés d’assister l’acheteur pour analyser les offres dans le cadre de la passation d’un marché public.

Ces prescriptions sont désormais codifiées aux articles L2141-10 (applicable aux marchés) et L3123-10 (applicable aux contrats de concession) du Code de la commande publique.

La Haute autorité pour la transparence de la vie publique (HATVP), si elle a vocation à être l’acteur principal de lutte contre les conflits d’intérêts, n’est pas le seul organe à y participer et pour cause, les conflits d’intérêts représentent un risque d’autant plus significatif à l’échelle des collectivités territoriales.

D’une part, le régime de la déclaration d’intérêts, prévue aux articles L122-2 et suivants du CGFP, n’a vocation à s’appliquer qu’à un nombre limité d’agents publics, occupant les plus hautes fonctions des services de l’Etat et des collectivités territoriales. De manière générale, il s’agit des agents publics « dont le niveau hiérarchique ou la nature des fonctions le justifient ».

Parmi eux, les présidents, directeurs, chefs de cabinet des conseils régionaux et départementaux titulaires d’une délégation de signature ou de fonction, les maires de communes de plus de 20 000 habitants et les directeurs, adjoints et chefs de cabinet adjoints aux maires de commune de plus de 100 000 habitants titulaires d’une délégation de signature ou de fonction.

D’autre part, la proximité des acteurs de la vie publique avec les administrés et les acteurs économiques locaux est susceptible de laisser place, de manière spontanée, à un lien plus ou moins étroit avec certains acteurs privés.

Loin de toute volonté dolosive, de telles situations peuvent s’analyser comme des conflits d’intérêts quand bien même elles se limiteraient à donner l’impression qu’un agent public ou un élu puisse être influencé.

Si un élu tire les conséquences d’une telle situation pour favoriser un candidat à un marché public, au-delà de la méconnaissance des principes les plus élémentaires du droit de la commande publique, il méconnait également son devoir de probité.

Partant, un manquement au devoir de probité d’un agent public est non seulement susceptible de donner lieu à une sanction disciplinaire, mais il peut également donner lieu à une condamnation pénale.

II. Répression pénale des atteintes à la probité.

Obligation essentielle de l’agent public, le Code pénal consacre une section entière à la répression des atteintes à la probité, et a vocation à préserver la confiance des administrés envers leur administration.

Parmi celles-ci figurent notamment :

  • La prise illégale d’intérêts, infraction préventive, a pour objet d’empêcher qu’un agent public, placé dans une situation de conflit d’intérêts, prenne une décision incompatible avec l’intérêt public qu’il a la charge de défendre.

Il s’agit, pour la personne en fonction, de recevoir ou conserver un intérêt de nature à compromettre son impartialité, son indépendance ou son objectivité dans une opération à laquelle elle participe [5].

Pour la personne qui n’est plus en fonction, la prise illégale d’intérêts est également désignée sous le terme de « pantouflage ». Le délit consiste, pour la personne ayant été chargée en tant que membre du gouvernement, membre d’une autorité administrative indépendante, ou d’une autorité publique indépendante, ou titulaire d’une fonction exécutive locale, fonctionnaire, militaire ou agent d’une administration publique, dans le cadre des fonctions qu’elle a exercées, d’une opération avec des personnes privées, de s’impliquer dans l’activité desdites personnes avant l’expiration d’un délai de trois ans suivant la cessation des fonctions [6].

  • Le trafic d’influence, réprimé à l’article 432-11 du Code pénal, sanctionne le fait pour une personne dépositaire de l’autorité publique, chargée d’une mission de service public ou investie d’un mandat électif public, d’abuser de son influence réelle ou supposée en vue de faire obtenir d’une autorité ou administration publique toute décision favorable, dont des marchés.
  • Le délit de favoritisme est quant à lui spécifique au droit de la commande publique. Il consiste en une atteinte aux principes de liberté d’accès aux marchés publics et d’égalité des candidats à la commande publique. Prévu à l’article 432-14 du Code pénal, il réprime le fait

    « de procurer ou de tenter de procurer à autrui un avantage injustifié par un acte contraire aux dispositions législatives ou réglementaires ayant pour objet de garantir la liberté d’accès et l’égalité des candidats dans les marchés publics et les contrats de concession ».

Dans ces circonstances, le rôle du juge répressif et des chambres régionales des comptes, est essentiel.

III. La coopération des juridictions financière et pénale.

La loi prévoit un certain nombre de mécanismes destinés à prévenir voire réprimer les manquements à la probité et au bon usage des deniers publics.

Une circulaire du Garde des Sceaux du 10 décembre 2014 relative aux relations entre l’autorité judiciaire et les juridictions financières visait à renforcer la coopération entre les deux ordres de juridiction. Il y était spécifié que « l’étendue et la nature des contrôles des juridictions financières en font des partenaires de l’autorité judiciaire dans la détection de la délinquance économique et financière ».

Les ambitions de cette circulaire ont été récemment réaffirmées par une circulaire du 29 juin 2023.

Les chambres régionales des comptes ayant l’initiative des contrôles s’inscrivant dans leur programme annuel de vérification de la gestion des comptes publics, il leur a notamment été prescrit de vérifier en priorité les comptes et la gestion des entités susceptibles de donner lieu à des irrégularités.

En cas de manquement par l’un des justiciables mentionnés à l’article L131-1 du Code des juridictions financières ayant conduit à un préjudice financier significatif, les chambres régionales des comptes ont le pouvoir de prononcer à leur encontre des sanctions pécuniaires [7].

En outre, l’article L142-1-12 du Code des juridictions financières dispose que

« Les poursuites devant la Cour des comptes ne font pas obstacle à l’exercice de l’action pénale et de l’action disciplinaire ».

Cette possibilité est également admise s’agissant des poursuites devant les chambres régionales des comptes.

Ainsi, l’article L211-1 du Code des juridictions financières dispose que

« […] Lorsque la chambre régionale des comptes découvre, à l’occasion de ses contrôles, des faits de nature à motiver l’ouverture d’une procédure judiciaire, le ministère public près la chambre régionale des comptes en informe le procureur de la République territorialement compétent ainsi que le procureur général près la Cour des comptes qui en avise le garde des sceaux, ministre de la justice ».

Cette procédure suppose donc nécessairement l’intervention d’une décision collégiale par le parquet financier et ce, dans le cadre du contrôle que la Chambre régionale des comptes exerce de manière habituelle.

De manière exceptionnelle, l’article 40, alinéa 2, du Code de procédure pénale permet au procureur financier près une chambre régionale des comptes, sans attendre la position de la chambre, de transmettre des faits de nature à motiver l’ouverture d’une action pénale, notamment en cas d’urgence relative à la prescription ou au dépérissement d’éléments de preuve.

Si la chambre régionale des comptes, ayant statué, a décidé de ne pas transmettre les faits à l’autorité judiciaire, le procureur financier peut décider, sur le même fondement, de saisir le procureur de la République.

Enfin, de manière générale, les ministères publics près les juridictions financières peuvent, dans le cadre de leurs attributions, correspondre avec toutes autorités, administrations et juridictions. Partant, il est envisageable, pour le procureur financier, de signaler à l’administration à laquelle est affecté l’agent public une atteinte à la probité afin qu’elle mette en œuvre à son encontre une procédure disciplinaire.

S’il n’est pas contesté que la coopération entre juridictions financière et judiciaire est nécessaire pour endiguer les conséquences des conflits d’intérêts sur la gestion des deniers publics, les conséquences pratiques de ces mesures sont encore limitées. En effet, la circulaire du 29 juin 2023 mettait en évidence une insuffisance des signalements d’atteintes à la probité et ce, malgré la pluralité des sources de révélation (associations agréées, lanceurs d’alerte…). En outre, malgré un rapprochement avéré entre les deux ordres de juridictions, ce dernier s’opère de manière inégale à l’échelle du territoire. Il est donc à craindre qu’à défaut, les conflits d’intérêts continueront d’influencer, notamment au niveau local, la gestion des comptes publics.

En synthèse, il est permis de rejoindre les conclusions de Monsieur Jean-Marc Sauvé, vice-président du Conseil d’Etat, pour considérer que le corpus des règles françaises se révèle encore insuffisant pour résoudre efficacement les difficultés rencontrées et prévenir la survenance de conflits d’intérêts d’un genre toujours renouvelé qui devra donc faire l’objet d’une refonte ambitieuse à hauteur de l’importance de la cause [8].

Jacques Buès
Avocat associé au barreau de Paris
Doyen honoraire du collège des experts indépendants Commande publique auprès de la Commission européenne
cabinet chez bues-associes.eu
Avec le concours de Madame Inès Dessante-Rafiki, Juriste

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Notes de l'article:

[1CE, avis, 17 févr. 1954, n°263302.

[2Article 2 de la loi n°2013-907 du 11 octobre 2013 relative à la transparence de la vie publique.

[3Article 1er de la loi n°2013-907 du 11 octobre 2013.

[4Brigant, Contribution à l’étude de la probité, PU Aix-Marseille, 2012.

[5Art. 432-12 du Code pénal.

[6Art. 432-13 du Code pénal.

[7Art. L131-9 à L131-15 du CJF.

[8Contribution de Monsieur Jean-Marc Sauvé, vice-président du Conseil d’Etat in « Revue l’ENA hors les murs », 9 septembre 2014, Ethique et vie publique.

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