Est-il possible de définir l'ordre public ? Par Mustapha El Baaj

Est-il possible de définir l’ordre public ?

Par Mustapha El Baaj

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Explorer : # ordre public # morale # bonnes mœurs # règles impératives

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Tout d’abord, étymologiquement parlant, l’ordre public est composé de deux mots : l’ordre et la publicité.

Premièrement, l’ordre est la disposition régulière des choses les unes par rapport aux autres, l’équilibre des rapports, l’ensemble des valeurs juridiques que l’Etat viendra ensuite expliquer et garantir dans son droit positif.

On conçoit l’ordre ici comme étant une disposition régulière des choses qui s’opère au niveau de la société, c’est-à-dire une communauté de personnes qui sont liées entre elles par l’ensemble des normes dictées par des valeurs qu’elles entendent respecter et faire respecter. Ainsi, l’ordre peut apparaître comme l’expression d’un désir de stabilité fondamentale sur la base de ces valeurs. De ce point de vue, l’ordre s’oppose logiquement au désordre, celui-ci peut revêtir deux acceptions différentes :

Il existe ce qu’on appelle le désordre destructeur qui se manifeste à travers la remise en question des valeurs sur lesquelles la société repose, sans que cette remise en question ne soit l’expression d’une volonté d’amélioration, résultant plutôt du jeu des rapports de force et d’une recherche exclusive de satisfaction d’intérêts particuliers. Il faut noter que l’ordre public lutte contre ce désordre négatif.

Il existe ensuite le désordre qu’on peut qualifier de positif, dans la mesure où celui-ci né de l’évolution même de la vie sociale et de la nécessité de prendre en considération les situations nouvelles auxquelles les valeurs sociales, reprécisées, doivent être appliquées. L’ordre s’exprime par rapport aux principes fondamentaux de la société qui ne sont que relatifs, car il doit prendre en compte un mouvement dynamique et évolutif auquel il est sans cesse tenu de s’adapter. Ce mouvement s’illustre, dans le cadre de notre recherche, par l’émergence du concept de l’ordre public économique, un concept consacrant une évolution des principes fondamentaux en matières économique et commerciale.

Ensuite, la publicité signifie que l’on parle d’un ordre public qui concerne la société toute entière, par opposition à l’ordre privé, celui des consciences qui reste tout à fait extérieur à l’ordre public. Cet ordre public à propos duquel on parle est par essence juridique, il comprend un ensemble de règles fondamentales, assorties de sanctions, qui gouvernent la vie dans une société donnée. Si l’explication étymologique de la notion de l’ordre public ne pose pas en principe de problème, il n’en est pas de même quant à l’explication de son contenu juridique. Quel est donc le sens juridique de la notion d’ordre public ?

Un célèbre juriste qui s’est aventuré à expliquer, depuis presque 52 ans, le sens juridique de cette notion complexe, avait formulé la conclusion suivante : « chercher à définir l’ordre public, c’est s’aventurer sur les sables mouvants, déclarait le conseiller Pilon, dans un célèbre rapport, c’est un vrai supplice pour l’intelligence, s’écriait le Marquis de Vareille-Sommières, c’est enfourcher un cheval fougueux dont on ne sait jamais où il nous transporte, disait le juge Burrough dans un aphorisme que les juristes anglais se plaisent à citer, c’est parler d’un paragraphe caoutchouc, dans l’imagination allemande, c’est cheminer dans un chantier bordé d’épines selon le mot d’Alglave. Toutes ces comparaisons révèlent combien une étude sur l’ordre public est un sujet téméraire. Nul n’a jamais pu en définir le sens, chacun en vante l’obscurité et tout le monde s’en sert (…) ».

Cette approche de l’ordre public démontre parfaitement la complexité de cette notion fluctuante qui résiste à toute tentative de délimitation. Cependant, nous allons essayer, malgré les difficultés, d’élucider cette notion générale (D). La première tâche qui nous incombe consiste à distinguer cette notion de l’ordre public de certaines notions voisines qui peuvent prêter à confusion. Ainsi l’ordre public ne doit pas être confondu avec la morale (A), les bonnes mœurs (B) et les règles impératives (C).

A- l’ordre public et la morale

L’ordre public et la morale n’ont pas le même but, alors que le premier vise au maintien d’un certain ordre social, la seconde a pour objet la perfection de l’individu. Les exigences de l’ordre public seront donc moins rigoureuses que celles de la morale. La vie en société ne requiert pas la perfection chez ses membres et pareille perfection ne peut d’ailleurs s’imposer par la contrainte. Les travaux préparatoires du Code civil attestent de cette dissemblance. Les lois, dit Portalis : « s’occupent plus du bien politique de la société que de la perfection morale de l’homme ». Et ajoute : « la vertu est l’objet de la morale, la loi a plus pour objet la paix que la vertu (…) »

B- l’ordre public et les bonnes mœurs

De même l’ordre public ne doit pas être confondu avec les bonnes mœurs, celles-ci ne sont définies par aucun texte, elles sont souvent liées à l’ordre public. La Cour d’appel de Liège en donne une brillante définition : « …la notion de bonnes mœurs correspond à une morale coutumière, faite d’habitudes et de traditions d’un peuple…en évolution constante avec l’état d’esprit d’une civilisation » . Cette jurisprudence reflète parfaitement le point de vue de De Page selon lequel : « …la loi n’ayant ni défini ni précisé ce qui est contraire aux bonnes mœurs, il en résulte que l’appréciation du juge est souveraine. La notion des bonnes mœurs est essentiellement réaliste et de bon sens. Certains auteurs assimilent les bonnes mœurs à la morale. Cette doctrine va fort loin car toutes les morales ne sont point toujours d’accord, et la consécration de certaines morales confessionnelles serait contraire à la liberté d’opinion. Mais il y a moyen d’asseoir la notion de bonnes mœurs sur un terrain beaucoup plus solide. Toute civilisation comporte un ensemble de règles d’ordre moral, faites d’habitudes et de traditions formant corps avec la moralité d’un peuple et suffisamment générales pour être indépendantes de toute confession déterminée. Il existe une morale coutumière sur laquelle tous les honnêtes gens s’entendent parfaitement. C’est la notion légale de bonnes mœurs. Elle a un sens très clair, et les tribunaux l’ont parfaitement comprise. C’est celle qui consacre les grands principes de loyauté, de correction, de désintéressement et de dignité humaine qu’on rencontre chez tous les peuples civilisés ».

De ce qui précède, nous constatons que le juge qui tente d’expliquer la notion de bonnes mœurs, ne doit pas se fier aveuglement aux normes de la morale car, en fait, les règles de la morale sont trop absolues pour être comprises juridiquement. À titre d’exemple, la norme qui incite à la charité ; on est dans l’impossibilité d’exiger de chacun qu’il mette gratuitement ses biens au service des autres ; On ne peut, dès lors, justifier la sanction, critère de toute norme juridique, qui frapperait celui qui n’aurait pas rempli une obligation dont il ne connaîtrait ni le bénéficiaire ni le montant. Cependant le fondement de la justice consiste en la conscience collective, dans la mesure où le besoin de la justice et plus urgent que le besoin de la charité. « Il faut être juste avant d’être généreux, dis Albert Camus, comme on a des chemises avant d’avoir des dentelles. ». L’idée de la justice est assurément l’idée d’un ordre supérieur qui doit régner dans une société et qui assurera le triomphe des intérêts les plus respectables, le juge est alors appelé à la tenir pour l’intégrer dans les bonnes mœurs.
Cependant, certains juristes pensent que les bonnes mœurs constituent simplement une composante de l’ordre public, Malaurie Ne réussissait-il pas à démontrer, avec brio, cette co-appartenance historique des deux notions, en se référant aux travaux préparatoires du Code civil français. En effet, la sous-commission de réforme du Code civil estimant que le fait de viser expressément les bonnes mœurs constitue une sorte de redondance.

C- l’ordre public et les règles impératives

Il est d’une très grande importance de pouvoir nuancer le concept de l’ordre public des règles impératives qui, reconnaissons le, risque de prêter à une confusion totale. Nous devons opérer une distinction entre les lois d’ordre public et les règles impératives. La Cour de Cassation Belge a définit la loi d’ordre public de la manière suivante : « …n’est d’ordre public proprement dit que la loi qui touche aux intérêts essentiels de l’état ou de la collectivité, ou qui fixe dans le droit privé, les bases juridiques sur lesquelles repose l’ordre économique ou moral de la société ».

Selon De Page, cette définition pragmatique des lois d’ordre public est à mettre en relation avec une certaine conception de l’utilité sociale des actes juridiques : tout acte juridique doit avoir une utilité subjective pour les parties en présence, il encourrait le risque de la nullité relative ; à défaut d’avoir une utilité sociale objective, en raison notamment d’une contrariété à la loi d’ordre public ou aux bonnes mœurs, il encourrait alors le risque de la nullité absolue.

Les lois qui touchent l’ordre public s’articulent autour d’un axe constitué par l’idée d’intérêt général, alors que les règles impératives tendent à protéger les intérêts particuliers. Il s’ensuit que la violation des premières est sanctionnée par la nullité absolue, alors que la violation des secondes est sanctionnée par la nullité relative.

Toutes les lois impératives ne sont pas d’ordre public, les lois de protection des incapables sont impératives. Ainsi, on ne peut pas déroger aux limitations de la capacité des mineurs. Cependant, ces lois poursuivent la protection de l’intérêt de l’incapable lui-même et non pas la protection de l’intérêt général. C’est dans l’intérêt du mineur qu’on lui interdira d’accomplir certains actes juridiques, et non pas dans l’intérêt de la société. De même les lois qui prescrivent certaines formalités, par exemple les formalités des donations sont impératives, mais elles ne protègent que l’intérêt du donataire, elles ne protègent que des intérêts privés.
Après cette brève délimitation juridique de la notion de l’ordre public dans son acception général, quel est alors le sens que le législateur marocain lui attribue selon l’article 9 du Code de procédure civile ? Les causes qui concernent l’ordre public seraient-elles autres que celles qui concernent l’état, les collectivités locales et les institutions publiques ?

D- délimitation du contenu juridique de l’ordre public

Selon l’éminent juriste marocain Driss Bouzayan, l’ordre public peut s’entendre de tout ce qui concerne la préservation de la structure de l’état et de celle de ses institutions principales. Il tend à la protection des intérêts généraux sur lesquels s’articule l’existence de l’état en elle-même. Il peut s’agir d’intérêt politique comme celui relatif à l’organisation de l’état et à l’exercice de ses pouvoirs de souveraineté, il peut s’agir aussi d’un intérêt social comme la protection de la famille et la réalisation de la paix sociale, il peut incarner également un intérêt économique qui se rapporte à l’organisation de la production, la réglementation de l’assurance ou à la circulation de la monnaie, il peut enfin revêtir la forme d’intérêt éthique tendant à la protection de la morale et des bonnes mœurs.

Cette définition de l’ordre public n’est qu’approximative, car la notion de l’ordre public est tellement vaste qu’elle échappe à tout effort de délimitation comme nous l’avons souligné plus haut. Il revient alors à l’intelligence du magistrat de déterminer, cas par cas, si une telle cause relève de l’ordre public ou non, en se fondant sur la protection de l’intérêt général de la société et sur les principes généraux conformes à la civilisation d’un pays.

S’il est vrai que toute définition est difficile, il est encore plus vrai de dire que la définition de l’ordre public est malaisée, peut être même impossible dans l’opinion de certains auteurs. Portalis avait employée une formule que les travaux préparatoires nous ont conservé : « la loi est d’ordre public, disait-il, quant elle intéresse plus directement la société que les particuliers ». Dans sa thèse de doctorat, M. Malaurie a relevé en appendis 21 définitions de l’ordre public qu’il a pu recueillir chez les auteurs ou dans les arrêts. La sienne, la 21ème est la suivante : « l’ordre public, c’est le bon fonctionnement des institutions indispensables à la collectivité ». Certain auteurs ont renoncé à définir directement l’ordre public, tel le doyen Julliot de la Morandière, pour qui « la notion d’ordre public est celle qui traduit la nécessité de l’ordre, de la paix au sein de l’état ».

Mustapha El Baaj

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