Depuis le 1er janvier 2020, l’article R2122-8 du code de la commande publique autorise les acheteurs à passer des marchés sans publicité ni mise en concurrence préalables pour répondre à un besoin dont la valeur estimée est inférieure à 40.000 euros hors taxes.
Qui s’en plaindrait ?
Faut-il l’avouer : nous sommes de ceux-ci.
Que l’on nous comprenne bien : le passage successif de 4.000 euros à 20.000 euros, puis de 4.000 euros à 15.000 euros, puis de 15.000 euros à 25.000 euros pour aboutir aujourd’hui (on reprend sa respiration…) à 40.000 euros, cette « saga des seuils », fût-elle un brin migraineuse, nous agrée autant qu’à tout acheteur.
Dispenser ainsi nos nombreuses et si démunies petites communes d’une consultation pour tout achat de moins de 40.000 euros HT est, à l’évidence, une heureuse nouvelle. Qu’il faut bientôt tempérer, hélas.
La faute - in cauda venenum - au second alinéa de l’article R2122-8 précité et à l’interprétation passablement ambiguë qu’en donne Bercy… Ledit alinéa s’énonce ainsi : « L’acheteur veille à choisir une offre pertinente, à faire une bonne utilisation des deniers publics et à ne pas contracter systématiquement avec un même opérateur économique lorsqu’il existe une pluralité d’offres susceptibles de répondre au besoin ».
L’erreur serait de prendre ce texte pour ce qu’il n’est pas : une aimable invite à des manières de « bon père de famille ». L’acheteur est en réalité mis en garde. Avis ! Qui en douterait sera dessillé à la lecture des fiches de la Direction des affaires juridiques de Bercy relatives aux « marchés sans publicité ni mise en concurrence préalables » et, parmi eux, à ceux « répondant à un besoin dont la valeur est inférieure à 40.000 euros hors taxes ».
Une liberté majuscule y est pourtant d’emblée proclamée. Gare aux excès de zèle, alerte Bercy : « Un seul opérateur économique doit être contacté dans le cadre des marchés passés sans publicité ni mise en concurrence préalable. A défaut, il s’agira d’un marché à procédure adaptée (…) ». Traduction : quand on vous dit liberté, le pire serait de ne pas en jouir ! Oubliez « les-3-devis » d’hier et, comme dirait la chanson, « embrassez qui vous voudrez ». Puisqu’on vous le dit ! Les ambiguïtés peuvent alors commencer.
Vantant la bonne utilisation des deniers publics, Bercy conseille aux acheteurs qui auraient une connaissance insuffisante du secteur économique « d’éventuellement solliciter des devis par courriel, fax ou courrier auprès de professionnels ». Un devis est une offre de contrat. A ce titre, il engage fermement le professionnel de manière très précise concernant l’étendue des travaux ou des prestations, leur coût, les délais prévus, etc.
Solliciter des devis revient évidemment à mettre en concurrence des opérateurs économiques. Ce faisant, selon nous, après les en avoir solennellement prévenus, Bercy engage curieusement les acheteurs à emprunter la voie de la procédure adaptée… Que la sollicitation de devis soit consubstantielle à une telle procédure n’est d’ailleurs pas douteux dans l’esprit de la DAJ (Direction des Affaires Juridiques) : « Aussi, si l’acheteur décide de ne pas recourir à la faculté de passer un marché négocié sans publicité ni mise en concurrence mais recourt volontairement à une procédure adaptée, le cas échéant en sollicitant directement plusieurs opérateurs économiques (demande de devis), le fait que l’application des critères d’attribution aboutit à l’attribution du marché public au même titulaire ne pourra jamais lui être reprochée - à condition que la procédure adaptée ait elle-même été régulièrement organisée »…
Deux autres extraits de ces fiches nous paraissent mettre un comble à l’ambiguïté qui les traverse. Celui-ci d’abord : à propos des spécificités des marchés passés sans publicité ni mise en concurrence, Bercy écrit : « Les grands principes de la commande publique définis à l’article L.3 du CCP (Code de la Commande Publique) doivent être respectés pendant toute la durée de la procédure. Ainsi, si les marchés sans publicité ni mise en concurrence sont, par principe, conclus avec un seul opérateur, une négociation peut être menée avec plusieurs opérateurs, par exemple lorsque le marché est attribué à l’un des lauréats d’un concours ». Bercy ne citant les marchés de service attribués sur concours que comme exemples (« par exemple (…) »), reste la règle générale posée par la DAJ, soit la négociation possible avec plusieurs opérateurs.
Ou, si l’on préfère, l’inverse de ses propos liminaires… Un ultime extrait : « Il est toutefois toujours possible de faire jouer une concurrence pour des achats se rapportant à un besoin inférieur au seuil de 40.000 euros HT, par exemple en demandant des devis à plusieurs opérateurs économiques. Le cas échéant, il conviendra alors simplement d’assurer une égalité de traitement conformément à l’article L.3 du code de la commande publique et de choisir une offre pertinente ».
De l’aveu de la DAJ elle-même, on l’a vu, solliciter des devis auprès d’opérateurs économiques imprime à cette consultation le caractère d’une procédure adaptée.
Transparence des procédures oblige, celle-ci contraint l’acheteur à informer les candidats des critères de sélection des offres, ainsi que de leurs conditions de mise en oeuvre, selon des modalités appropriées à l’objet, aux caractéristiques et au montant du marché concerné. On éprouvera donc quelque étonnement à lire sous une plume un brin badine qu’une simple égalité de traitement conduira à elle seule au choix d’une offre pertinente.
Non, décidément, nous ne nous réjouissons pas de ces 40.000 euros…