Un sujet proposé par la Rédaction du Village de la Justice

L’épineuse question de l’encadrement de la prostitution par la CrEDH.

Par Johnny Anibaldi, Juriste.

3408 lectures 1re Parution: Modifié: 4.17  /5

Explorer : # prostitution # droits de l'homme # ingérence # légitimité

Ce que vous allez lire ici :

La Cour Européenne des Droits de l'Homme s'est penchée sur la légalité de l'article 611-13 du Code pénal français, qui pénalise la consommation d'actes sexuels. Bien que la Cour reconnaisse son ingérence dans les droits des travailleurs du sexe, elle valide cette mesure, invoquant la lutte contre la prostitution forcée.
Description rédigée par l'IA du Village

La Cour Européenne des Droits de l’Homme a jugé, dans un arrêt M.A. c. France du 25 juillet 2024, que l’article 611-13 du Code pénal français, pénalisant les clients de la prostitution, constitue une ingérence dans les droits garantis par la Convention européenne des droits de l’homme. Elle a reconnu cette ingérence comme légitime, en raison de la lutte contre la prostitution contrainte et la protection des victimes. La cour a accordé une large marge d’appréciation à l’État français, en raison de l’absence de consensus européen sur la prostitution, tout en soulignant que la mise en balance des intérêts en jeu garantit la proportionnalité de la mesure. Cependant, la cour affiche une prise de position peu claire et s’appuie sur des arguments vagues et laconiques. La pénalisation des clients de la prostitution en France reste en vigueur, bien que les requérants puissent encore demander un renvoi devant la Grande Chambre.

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Le 25 juillet 2024, la Cour Européenne des Droits de l’Homme (ci-après « la cour ») a rendu un arrêt M.A. c. France (Requêtes nos 63664/19 et 4 autres) faisant suite à un arrêt du même nom rendu en date du 27 juin 2023 traitant de la seule recevabilité. Dans cet arrêt de juillet 2024, la cour a eu à s’intéresser à la conventionnalité, au regard de l’article 8 de la Convention Européenne de Sauvegarde des Droits de l’Homme (ci-après « la Convention ») de l’article 611-13 du Code pénal français prohibant la consommation d’actes sexuels. Cet article, issu d’une loi n° 2016-444 du 13 avril 2016 visant à renforcer la lutte contre le système prostitutionnel et à accompagner les personnes prostituées, remplace le dispositif précédent fondé sur le délit de racolage prohibé par la loi n° 2003-239 du 18 mars 2003 pour la sécurité intérieure et défini alors, à l’article 225-10-1 du Code pénal.

L’enjeu n’est désormais plus de pénaliser les travailleurs du sexe mais leurs clients, dans une optique de lutte contre les réseaux prostitutionnels. Face à la mise en œuvre de cette nouvelle politique de lutte contre les réseaux prostitutionnels, une multitude de requérants ont saisi la cour en vue de faire admettre l’inconventionnalité de cette mesure à l’article 8 de la Convention.

Ainsi, l’arrêt en question soulève des problématiques juridiques complexes autour de la pénalisation de la consommation d’actes sexuels et son impact sur les droits protégés par la Convention européenne des droits de l’homme. Ce commentaire se propose d’analyser la manière dont la cour a abordé cette question, en particulier sous l’angle de l’ingérence dans les droits des travailleurs du sexe, au regard de l’article 8 de la Convention. La décision de la cour est d’autant plus intéressante qu’elle soulève des interrogations sur la légitimité et la proportionnalité de l’ingérence opérée par l’État à travers l’article 611-13 du Code pénal tout en validant le dispositif. Ce commentaire se penchera d’abord sur la reconnaissance de l’ingérence par la cour, puis sur le contrôle qu’elle opère quant à la légitimité et à la proportionnalité de cette ingérence, en examinant les implications pour les parties concernées.

I- Une ingérence légitime dans la lutte contre les réseaux prostitutionnels.

A) L’ouverture du droit de requête individuelle aux travailleurs du sexe via la reconnaissance d’une ingérence au sens de l’article 34 de la Convention.

Une mesure législative pénalisant la consommation d’actes sexuels constitue une ingérence dans certains droits garantis par la Convention. C’est ce qui ressort du paragraphe n° 138 de l’arrêt où la cour rappelle avoir « (…) pour sa part déjà jugé que la mesure litigieuse crée une situation dont les requérants subissent directement les effets (M.A. et autres c. France (déc.), n° 36334/19 et 4 autres, § 43, 27 juin 2023) ». Cela mérite quelques explications. D’abord, l’article 34 de la Convention dispose que : « la cour peut être saisie d’une requête par toute personne physique, toute organisation non gouvernementale ou tout groupe de particuliers qui se prétend victime d’une violation par l’une des Hautes Parties contractantes des droits reconnus dans la Convention ou ses protocoles. Les Hautes Parties contractantes s’engagent à n’entraver par aucune mesure l’exercice efficace de ce droit ». Ce ne peuvent donc être que les droits protégés par cette Convention dont la réparation de la violation peut être demandée à la cour. La cour affirme donc qu’une mesure législative, ici l’article 611-13 du Code pénal français, prohibant la consommation d’actes sexuels porte atteinte à certains droits protégés dans la Convention. En réalité, cette affirmation trouve sa source dans l’arrêt traitant exclusivement de la recevabilité de cette demande, aux paragraphes n° 42 et 43 :

« 42. La cour considère ainsi que des personnes qui allèguent que leurs propres droits au titre de la Convention sont affectés par une loi peuvent dans certaines circonstances se dire victimes d’une violation de ces droits alors même que la loi en question ne régit pas directement leur conduite, dès lors que cette loi génère une situation dont ils subissent directement les effets dans la jouissance de ces droits.
43. Tel est le cas en l’espèce. L’article 611-1 du Code pénal ne régit certes pas directement la conduite des personnes qui, tels les requérants, s’adonnent à la prostitution. Il crée cependant une situation dont ils subissent directement les effets. D’une part, parce qu’il s’inscrit dans le cadre d’une réforme législative du régime juridique de l’activité de prostitution qu’elles exercent et que la constitution de l’infraction d’achat de relations de nature sexuelle qu’il sanctionne suppose l’implication des personnes prostituées. D’autre part, plus spécifiquement, parce que, selon les dires des requérants, l’incrimination des clients de la prostitution qu’il opère pousse les personnes prostituées à la clandestinité et à l’isolement, ce qui les exposerait à des risques accrus pour leur intégrité physique et leur vie, et affecterait leur liberté de définir les modalités de leur vie privée, et porterait en conséquence atteinte à leurs droits au titre des articles 2, 3 et 8 de la Convention
 »

Y a-t-il lieu, avec la cour, d’affirmer que l’article 611-13 du Code pénal français génère une situation dont les requérants subissent directement les effets dans la jouissance de leurs droits ? Il y a tout lieu de se demander de quels droits il s’agit : certes, la cour traite l’affaire sous l’angle de l’article 8 de la Convention, mais cela ne renvoie pas précisément aux droits garantis par cette disposition. En réalité, la cour s’inscrit dans le prolongement des décisions du Conseil constitutionnel puis du Conseil d’État, il s’agit « (…) du droit au respect de la vie privée, du droit à l’autonomie personnelle et du droit à la liberté sexuelle » (cf., § 1373 de l’arrêt). Certains droits protégés au titre de l’article 8 de la Convention sont donc atteints ; pour autant, les requérants subissent-ils vraiment les effets de manière directe ? À en lire l’arrêt, oui. Pour comprendre cette affirmation aux allures sommaires de la cour, il faut revenir au début de l’arrêt en ses pages 2 à 7 : la cour fournit les extraits de neuf témoignages de travailleurs du sexe illustrant les difficultés qu’ils rencontrent à accomplir leur métier à la suite de la pénalisation de la consommation de tels services. Il y a lieu de se montrer sceptique vis-à-vis de ces extraits : leur insertion permet manifestement à la cour de justifier d’une atteinte directe dans le chef des requérants, renvoyant ainsi à l’arrêt relatif à la recevabilité. Il est regrettable que la cour ne se soit pas livrée à un examen plus concret de la situation des prestataires en général. Au risque de se répéter, le paragraphe n° 43 de l’arrêt le montre bien : « d’autre part, plus spécifiquement, parce que, selon les dires des requérants, l’incrimination des clients de la prostitution qu’il opère pousse les personnes prostituées à la clandestinité et à l’isolement, ce qui les exposerait à des risques accrus pour leur intégrité physique et leur vie, et affecterait leur liberté de définir les modalités de leur vie privée, et porterait en conséquence atteinte à leurs droits au titre des articles 2, 3 et 8 de la Convention ». Par rapport à l’objet de l’analyse, à savoir la marge d’appréciation conférée à un État dans le cadre de la lutte contre les réseaux de prostitution, il y a donc lieu d’en déduire que la cour ne cherche pas seulement à vérifier l’atteinte directe dans le chef des requérants : elle recourt à certains extraits particuliers des témoignages de sorte à appuyer la réalité de cette atteinte, ouvrant ainsi la voie à l’admission de requêtes individuelles dans le terrain de la lutte contre la prostitution.

Quel contrôle la cour entame-t-elle après avoir déclaré que l’article 611-13 du Code pénal est une ingérence dans les droits protégés par la Convention ? La lecture de l’arrêt montre que le contrôle de la cour porte sur trois éléments : la légalité, la légitimité et la proportionnalité de l’ingérence ; bien que le premier critère soit balayé d’un revers de main. Eu égard à la complexité du contrôle de proportionnalité dans cette affaire, il y a lieu de se cantonner, ici, à la question de la légitimité de l’ingérence.

B) La reconnaissance de la légitimité de l’ingérence.

La cour admet la légitimité de l’ingérence pour deux raisons principales : elle s’inscrit dans la lutte contre la prostitution forcée, et les requérants n’ont pas présenté d’arguments suffisamment solides pour contester cette mesure. Concernant la prostitution, la cour affirme que celle-ci porte atteinte à la dignité humaine lorsqu’elle est contrainte, se référant à l’arrêt V.T. c. France. Il est crucial de distinguer la prostitution volontaire de la prostitution contrainte, laquelle relève du proxénétisme. En entravant certains droits pour combattre ce phénomène, l’État ne fait que remplir ses obligations découlant de la Convention européenne des droits de l’homme. La cour rappelle également, à travers des arrêts comme Rantsev c. Chypre et Russie et S.M. c. Croatie, l’importance de lutter contre les réseaux de prostitution et de traite des êtres humains, tout en soulignant l’obligation des États de protéger les victimes.

Cependant, une question se pose : la protection des victimes passe-t-elle véritablement par la pénalisation des clients ? Les témoignages inclus dans l’arrêt montrent que cette mesure peut, au contraire, aggraver les conditions de vie des victimes, les exposant à davantage de dangers. Dès les premières étapes du processus législatif, la Commission nationale consultative des droits de l’homme avait alerté sur les risques que la pénalisation des clients entraîne une marginalisation accrue des prostituées, les poussant vers des lieux plus dangereux. Les incompréhensions deviennent encore plus grandes lorsqu’on examine le paragraphe 141 de l’arrêt, où la cour revient sur la position abolitionniste de la France en matière de prostitution, en adoptant le « modèle suédois ». Ce modèle vise à réduire la demande qui alimente les réseaux de prostitution et de traite des êtres humains. La cour se réfère également aux arrêts du Conseil constitutionnel et du Conseil d’État qui soulignent la volonté du législateur de priver le proxénétisme de ses sources de revenus, en luttant contre cette activité et la traite des êtres humains à des fins d’exploitation sexuelle. Ces décisions visent à protéger la dignité humaine contre ces formes d’asservissement et à préserver l’ordre public.

En outre, cette ingérence est-elle réellement légitime si elle entraîne des effets délétères pour les victimes que l’on cherche à protéger ? La dignité humaine n’exigerait-elle pas plutôt que l’État mette en place des mesures pour libérer les victimes du proxénétisme plutôt que d’essayer de tarir les profits des réseaux ? Cette réflexion semble être en retrait dans l’arrêt, où la cour consacre beaucoup plus de texte à la présentation du modèle suédois et de la jurisprudence française qu’à sa propre analyse sur la relation entre dignité humaine et prostitution contrainte. Cela soulève des interrogations sur la position réelle de la cour : s’est-elle simplement alignée sur les décisions des juges français ou bien a-t-elle manqué de développer une réflexion autonome sur ce sujet complexe ? Par son laconisme, la cour semble faire preuve d’une certaine retenue, voire d’une hésitation, à s’engager pleinement sur la question.

Cette impression est renforcée au paragraphe 143, où la cour prend note des objections des requérants, mais les aborde principalement sous l’angle de la nécessité et de la proportionnalité de l’ingérence, sans les intégrer directement dans l’analyse de la légitimité de celle-ci. Cela donne l’impression que la cour a cherché à structurer son raisonnement de manière à minimiser l’opposition des requérants, ce qui pourrait témoigner d’une certaine frilosité à aborder de front la question de la légitimité de l’ingérence au sens de l’article 8 § 2 de la Convention. Cette réserve pourrait expliquer pourquoi la cour a traité cette question de manière plus prudente et moins approfondie.

II- Un contrôle de proportionnalité concentré sur la marge d’appréciation de l’État.

La question de l’étendue de la marge d’appréciation échue à un État est, des mots de la cour elle-même, « l’essentiel du débat » (paragraphe n° 146) : « (…) la cour note que l’essentiel du débat entre les parties se situe sur le terrain de la marge d’appréciation dont l’État bénéficie dans le domaine considéré et sur les conséquences négatives et disproportionnées qu’une telle mesure aurait entraînées pour les requérants ». L’octroi d’une large marge d’appréciation par la cour aux États repose sur l’absence d’un consensus relatif à la prostitution mais il n’en demeure pas moins que cette marge est vouée à s’amoindrir au fur et à mesure de l’avènement d’un consensus (A) ; pour l’instant, la cour limite son contrôle à celui de la prise en compte des intérêts divergents visés par la mesure dans le cadre de son élaboration (B).

A) L’absence de consensus européen et international.

La Cour Européenne des Droits de l’Homme octroie une large marge d’appréciation aux États dans la mesure où aucun consensus n’est établi à propos de l’origine de la prostitution. Comme elle l’envisage dès les premiers mots du paragraphe n° 149 de l’arrêt : « la cour a déjà eu l’occasion de relever que les problématiques liées à la prostitution soulèvent des questions morales et éthiques très sensibles qui donnent lieu à des opinions divergentes, souvent conflictuelles, notamment sur le point de savoir si la prostitution en tant que telle peut être consentie ou si, au contraire, elle résulte toujours d’une forme d’exploitation recourant à la contrainte » [1]. Ce que veut dire la cinquième section de la Cour E.D.H., c’est qu’à la date de l’arrêt, il n’y a pas de position arrêtée quant à l’origine de la prostitution ; pour le dire autrement, aucune réponse n’a encore été apportée à la question : peut-on librement se prostituer ? Implicitement, c’est la question de la relation de la prostitution à l’article 8 de la Convention qui se pose : si la prostitution est nécessairement contrainte, elle est alors fondamentalement aux antipodes de la dignité humaine et doit être interdite en toutes circonstances ; si elle peut être le fruit d’une démarche délibérée, elle ne rentrerait pas en contradiction avec la dignité humaine. La cour ne se positionne pas vis-à-vis de cette question arguant de l’absence d’un consensus sur ce point. Est-ce, là aussi, une façon pour la cour de ne pas prendre position afin de ne pas froisser les politiques et cultures de certains États ? C’est possible, mais il n’empêche que les juges de la cinquième section auraient pu profiter de cet arrêt sur le fond pour fournir un obiter dictum envisageant chacune des deux hypothèses. Pour le dire simplement, la cour laisse le lecteur sur sa faim : faudra-t-il attendre un nouvel arrêt pour connaître son avis ? Certainement que non, il est fort probable qu’en l’absence d’un consensus, l’affaire n’avance pas.

Pour autant, la cour a à connaître de la proportionnalité de l’ingérence que constitue cet article du Code pénal et sa démarche trahit, là aussi, une certaine réticence. Après avoir remis en relief les différentes stratégies adoptées par les États - prohibitionnisme, réglementarisme, abolitionnisme -, la cour « ne perd pas de vue qu’il s’agit de réformes relativement récentes et que cette question est en discussion dans d’autres États membres (…) dont certains en sont encore au stade de la pénalisation des personnes prostituées elles-mêmes », au paragraphe n°150. Il s’agit donc de réformes récentes qui ne peuvent être confrontées à un consensus au niveau européen, raison pour laquelle il est difficile de se prononcer. L’argument est-il pour autant convaincant ? L’objet ici est de se prononcer sur la proportionnalité d’une ingérence dans certains droits garantis par l’article 8 de la Convention : la proportionnalité est-elle, encore une fois, fonction d’un consensus ? Répondre par l’affirmative reviendrait à affirmer que la Cour Européenne des Droits de l’Homme n’est que le reflet, au niveau supranational, d’un consensus des États parties à la Convention. Dans le cas contraire, l’on affirmerait que la cour se veut le gardien des droits fondamentaux des individus face au pouvoir étatique. Pourquoi, alors, se perdre dans de telles considérations ? Pour une raison très simple : justifier l’octroi, aux États, d’une large marge d’appréciation dans la mise en œuvre de leurs politiques nationales. L’octroi d’une large marge d’appréciation apparaît alors comme une déduction. Ces considérations sont concrétisées au paragraphe n° 153 de l’arrêt, en sa première phrase : « dès lors, elle considère qu’il y a lieu d’accorder à l’État défendeur une ample marge d’appréciation dans ce domaine ».

S’il y a ample marge d’appréciation, des garde-fous demeurent, comme le souligne la cour au paragraphe n° 153 : « (…) il incombe à la cour d’examiner les arguments dont le législateur a tenu compte pour parvenir aux solutions qu’il a retenues et de rechercher si un juste équilibre a été ménagé entre les intérêts de l’État et ceux des individus directement touchés par les solutions en question (…) ». Quelle est, alors, la réalité de ce contrôle ? C’est ce dont il sera désormais question avec l’analyse de l’examen de la loi n° 2016-444 du 13 avril 2016 par la cinquième section de la Cour Européenne des Droits de l’Homme.

B) Un contrôle réduit à peau de chagrin.

La cour admet la conventionnalité de la prohibition de la consommation d’actes sexuels à l’article 8 de la Convention par la vérification d’une mise en balance adéquate des « intérêts en jeu », pour citer le paragraphe n° 159 de l’arrêt. Cela peut surprendre : en quoi la mise en balance d’intérêts divergents garantit-elle la conventionnalité d’une ingérence dans certains droits garantis par la Convention ? Simplement parce qu’il incombe, en l’espèce, d’apprécier « un arbitrage effectué selon les modalités démocratiques au sein de la société en cause », dit autrement, parce qu’il s’agit « d’une question de société » pour citer ce même paragraphe n°159. Mais, alors, ériger la mise en balance d’intérêts contraires en critère de conventionnalité, n’est-ce pas réduire le sens même d’un contrôle de proportionnalité à peau de chagrin ? Cela reviendrait à dire que malgré le caractère disproportionné d’une ingérence - caractère qui eût pu être dégagé par une analyse fondée sur d’autres éléments -, la mise en balance des intérêts contraires visés par ladite ingérence garantirait alors sa conventionnalité. Concrètement, la cour admet la conduite diligente de cette mise en balance par la confrontation de certains intérêts contraires dans le texte de l’arrêt. Par exemple, au paragraphe n° 160, elle est d’avis que « (…) les préoccupations évoquées par les requérants dans la présente affaire, en particulier s’agissant des risques sanitaires et de sécurité, ont été largement prises en compte au cours des débats parlementaires et ont été à l’origine de plusieurs améliorations du texte de la proposition initiale, notamment lors de son examen par le Sénat (…) » ; de même, elle constate, au paragraphe suivant, que l’intérêt des travailleurs du sexe à un environnement plus sain est compensé par des palliatifs tels leur inscription « à la liste des personnes vulnérables, ce qui alourdit les sanctions en cas de violences d’agressions sexuelles ou de viols commis à leur encontre ». Sans entrer dans l’énumération des éléments sélectionnés, toujours est-il que la conclusion, au paragraphe n° 166, ne surprend pas : « eu égard à l’ensemble des considérations qui précèdent, la cour estime, compte tenu de l’état actuel des évolutions quant à l’appréhension, par le droit interne, des questions soulevées par la prostitution, que les autorités françaises ont ménagé un juste équilibre entre les intérêts concurrents en jeu (…) ».

Quels effets, alors, en France, pour les travailleurs du sexe et leurs clients ? La pénalisation des clients semble bel et bien entérinée par la Cour Européenne des Droits de l’Homme : elle le semble effectivement car, à ce jour, rien n’est encore définitif : conformément à l’article 43 paragraphe 1ᵉʳ de la Convention, les requérants peuvent demander le renvoi de l’affaire devant la Grande Chambre, ultime formation de la Cour de Strasbourg. Ce renvoi n’est possible que dans un délai de trois mois à compter de la date de l’arrêt, encore faut-il que ce renvoi aboutisse, ce qui ne sera le cas qu’à la condition que « l’affaire soulève une question grave relative à l’interprétation ou à l’application de la Convention ou de ses protocoles, ou encore une question grave de caractère général » conformément à l’article 43, paragraphe 2 de la Convention. Y a-t-il lieu, en l’espèce, de parler d’une question grave ? La question reste ouverte : les intérêts vitaux des travailleurs du sexe ne semblent pas mis en cause en raison de cette ingérence mais il n’en demeure pas moins que l’arrêt rendu par la cinquième section de la cour fourmille de points d’interrogation qui, à la lumière d’une nouvelle analyse, serait susceptible d’aboutir finalement à une violation de l’article 8 de la Convention, entraînant ainsi pléthore de conséquences tant dans le quotidien des requérants que dans l’ordre juridique français - et, plus généralement, pour les États tenants du modèle suédois. L’arrêt M.A. c. France ayant été rendu le 25 juillet 2024, il y a donc lieu d’attendre le vendredi 25 octobre 2024 pour que l’arrêt soit définitif et son renvoi prescrit. C’est à ce moment que l’on pourra effectivement arguer de la conventionnalité de la prohibition de la consommation des actes sexuels en droit français. En attendant, la mesure demeure applicable mais susceptible d’être ultérieurement renversée, si tant est qu’un renvoi ait lieu un jour.

Johnny Anibaldi
Juriste

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Notes de l'article:

[1S.M. c. Croatie, précité, § 298.

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