Par un jugement qui a fait l’objet d’un traitement médiatique (Le canard enchaîné, 10 avril 2024), le Tribunal administratif de Rennes est la première juridiction qui sanctionne le préjudice moral subi par une victime d’avoir dû engager une action contentieuse après une offre d’indemnisation manifestement insuffisante de la part de l’ONIAM.
Ce jugement confirme l’encouragement jurisprudentiel aux modes alternatifs de règlement des différends, spécialement en matière de responsabilité médicale. On rappelle qu’il y a un an [1], le Conseil d’Etat a sanctionné un nouveau type de préjudice.
« constitué par le fait, pour la victime ou ses ayants droit, de s’être vu proposer une offre d’indemnisation manifestement insuffisante au regard du dommage subi et d’avoir dû engager une action contentieuse pour en obtenir la réparation intégrale en lieu et place de bénéficier des avantages d’une procédure de règlement amiable » (Voir l’article Nouveau préjudice indemnisable en responsabilité médicale).
Le fait générateur de ce préjudice est la faute tenant au caractère insuffisant de l’offre faite par le débiteur. La caractérisation de ce préjudice prend la forme de la déception de ne pas pouvoir effectivement profiter d’une procédure amiable légalement instituée, les troubles dans les conditions d’existence en lien avec la nécessité d’engager une action contentieuse en lieu et place de la procédure accélérée normalement ouverte, les sentiments de frustration, d’abattement ou de colère de se voir niée une qualité de victime reconnue en son principe par l’instance de conciliation (on rappelle qu’en matière médicale, les Commissions de conciliation et d’indemnisation des victimes d’accidents médicaux réunissent un magistrat, des médecins, des représentants des usagers, des directeurs d’établissements de santé, des assureurs et de la solidarité nationale, éclairés par une expertise contradictoire).
La doctrine s’était légitimement interrogée sur la faculté des juridictions à se saisir de cette occasion pour, d’une part, encourager les modes alternatifs de règlement des différends, d’autre part, sanctionner la récalcitrance d’un débiteur qui trouverait davantage d’intérêt à l’inertie plutôt qu’à assumer sa responsabilité, en des termes forts, parlant du « prix du mépris et de l’incurie » (Voir l’article Offre d’indemnisation manifestement insuffisante de l’assureur après avis CCI, une occasion manquée ?)
La décision rendue par le Tribunal administratif de Rennes est de nature à rassurer certains doutes de la doctrine.
On observe en premier lieu qu’elle se saisit pleinement de la jurisprudence du Conseil d’Etat. D’abord, en reprenant le considérant de principe posé par la Haute juridiction administrative pour l’appliquer non à un assureur, mais à l’Office nationale d’indemnisation des accidents médicaux (ONIAM). En second lieu, en allouant une indemnité d’un montant qui dépasse le symbolique et devient significatif.
1. La sanction du caractère manifestement insuffisant d’une offre d’indemnisation est étendue à l’ONIAM.
On rappelle tout d’abord que le Conseil d’Etat avait posé les jalons de cette nouvelle jurisprudence à l’occasion de la sanction d’un assureur, sur le fondement de l’article L1142-14 du Code de la santé publique qui prévoit la sanction de l’assureur qui propose une offre d’indemnisation manifestement insuffisante d’une pénalité au plus égale à 15% de l’indemnité allouée [2].
L’application de la règle à une offre d’indemnisation faite par l’ONIAM ne pouvait être fondée sur le même texte, dont le champ d’application concerne les assureurs. Le Tribunal administratif de Rennes en est pleinement conscient, qui réutilise le considérant de principe posé par le Conseil d’Etat dans le cadre d’une hypothèse de responsabilité sans faute (socialisation du risque) pour l’interprétation du texte qui prévoit l’indemnisation par l’ONIAM des préjudices imputables à des activités de prévention, de diagnostic ou de soins réalisées en application de mesures sanitaires spéciales : le cadre était celui de l’indemnisation des victimes de la vaccination contre le virus de la grippe A (H1N1) 2009.
La position de la juridiction rennaise est remarquable à bien des égards.
D’abord, elle se saisit très finement et rapidement du principe posé par le Conseil d’Etat un an auparavant pour l’étendre à une hypothèse qui n’était pas celle dont la Haute juridiction administrative avait été saisie, en se fondant sur la caractérisation du préjudice subi par la victime, qui demeure le même, que son auteur soit un assureur ou un organisme public, et quel que soit le cadre de l’action contentieuse engagée à titre principal (responsabilité pour faute ou sans faute). En effet, le préjudice et le fait générateur de ce préjudice spécial demeurent les mêmes : avoir dû engager une action contentieuse pour en obtenir la réparation intégrale en lieu et place de bénéficier des avantages d’une procédure de règlement amiable suite à une offre d’indemnisation manifestement insuffisante. Peu importe que l’on se situe dans le cadre traditionnel d’une action principale engagée sur le fondement de la faute (assureur) ou du risque (sans faute - ONIAM), le préjudice, annexe à l’action principale, d’avoir été privé du bénéfice d’un règlement amiable, rapide et efficace d’un accident médical, est causé par une faute : la présentation d’une offre manifestement insuffisante (ou une absence d’offre). C’est donc une faute de l’ONIAM qui est ici sanctionnée, comme le rappelle très pertinemment le rapporteur public dans ses conclusions sur le jugement (que nous remercions pour leur communication) : « l’offre manifestement insuffisante présentée par l’ONIAM découle d’une faute ».
La position du Tribunal administratif de Rennes rappelle aussi, incidemment, que s’agissant d’un Office créé pour favoriser l’indemnisation amiable des accidents médicaux, celui-ci doit montrer l’exemple et ne pas proposer des offres manifestement insuffisantes.
Enfin, la position du Tribunal administratif de Rennes tord le cou à la réputation de frilosité dont est parfois l’objet la juridiction administrative : d’abord en étendant immédiatement le principe dégagé par le Conseil d’Etat à une hypothèse dépassant la sanction d’un assureur récalcitrant pour l’étendre à l’ONIAM, ensuite en portant la sanction à un montant qui dépasse celui du simple symbole.
2. Le montant de la sanction du caractère manifestement insuffisant d’une offre d’indemnisation dépasse le symbole.
Le Tribunal administratif de Rennes démontre que le reproche parfois adressé à la juridiction administrative d’une forme de clémence à l’égard des autorités administratives dans l’évaluation des préjudices dont la réparation leur incombe, manque parfois de pertinence. Certes, une étude de grande ampleur a effectivement montré la différence de traitement pouvant exister dans la réparation d’un même préjudice selon qu’il est évalué par la juridiction administrative ou la juridiction judiciaire [3].
Mais en l’espèce, on relève que la sanction du préjudice moral atteint la somme de 7 000 euros, ce qui constitue un montant rare pour la réparation d’un préjudice moral devant une juridiction, administrative ou judiciaire. On peut relever que le delta entre l’offre proposée par l’ONIAM, de 162 667,94 euros, et le montant de la condamnation par le tribunal administratif, de 820 767 euros, était particulièrement élevé : l’offre de l’ONIAM était cinq fois inférieure, alors même qu’il doit être rappelé que la juridiction administrative se réfère au référentiel indicatif d’indemnisation publié par l’ONIAM (comme le rappelle le rapporteur public dans ses conclusions), et non au référentiel « Mornet », qui est nettement plus avantageux pour les victimes (par exemple, la grille d’indemnisation des souffrances endurées et du préjudice esthétique varie du simple au double).
Au-delà de la différence de montant, le fait générateur du préjudice étant le caractère « manifestement » insuffisant de l’offre amiable, il importe effectivement de se référer davantage au delta entre l’offre amiable et l’évaluation juridictionnelle, soit à la valeur relative de l’indemnisation, qu’aux montants en litige, soit leur valeur absolue : même si les montants avaient été plus modestes, un simple delta de 1,5 suffirait à caractériser une offre manifestement insuffisante et donc une « faute ». Même la victime d’un préjudice qui représenterait « seulement » quelques milliers d’euros a droit à une offre décente. Peut-être même spécialement la victime d’un accident « modeste », qui ne devrait pas avoir à supporter des frais de justice et un délai contentieux plus long que celui d’une procédure amiable, pour être indemnisée d’un préjudice limité en son montant.
Enfin, la lecture des conclusions particulièrement éclairantes du rapporteur public révèle que la sanction aurait pu être plus lourde : celui-ci indiquait qu’une somme de 10 000 euros n’aurait pas été « déraisonnable ». Mais il observe que la victime ne demandait que 7 000 euros, et l’interdiction de l’ultra petita faisait obstacle au juge d’allouer à une victime une somme supérieure à celle qu’elle demandait. Même si le juge est seulement tenu par le quantum global de la demande, cette limite s’apprécie en fonction du fait générateur et de la cause juridique dont il relève [4] : en l’espèce, alors que le préjudice né de l’offre manifestement insuffisante était causé par la faute de l’ONIAM, les autres préjudices, qui auraient permis de relever le montant alloué dès lors que le quantum demandé n’était pas atteint, procédaient de la vaccination et d’une hypothèse de responsabilité sans faute. Le tribunal administratif se trouait donc tenu par la demande et ne pouvait allouer davantage à la victime, même en restant en deçà du quantum de la demande.
Cette subtilité contentieuse se double d’une autre particularité propre au contentieux administratif : les conclusions indemnitaires fondées sur la faute de l’ONIAM d’avoir proposé une offre d’indemnisation anormalement basse doivent être précédées d’une demande indemnitaire préalable en vertu de l’article R421-1 du Code de justice administrative s’agissant d’un préjudice qui n’a, d’une part, pu naître que postérieurement à la formulation de son offre par l’ONIAM, d’autre part, a été causé par une faute alors que la demande principale était fondée sur le risque. On rappelle toutefois que de telles conclusions indemnitaires peuvent être régularisée par la formulation d’une demande en cours d’instance [5].
Ce jugement constitue une réponse forte aux réserves de la doctrine [6], tant sur la capacité de la juridiction administrative à indemniser efficacement les victimes d’accidents médicaux, fautifs ou non, que sur leur faculté à poursuivre l’encouragement aux modes alternatifs de règlement des différends.