Certains textes de loi ont une durée d’application plus importante que d’autres.
La loi du 28 pluviôse an VIII (17 février 1800) concernant la division du territoire de la République et l’administration est, à n’en pas douter, l’un de ceux-ci.
Cette loi – et plus particulièrement son article 4 – qui est l’un des textes fondateurs de la compétence réservée des juridictions administratives, a encore été récemment visé par la Cour de Cassation pour fonder l’une de ses décisions.
Ainsi, dans un arrêt du 23 février 2012 (n°10-27336), la première chambre civile de la Cour de Cassation s’est prononcée sur la question de la répartition du contentieux entre les deux ordres de juridiction au visa de l’article 4 de la loi du 28 pluviôse an VIII et de la loi n° 57-1424 du 31 décembre 1957 attribuant compétence aux tribunaux judiciaires pour statuer sur les actions en responsabilité des dommages causés par tout véhicule et dirigés contre une personne de droit public
Dans cette affaire, la juridiction judiciaire avait été saisie d’un litige mettant en cause la responsabilité d’une personne publique à la suite de dommages causés par un véhicule – en l’occurrence des nuisances sonores causées par une activité aérienne.
Or, la loi n° 57-1424 du 31 décembre 1957 attribue compétence aux tribunaux judiciaires pour statuer sur les actions en responsabilité des dommages causés par tout véhicule et dirigés contre une personne de droit public.
La récente décision de la Cour de Cassation est intéressante à plus d’un titre.
Tout d’abord, en ce qu’elle a été rendue au visa de l’article 4 de la loi du 28 pluviôse an VIII, alors que ces dispositions ont été abrogées.
Ensuite, parce qu’elle délimite la répartition des compétences entre les deux ordres de juridiction au millimètre.
1- La Cour de Cassation se fonde sur une disposition abrogée
Les juridictions tant judiciaires qu’administratives ont eu recours à l’article 4 de la loi du 28 pluviôse an VIII pendant plus de deux cents ans.
Tout a une fin, et la référence à cette disposition n’est plus possible, quoi que fasse la Cour de Cassation.
En effet, l’article 7-IV de l’ordonnance n°2006-460 du 21 avril 2006 relative à la partie législative du code général de la propriété des personnes publiques dispose que « sont et demeurent abrogés (...) 11° l’article 4 de la loi du 28 pluviôse an VIII ».
Certes, par application des dispositions de l’article 34 de la Constitution en vertu desquelles la loi fixe les règles concernant les garanties fondamentales accordées aux citoyens pour l’exercice des libertés publiques, seul le législateur peut fixer les limites de la compétence des juridictions administratives et judiciaires (voir par exemple TC, 20 octobre 1997, n°03032).
Cette abrogation qui est, très certainement, un "accident de codification" ainsi que l’indiquait le commissaire du gouvernement Emmanuel Glaser dans des conclusions en 2008 (voir CE, 7 août 2008, SAGEP, n° 289329, conclusions E. Glaser) n’aurait donc pas dû perdurer.
Toutefois, et malgré la possibilité qui lui en était offerte par l’article 48 de la loi n°2005-842 du 26 juillet 2005 pour la confiance et la modernisation de l’économie, le Gouvernement n’a pas pris « dans les conditions prévues par l’article 38 de la Constitution, (…), par ordonnance, les mesures législatives nécessaires pour modifier et compléter les dispositions relatives à la définition, aux modes d’acquisition, à l’administration, à la protection et au contentieux du domaine public et du domaine privé » qui lui auraient pourtant permis de rectifier cette erreur.
Bien plus, l’ordonnance du 21 avril 2006 contenant cette abrogation a été ratifiée par l’article 138-I-18° de la loi n°2009-526 du 12 mai 2009 de simplification et de clarification du droit et d’allègement des procédures.
L’abrogation de l’article 4 de la loi du 28 pluviôse an VII, monument du droit public, est donc certaine.
D’ailleurs, le Tribunal des Conflits ne vise plus cette disposition depuis un dernier arrêt rendu le 6 avril 2009, soit antérieurement à la ratification de l’ordonnance de 2006.
Et si certaines juridictions administratives continuent à le citer, elles renvoient généralement aux articles du code général de la propriété des personnes publiques (CGPPP) qui le remplacent.
C’est pourquoi la décision de la Cour de Cassation, rendue au visa de cet article dont l’abrogation n’est plus à démontrer, est pour le moins surprenante.
2- Dommages causés par des véhicules et compétence administrative
Par ailleurs, la décision de la Cour de Cassation porte sur l’incompétence des juridictions judiciaires pour connaître d’une demande d’indemnisation du préjudice causé par les nuisances sonores causés par des véhicules de l’administration.
Or, l’article 1er de la loi du 31 décembre 1957 précitée prévoit que :
« Par dérogation à l’article 13 de la loi des 16-24 août 1790 sur l’organisation judiciaire, les tribunaux de l’ordre judiciaire sont seuls compétents pour statuer sur toute action en responsabilité tendant à la réparation des dommages de toute nature causés par un véhicule quelconque.
Cette action sera jugée conformément aux règles du droit civil, la responsabilité de la personne morale de droit public étant, à l’égard des tiers, substituée à celle de son agent, auteur des dommages causés dans l’exercice de ses fonctions.
La présente disposition ne s’applique pas aux dommages occasionnés au domaine public ».
Voir la Cour de Cassation décliner sa compétence est donc surprenant, les juridictions administratives n’étant donc pas – en principe – compétentes pour connaître de tels litiges.
En réalité, dans l’affaire qui lui était soumise, le préjudice était constitué par des nuisances sonores qui étaient causées par les vols d’hélicoptère.
Il n’y avait donc pas – a priori – lieu de rejeter la compétence judiciaire compte tenu de la rédaction extrêmement large de l’article 1er de la loi de 1957 qui vise toute action, des dommages de toute nature et un véhicule quelconque.
Toutefois, la Cour de Cassation a considéré que la compétence judiciaire ne pouvait être retenue en raison de la cause déterminante du préjudice.
Selon elle, la compétence de l’ordre judiciaire ne peut être retenue que pour autant que le préjudice invoqué trouve sa cause déterminante dans l’action du véhicule et non dans l’existence, l’organisation ou les conditions de fonctionnement d’un ouvrage public (en l’espèce la base aéronautique navale).
On peut voir dans cette décision une application de la jurisprudence du Tribunal des Conflits du 2 juin 2008 selon laquelle « si l’article 1er de la loi du 31 décembre 1957 s’applique aux dommages qui sont le fait d’un véhicule (…) cette disposition n’a pas pour objet, et ne saurait avoir pour effet, de déroger aux règles normales de compétence applicables aux actions en responsabilité engagées sur un fondement autre que celui qui est seul visé par cette disposition » (TC, 2 juin 2008, n°03619).
Dans cette affaire, le Tribunal des Conflits avait ainsi considéré que l’action en responsabilité fondée sur le défaut d’entretien normal de l’ouvrage public relevait de la juridiction administrative malgré l’intervention d’un véhicule dans la survenance des dommages.
Cette décision, même si elle est avalisée par le Tribunal des Conflits, nous semble porter atteinte à l’intention du législateur de 1957 qui était d’unifier le contentieux des véhicules terrestres à moteur en les confiant au même ordre de juridiction.
On peut d’ailleurs se demander quelle serait la juridiction compétente dans l’hypothèse d’un accident causé par un véhicule du SMUR dont les conditions de circulation (rapidité, conduite dangereuse…) auraient été dictées par un défaut d’organisation du service médical d’urgence tel qu’un manque de moyen interdisant une intervention dès l’appel et justifiant dès lors un rattrapage du retard par la violation des règles essentielles de sécurité applicables au volant…
Nous ne pouvons que regretter cette découpe très précise du contentieux entre les deux ordres de juridiction, qui en fonction des faits de chaque espèce donne compétence à l’un ou l’autre et interdit toute visibilité.
Malheureusement, les détracteurs de la dualité juridictionnelle, qui ne voient dans l’existence des juridictions administratives qu’une survivance de règles d’un autre temps et une source de complexité inutile, ont une fois encore, un peu plus de grain à moudre.