Selon les données du Institute for Economics and Peace, publiées en 2020, 1,2 milliard de personnes pourraient être en situation de migration forcée en 2050 compte tenu des conséquences néfastes du réchauffement climatique [1]. Déjà en 2023, selon l’organisation Internal Displacement Monitoring Center (IDMC), 26,3 millions de personnes étaient déplacées de force à l’intérieur de leur propre pays en raison de catastrophes naturelles [2]. Les données disponibles sur les migrations climatiques transfrontalières et sur les déplacements internes en raison des conséquences lentes du réchauffement climatiques sont difficiles à obtenir, de telle manière que ces chiffres ne dépeignent pas nécessairement la réalité des migrations climatiques actuelles et à venir [3].
Or, selon le Haut Commissariat pour les Réfugiés des Nations Unies la crise climatique mondiale amplifie les besoins de protection à l’intérieur et à l’extérieur des frontières pour des millions de personnes et augmentent les risques d’apatridie [4]. Dès lors, ces constats commandent de s’interroger : quelle(s) protection(s) juridique(s) est pensée pour les personnes amenées à migrer pour des raisons climatiques ?
Si le terme de réfugié climatique est régulièrement mobilisé - notamment dans les domaines politiques et médiatiques [5] - pour désigner ces personnes, il n’a en réalité aucune traduction juridique, comme le rappellent de nombreuses études [6]. Constatant le vide juridique en la matière, les particuliers victimes de déplacement forcé exclusivement ou partiellement pour des raisons climatiques saisissent la justice afin de se voir reconnaître un statut et d’obtenir les aides nécessaires à leur situation.
Une décision remarquée dans le domaine est celle du Comité des Droits de l’Homme de l’ONU (CDH), rendue le 23 septembre 2020 dite décision Teitiota [7].
Lors de sa publication, cette décision a largement été commentée par la doctrine. Or, qu’en est-il quelques années plus tard ? A-t-elle eu une influence dans le domaine des migrations climatiques ? A-t-elle permis des avancées dans des contentieux internes ? Pour répondre à ces interrogations, il convient de rappeler le contexte et le fond de cette décision (I), avant d’examiner deux décisions internes pertinentes en la matière, à l’égard de ce contexte et des motifs adoptés par les juges (II).
I. La décision Teitiota et ses apports sur le fond de la problématique.
Selon les faits d’espèce de la décision du CDH, Monsieur Teitiota, résident d’une île de Kiribati dans le Pacifique, avait déposé une demande de protection internationale en 2012 auprès des autorités compétentes de la Nouvelle-Zélande. Il sollicitait l’asile ou toute autre protection, comme la protection spéciale en considération des articles 6 (droit à la vie) et 7 (interdiction des traitements inhumains et dégradants) du Pacte international relatif aux droits civils et politiques (PIDCP), que la Nouvelle-Zélande peut octroyer. Cette demande était fondée sur le fait que la vie sur l’île était devenue extrêmement instable et précaire compte tenu des conséquences de l’élévation du niveau des eaux, elle-même engendrée par le réchauffement climatique. Sa demande de protection a été rejetée et ses appels également, compte tenu du fait que le facteur climatique est un facteur indiscriminé.
En effet, les juridictions internes rappelaient que la Convention de 1951 relative au statut de réfugié prévoit cinq critères personnels spécifiques en dehors desquels une personne ne peut obtenir le statut de réfugié. De plus, les juridictions internes ont considéré que pour prétendre à une protection fondée sur les dispositions du PIDCP, le requérant ne démontrait pas l’existence d’un risque réel et imminent contre sa vie.
En ce sens, l’intéressé a été éloigné du territoire de la Nouvelle-Zélande en 2015.
C’est à ce titre qu’il décidait de saisir le CDH d’une communication, en indiquant que cette mesure d’éloignement portait atteinte à son droit à la vie et à l’interdiction de subir des traitements inhumains et dégradants. Les constatations rendues par le Comité dans ce contexte ont été qualifiées d’historiques en matière de protection juridique des migrants climatiques [8].
En effet, le Comité rappelle le principe de non-refoulement qui impose aux États de ne pas "extrader, déplacer, expulser quelqu’un ou le transférer par d’autres moyens de leur territoire s’il existe des motifs sérieux de croire qu’il y a un risque réel de préjudice irréparable tel que celui envisagé aux articles 6 et 7 du Pacte". Ce principe s’inscrit en principe dans le droit international des réfugiés et s’applique à ces derniers. Cependant, le Comité affirme que cette obligation s’applique en réalité plus largement qu’aux seules personnes réfugiées. En effet, ce principe a vocation à s’appliquer également dans le contexte d’une personne ne pouvant prétendre au statut de réfugié. En ce sens, le Comité rappelle que
"Les États parties doivent toutefois permettre à tous les demandeurs d’asile qui allèguent un risque réel de violation de leur droit à la vie dans leur État d’origine d’avoir accès aux procédures de détermination du statut de réfugié ou d’un autre statut individuel ou collectif pouvant leur offrir une protection contre le refoulement" [9].
A ce titre, le Comité précise qu’il est nécessaire, pour s’assurer qu’aucun préjudice irréparable ne puisse avoir lieu, de prendre en compte la situation générale des droits de l’Homme dans le pays d’origine. En effet, "tous les faits et circonstances pertinents" doivent être pris en compte, y compris donc le contexte climatique. Bien que le Comité ait conclu au rejet de la demande de Monsieur Teitiota, cette décision était présentée comme une avancée majeure dans le domaine par de nombreuses organisations car elle reconnaissait que le changement climatique pouvait faire peser une obligation sur les Etats quant à la protection des personnes fuyant ses conséquences [10].
En ce sens, il convient d’analyser si, malgré ce rejet, et quelques années plus tard, les constatations rendues ont eu une influence dans des contentieux internes impliquant une personne ayant migré notamment pour des raisons climatiques.
II. L’influence de la décision Teitiota dans les contentieux internes : utopie ou réalité ?
Deux décisions récentes paraissent pertinentes à citer. La première concerne une juridiction de la Nouvelle-Zélande - ce qui est intéressant à noter, considérant que la décision Teitiota rendue par le Comité portait sur l’appréciation des juridictions néo-zélandaises - ayant rendu une décision le 3 novembre 2023 [11]. En l’espèce, une famille originaire d’Érythrée - un couple accompagné de leur fille - a introduit une demande de protection internationale. Ils exprimaient des craintes pour leur sécurité en raison de la politique étatique imposant l’enrôlement militaire, ainsi que des sanctions encourues en cas de refus d’y obéir, le tout dans un contexte aggravé par les effets d’une crise climatique locale. Le tribunal a refusé de leur accorder la protection au titre de la Convention de Genève de 1951, considérant qu’aucun risque réel de persécutions personnelles ne pouvait être établi. Toutefois, dans une approche inédite, la juridiction a pris en considération les conditions climatiques dégradées du pays d’origine et a notamment motivé sa décision en s’appuyant sur l’interprétation rendue par le Comité des droits de l’homme dans l’affaire Teitiota, pour reconnaître une protection au titre de l’article 7 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques, interdisant la torture ainsi que les traitements ou peines cruels, inhumains ou dégradants.
En effet, au paragraphe 138 de la décision, le tribunal se réfère au Comité dans les termes suivants :
"Le CDH a estimé que le droit à la vie inclut le droit des individus à jouir d’une vie digne, qui comprend des protections sociales et économiques pour maintenir un niveau de vie adéquat ; voir Comité des droits de l’homme Teitiota c. Nouvelle-Zélande CCPR/C/127/D/2728/2016 (7 janvier 2020) ("Teitiota") au paragraphe 9.4".
Or, ce paragraphe 9.4 de la décision Teitiota énonçait précisément que le droit à la vie ne pouvait pas être entendu de manière restrictive. A ce titre, le Comité rappelait les contextes dans lesquels les États étaient tenus de garantir le droit à la vie et cela notamment :
"face aux menaces et aux autres situations raisonnablement prévisibles dans lesquelles la vie d’une personne est mise en danger (...), et qu’il peut y avoir violation de l’article 6 par les États parties même si pareilles menaces ou situations n’entraînent pas effectivement la mort".
Pour conclure ce paragraphe, le Comité faisait état du contexte climatique contemporain, lequel caractérise "une des menaces les plus urgentes et les plus graves" quant au droit à la vie.
Dans sa motivation, la juridiction néo-zélandaise se fonde sur plusieurs rapports et recherches mettant en lumière les effets du changement climatique sur la disponibilité des ressources essentielles telles que l’eau et la nourriture. En effet, l’Erythrée est sujette à de fortes sécheresses périodiques et des précipitations erratiques. Dans ce sens, la juridiction reconnaît qu’au regard de plusieurs éléments - notamment l’âge des demandeurs, leurs conditions de vie précaires et l’impact du changement climatique sur leur capacité à subvenir à leurs besoins - il est justifié de leur accorder une protection. La cour considère en effet que l’absence de perspectives de subsistance dans un délai raisonnable justifie de leur permettre de séjourner de manière régulière sur le territoire néo-zélandais.
Dans une seconde décision, émanant d’une juridiction italienne, il est également fait expressément référence à la décision Teitiota du Comité [12].
En l’espèce, un ressortissant de la région du Delta au Niger a sollicité une protection internationale ou humanitaire en Italie. Sa demande a été refusée. L’intéressé a fait appel de cette décision mais sa demande fut de nouveau refusée. C’est ainsi que le requérant s’est pourvu en cassation. Dans sa requête introduite par l’intermédiaire de son avocat, le requérant fait valoir deux arguments juridiques distincts. Le premier repose sur un manquement de la juridiction d’appel, laquelle aurait omis d’examiner certains éléments factuels déterminants, notamment la situation climatique préoccupante dans sa région d’origine. Cette zone était effectivement touchée par des catastrophes écologiques récurrentes. Le second moyen invoqué concerne une atteinte au droit à la vie, dans la mesure où le refus de lui accorder une protection humanitaire, résultant de cette omission, constituerait une violation de ce droit fondamental. Saisie de l’affaire, la Cour suprême reconnaît la dangerosité de la situation politique et climatique prévalant dans la région du delta du Niger, notamment en raison de pratiques d’exploitation non durable menées par certaines entreprises et de la fréquence élevée des catastrophes climatiques. La juridiction procède ensuite à une évaluation des conditions de vie locales, mettant en évidence l’existence de conflits politico-ethniques à l’origine de violences graves, ainsi que l’exploitation intensive des terres à des fins pétrolières. Elle relève également la présence de groupes paramilitaires qui s’attaquent aux installations pétrolières, provoquant d’importants déversements d’hydrocarbures qui aggravent encore la dégradation de l’environnement. Or, les facteurs climatiques n’ont pas été considérés par la juridiction d’appel.
A ce titre, puisque la seule situation sécuritaire a été considérée, les conséquences des autres facteurs, notamment climatiques, n’ont pas permis de caractériser le seuil requis pour octroyer une protection. La Cour de cassation italienne, en se référant au raisonnement du CDH dans sa décision Teitiota, explique alors que le droit à la vie peut être atteint par d’autres facteurs que des facteurs relatifs à des conflits armés.
Elle cite en ce sens le paragraphe précité 9.4 de la décision du CDH, et ajoute les considérations du paragraphe suivant 9.5 :
"(...) la dégradation de l’environnement pouvait compromettre l’exercice effectif du droit à la vie (...) et qu’une dégradation grave de l’environnement pouvait avoir des conséquences sur le bien-être des personnes et entraîner une violation du droit à la vie".
Partant, la Cour de cassation italienne renvoie l’affaire devant la juridiction d’appel afin qu’elle puisse être rejugée en prenant en compte le facteur climatique.
Ainsi, il est possible d’affirmer que la décision Teitiota du Comité des droits de l’Homme des Nations Unies a une influence dans les contentieux internes. Elle permet aux juges ayant à statuer dans des contentieux ne possédant pas de législation propre - puisqu’il n’existe pas de droit des migrations climatiques - de pouvoir s’appuyer sur un argument d’interprétation d’une quasi-juridiction que représente le Comité. Il convient à ce titre de noter que le rôle du Comité prend tout son sens dans le domaine de la protection des migrants climatiques. En effet, s’il n’est pas une véritable juridiction - puisqu’il n’est pas composé de juges mais d’experts indépendants dont le rôle est de superviser l’application du PIDCP [13] - les décisions qu’il rend revêtent deux objectifs selon la doctrine : celui de permettre aux individus d’avoir accès à une institution internationale afin de défendre leurs intérêts et obtenir une solution ; et celui d’impulser des changements et de développer la jurisprudence sur des sujets spécifiques [14].
Dès lors, si la décision Teitiota a eu une influence certaine dans la jurisprudence, il reste cependant à observer si de telles décisions internes sont isolées, ou si elles tendent à se multiplier, eu égard au vide juridique en la matière et à l’augmentation des migrations climatiques.