La liberté d’expression dans l’entreprise.

Par Cathy Neubauer, Avocate.

28503 lectures 1re Parution: 2 commentaires 4.99  /5

Explorer : # liberté d'expression # entreprise # abus # licenciement

Les salariés bénéficient dans l’entreprise d’un droit d’expression et ce droit est protégé par le Code du travail.
Ce droit peut cependant faire l’objet d’abus et donc être sanctionné.

-

Le principe général

La liberté d’expression est considérée comme l’un des fondements de la société démocratique par la Cour européenne des droits de l’homme et est protégé à ce titre par l’article 10 de la Convention Européenne des Droits de l’Homme.
Les limites et les restrictions doivent être prévues par la loi, c’est-à-dire par une règle générale, écrite ou jurisprudentielle, antérieure aux faits litigieux et suffisamment accessible et prévisible. En outre, ces limites doivent correspondre à des « mesures nécessaires dans une société démocratique », toujours selon les termes du § 2 de l’article 10.

En France, la liberté d’expression est protégée par la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen du 26 août 1789 dans son article 11, qui a associé de ce fait, dans l’histoire, la liberté d’expression, sous la dénomination de liberté de communication, à la Révolution française.
La liberté d’expression, qui est le pendant de la liberté de penser et qui a valeur constitutionnelle, trouve aussi sa place, mais de façon un peu plus encadrée, dans le monde du travail.

Il sera question ici de la liberté d’expression dans l’entreprise privée, dès lors que le fonctionnaire lui, a un devoir de réserve, mais qui n’est pas l’objet du présent article.

Le principe de la liberté d’expression est un droit dans l’entreprise.

Le principe de la liberté d’expression est posé à titre principal par l’article L1121-1du Code du travail qui dispose que :

« Nul ne peut apporter aux droits des personnes et aux libertés individuelles et collectives de restrictions qui ne seraient pas justifiées par la nature de la tâche à accomplir ni proportionnées au but recherché. »

Et est complété par les articles L2281-1 et L2281-3 qui disposent respectivement que :

« les salariés bénéficient d’un droit à l’expression directe et collective sur le contenu, les conditions d’exercices et organisation de leur travail ».
« les opinions que les salariés, quelle que soit leur place dans la hiérarchie professionnelle, émettent dans l’exercice du droit d’expression ne peuvent motiver une sanction ou un licenciement ».

Bien entendu la liberté d’expression est comprise dans les libertés individuelles, ce que rappelle d’ailleurs aussi une circulaire de 1983 en disposant que le règlement intérieur ne peut porter atteinte à la liberté d’expression des salariés et que l’interdiction absolue de chanter, siffler ou parler à ses collègues est ainsi considérée comme illégale. [1]

Par contre, la loi rappelle que la liberté d’expression dans l’entreprise peut connaître des limites.
C’est d’ailleurs la définition de l’article L1121-1 que reprend la Cour de Cassation quand elle rappelle que "Le salarié jouit dans l’entreprise et en dehors de celle-ci, d’une liberté d’expression à laquelle il ne peut être apporté que des restrictions justifiées par la tâche à accomplir et proportionnées au but recherché. L’exercice de la liberté d’expression ne peut donc constituer une faute qu’à la condition d’avoir dégénéré en abus." [2]

Il s’agissait dans le cas d’espèce d’une secrétaire parlementaire qui avait accepté de figurer sur une liste de candidats présentée par son employeur aux élections municipales.
Peu de temps avant les élections, la plaignante s’était retirée de cette liste, avec plusieurs autres colistiers. Ensuite elle avait publiquement indiqué qu’elle s’engagerait peut-être sur une autre liste, donc concurrente à celle que présentait son employeur.
Ce dernier l’a licencié en estimant qu’au vu de son positionnement, il ne pouvait plus lui faire confiance. Ce faisant, il se basait sur une clause du contrat de travail de la salariée qui stipulait qu’elle devait s’abstenir de tout engagement personnel pouvant gêner l’action de son employeur et qui lui interdisait également de prendre toute responsabilité politique dans le département de son employeur sans son accord.
Ni la Cour d’appel de Poitiers, ni la Haute Cour ne l’ont suivi et le licenciement a été invalidé pour défaut de cause réelle et sérieuse.
En effet, la Haute Cour est partie du principe que si la secrétaire parlementaire pouvait être tenue de s’abstenir de toute position personnelle pouvant gêner l’engagement politique de son employeur, en se retirant de la liste en préparation, elle n’avait fait qu’user de sa liberté d’opinion.

De même la Haute Cour a estimé que ne caractérisait pas un abus une lettre de critique adressée par un salarié aux membres du conseil d’administration et aux dirigeants de la société mère, ne comportant pas de termes injurieux, diffamatoires ou excessifs. [3]

Et ceci même lorsque le salarié utilise dans certaines circonstances des propos très fermes En effet, un salarié licencié pour avoir dans un courrier, et en réponse aux propos très durs de l’employeur, constaté son isolement et la volonté de l’employeur de l’écarter à moindre coût, ce salarié, directeur général, obtient devant la cour d’appel, suivie par la Cour de cassation la disqualification de son licenciement, eu égard d’une part à l’absence de propos injurieux, diffamatoires ou excessifs et d’autre part au fait que le salarié répondait à des propos très sévères de l’employeur. La Haute Cour a ainsi, dans ce cas très précis, estimé qu’il n’y avait pas d’abus dans la liberté d’expression. [4]

Dans un arrêt très récent, la Cour de cassation a même considéré que le licenciement d’un salarié, motivé par la présentation d’une réclamation, constituait un trouble manifestement illicite justifiant sa réintégration en référé. [5]

Cette même Cour avait aussi préalablement estimé que le salarié, qui faisait parvenir à un journal satirique une lettre dans laquelle il stigmatise l’attitude de sa hiérarchie, n’abusait pas de sa liberté d’expression. [6]

Tout comme encore bien auparavant, la Haute Cour avait indiqué que n’abusait pas de sa liberté d’expression le salarié qui se confiait à un journaliste sur ses conditions de travail, confidences qui ont été publiées. [7]

Bien entendu cette liberté d’expression existe également en dehors de l’entreprise, où elle n’est pas limitée non plus, sauf bien entendu en cas d’abus.
Il ne faut cependant pas se cacher qu’il y a un contentieux relativement important en matière de liberté d’expression au travail, la frontière entre une opinion vigoureusement voire sèchement exposée et un abus peut en effet s’avérer ténue.

La liberté d’entreprise ne doit pas dégénérer en abus.

La limite posée par la haute Cour à la liberté d’expression est l’abus de cette liberté, qu’elle soit ou non constitutive d’une infraction pénale.

La Cour de cassation considère qu’un abus est commis par le salarié lorsqu’il a tenu des propos injurieux ou diffamatoires ou excessifs. [8]

Dans un autre cas, très récent aussi, la Haute Cour a conforté l’employeur qui avait licencié pour faute grave, un salarié, cadre dirigeant, qui avait « diffusé auprès du personnel des informations qu’il détenait en sa qualité de membre du conseil d’administration, dans le seul but de contester les décisions prises par ce conseil en opérant une confusion entre les obligations de sa fonction et ses aspirations personnelles déçues ».
Dans cet arrêt se retrouvent les trois critères qu’utilise la Haute Cour pour apprécier si les faits relèvent de la liberté d’expression ou d’un abus.
En effet, on y retrouve la position élevée dans la hiérarchie, la diffusion des informations et les propos abusifs, puisque ce cadre avait fait des observations non fondées et de mauvaise foi sur la probité et les compétences de la présidente, le tout alors qu’une fusion était en cour.
La Cour de cassation, saisie, a confirmé le licenciement pour faute grave de ce salarié cadre dirigeant ayant abusé de sa liberté d’expression. [9]

Enfin, la Cour de cassation vient de se prononcer il y a quelques jours, par trois arrêts datés du 3 décembre 2014, une fois de plus sur la liberté d’expression dans l’entreprise, et a une fois de plus été contrainte de rappeler que cette liberté ne devait pas faire l’objet d’abus et encore moins d’infractions pénales.

Le premier des trois arrêts concerne le cas d’un avocat salarié qui, suite à des remontrances faites par son employeur, lui avait adressé un courrier dans lequel il contestait vigoureusement les propos tenus par son employeur et se plaignait d’un harcèlement moral. Il s’en est suivi un échange épistolaire vif qui a abouti au licenciement de l’avocat salarié pour faute grave. Les juges du fond ayant disqualifié le licenciement en licenciement pour cause réelle et sérieuse, un pourvoi a été réalisé et la Cour de cassation a confirmé les décisions prises par les juridictions du fonds.
En effet, la Cour de cassation a souligné « qu’ayant relevé que le salarié avait été licencié non pas pour avoir dénoncé des faits de harcèlement moral, mais pour avoir porté des accusations d’incompétence et de malhonnêteté envers son employeur dans des termes virulents et excessifs, que n’appelaient pas la lettre de l’employeur à laquelle il répondait, et constaté que le salarié en avait assuré une publicité en transmettant ses lettres, à des tiers, la Cour d’Appel, qui a répondu à des conclusions prétendument délaissées, a caractérisé un abus de la liberté d’expression constitutif d’une faute. »
Il faut savoir que le salarié avait fait parvenir copie de l’échange au bâtonnier. On observera qu’ici encore, on retrouve les trois critères de l’abus de droits qui servent de mètre-étalon à la Haute Cour pour se prononcer.

Les deux autres arrêts rendus le même jour ne laissaient aucun doute possible sur les abus commis mais avaient fait l’objet de discussions sur les conséquences à en tirer.
Aussi le second arrêt rendu ce même jour concernait deux femmes, qui bien qu’ayant une ancienneté importante dans l’entreprise, s’étaient permises de faire des observations à connotations racistes en voyant des laveurs de vitres africains.
Elles avaient tenus des propos aussi détestables que choquants en qualifiant ce jour-là ces travailleurs de singes, et en proposant de leur lancer des bananes et ceci malgré les observations de collègues, choqués.
L’employeur informé des faits, en avait tiré les conséquences en procédant au licenciement pour faute grave des deux salariées concernées.

La Cour d’appel tout en reconnaissant que lesdites salariées avaient plus qu’abusé de la liberté d’expression, avait estimé que l’ancienneté des salariées et le caractère isolé de ces observations aurait dû amener leur employeur à ne pas sanctionner ces faits par la perte de l’emploi sans tenter de trouver une autre solution.

La Cour de Cassation a cassé cet arrêt en relevant que le fait de tenir « des propos à connotation raciste à l’encontre du personnel d’un prestataire de service intervenant dans les locaux de l’entreprise sont constitutifs d’une faute grave rendant impossible le maintien du salarié dans l’entreprise »
Dans ce cas très précis, les salariées sanctionnées avaient non seulement abusé de leur liberté d’expression mais s’étaient de surcroît rendues coupables de faits pouvant avoir une qualification pénale.

Enfin la troisième décision rendue ce jour-là par la Haute Cour concernait un salarié qui avait tenu des propos à connotation sexuelle à de jeunes stagiaires.
L’employeur là aussi avait procédé à un licenciement pour faute grave. Là aussi la Cour d’appel avait écarté la faute grave en estimant qu’il s’agissait d’une familiarité déplacée à l’encontre des jeunes filles.

Là encore la Haute Cour a invalidé la décision des juges du fond en rappelant fermement que la Cour d’appel « en statuant ainsi, alors qu’elle avait constaté que dans leurs attestations, les quatre jeunes filles déclaraient que le salarié leur avait tenu les propos suivants : "bon c’est quand qu’on couche ensemble et leur avait posé des questions intimes sur leur vie privée, ce qui était de nature à caractériser un harcèlement sexuel", la Cour d’appel qui n’a pas tiré les conséquences légales de ses constatations, a violé les textes susvisés  »

Il résulte de l’ensemble de ces textes et décisions que si le salarié dispose d‘une liberté d’expression bien ancrée à son lieu de travail, il lui appartient de ne pas abuser de cette liberté, et surtout de ne donner ni dans l’injure, ni dans la diffamation et encore moins tomber dans des propos racistes, la Cour de cassation veillant très soigneusement à ce que la liberté d’expression soit respectée par l’employeur mais qu’elle ne se fasse pas aux dépends des autres salariés, voire porte atteinte aux tiers.

Cathy Neubauer
Avocate.

Recommandez-vous cet article ?

Donnez une note de 1 à 5 à cet article :
L’avez-vous apprécié ?

761 votes

Cet article est protégé par les droits d'auteur pour toute réutilisation ou diffusion (plus d'infos dans nos mentions légales).

Notes de l'article:

[1Circ. DRT 5-83 du 15 mars 1983.

[2Cour de Cassation, arrêt du 21 septembre 2011 n°09-72054.

[3Cour de Cassation, Chambre Sociale, arrêt du 27 mars 2013 N° 11-19734.

[4Cour de Cassation, Chambre Sociale, arrêt du 16 février 2009 N°08-44830.

[5Cour de Cassation, Chambre Sociale, arrêt du 18 février 2014 N° 13-10876.

[6Cour de Cassation, Chambre Sociale, arrêt du 5 mai 1993 N°90-45.893.

[7Cour de Cassation, Chambre Sociale, arrêt du 28 avril 1988 n° 87-41.804.

[8Cour de Cassation, Chambre Sociale, 19 février 2014 N°12-29.458 ; Cour de Cassation, Chambre Sociale, arrêt du 7 mai 2014 N° 12-35.305.

[9Cour de Cassation, Chambre Sociale, arrêt du 14 janvier 2014 N° 12-25.658.

Commenter cet article

Discussions en cours :

  • par Mélanie M , Le 16 juin 2017 à 13:30

    Bonjour,

    Je voulais simplement signaler qu’à la référence 8 les n° de pourvois ont été inversés pour les deux arrêts.

  • par Democratio , Le 7 janvier 2015 à 10:09

    Petite coquille dans l’article, il s’agit d’arrêts en date du 3 décembre 2014 et non du 4 décembre.

Village de la justice et du Droit

Bienvenue sur le Village de la Justice.

Le 1er site de la communauté du droit: Avocats, juristes, fiscalistes, notaires, commissaires de Justice, magistrats, RH, paralegals, RH, étudiants... y trouvent services, informations, contacts et peuvent échanger et recruter. *

Aujourd'hui: 156 320 membres, 27852 articles, 127 254 messages sur les forums, 2 750 annonces d'emploi et stage... et 1 600 000 visites du site par mois en moyenne. *


FOCUS SUR...

• Voici le Palmarès Choiseul "Futur du droit" : Les 40 qui font le futur du droit.

• L'IA dans les facultés de Droit : la révolution est en marche.




LES HABITANTS

Membres

PROFESSIONNELS DU DROIT

Solutions

Formateurs